Qu’est-ce qui nous lie, nous européens et même alsaciens, aux peuples d’Amérique du Sud ? Telles sont les interrogations que sous-tendent les recherches d’Amilcar Packer, commissaire de l’exposition Les quatre points cardinaux sont trois : le sud et le nord au Centre rhénan d’art contemporain (Crac) à Altkirch.
Quatorze artistes sud-américains sont réunis afin d’évoquer les multiples points de rencontres, parfois violents, entre les hémisphères nord et sud. En associant des documents d’archives et des œuvres d’art contemporain, l’exposition ouvre des perspectives à la fois historiques, scientifiques, artistiques ou politiques, pour relayer les échos d’outre-Atlantique.
1492 : L’onde de choc
Le 7 novembre 1492. Fin de matinée. Une puissante détonation retentit aux abords d’Ensisheim. La coupable de ce vacarme : une météorite de 53 kilos. 500 ans plus tard, sa copie en plâtre, prêtée par le musée de la Régence d’Ensisheim, est exposée au Crac Alsace.
Des croyances datant du Moyen Âge soutiennent que les météorites sont des présages. Celle d’Ensisheim serait l’élément déclencheur de bouleversements de différentes natures, au Nord comme au Sud. Dans l’hémisphère Nord, son crash, perçu comme un signe divin, prophétise la victoire imminente de l’empereur Maximilien d’Autriche contre Charles VIII, roi de France.
Au contraire, cette pierre de tonnerre annonce de mauvaises nouvelles pour le Nouveau Monde, découvert quatre semaines plus tôt par Christophe Colomb. Cette découverte entraînera la colonisation de l’Amérique du Sud.
Face à ce fragment cosmique, une performance filmée réalisée en 2013 par l’artiste pluridisciplinaire Runo Lagomarsino, dans laquelle on le voit jeter des œufs importés illégalement de Buenos Aires aux côtés de son père. Leur cible : une sculpture de 32 mètres implantée à Séville en Espagne et représentant Christophe Colomb. Accusé d’avoir alimenté le colonialisme en Amérique du Sud, la figure triomphante du navigateur est tournée en dérision. Ce geste semble risible face à cette sculpture monumentale.
Pourtant, lourd de symbolique, ce lancé fait allusion à l’anecdote de l’ « Œuf de Colomb » attribuée au navigateur. À l’occasion d’un repas, celui-ci propose à ses convives de faire tenir un œuf à la verticale. Personne n’y parvient, à l’exception de Christophe Colomb, qui, en brisant l’une des extrémités de la coque, réussit le défi. À cela, il ajoute que trouver la voie vers l’Amérique fut aussi simple que sa prouesse, parce qu’il « suffisait d’y penser ». L’acte désespéré et plein de rage de l’artiste argentin s’inscrit dans une contestation des hommages rendus à Colomb, dont la notoriété fut bâtie sur un cataclysme pour les populations natives d’Amérique.
Au premier abord, le lien entre la météorite et la vidéo de Runo Lagomarsino ne semble pas évident. Les choix scénographiques et les nombreux allers-retours entre passé et futur mènent à la désorientation, mais servent à mieux comprendre le présent. Si les effets des premiers contacts violents entre l’hémisphère nord et sud se ressentent encore aujourd’hui, la vision donnée par cette exposition est loin d’être manichéenne. Plutôt que d’intensifier les fractures, il s’agit de comprendre ce qui nous relie par-delà l’Atlantique.
Les échos dépassent les frontières
Des blocs de sels de Potasse trônent au centre de la pièce. Extraits jusqu’au XXe siècle dans les sous-sols alsaciens qui en abondent, ce minerai rose sert d’engrais pour l’agriculture. Une exploitation abrégée puisque ce minerai fertilisant a contaminé les nappes phréatiques. Élevés comme des trophées, ces blocs zébrés de gris et de rose-orangé symbolisent la surexploitation des ressources naturelles qui ne connaît pas de frontières.
L’une des forces de cette exposition réside dans la tension induite par les faces à faces entre les œuvres et les documents d’archives. Les blocs de potassium dialoguent avec une série de dessins réalisés par des indigènes Yanomami, habitants de la forêt amazonienne. En vivant en osmose avec leur environnement, ce peuple est le premier témoin de l’équilibre vacillant des écosystèmes et de la pollution de leurs rivières due à l’exploitation de l’or. À partir des années 1970, la photojournaliste Claudia Andujar s’intéresse à ce peuple invisible, en récoltant les dessins des indigènes Yanomamis. Sur des feuilles de papier blanc, ils représentent au feutre des scènes rituelles et des visions chamaniques. Des documents qui témoignent de la façon dont ils perçoivent le monde.
Pendant que l’Amazonie brûle, l’exposition fascine avec ces fragments historiques d’où jaillit la réalité d’un autre monde. De bouleversantes archives qui connectent à ces cultures, des dessins qui valent mille mots.
Parsemées tout au long de l’exposition, d’autres peintures attestent du rapport harmonieux et symbiotique que certains peuples entretiennent avec la forêt amazonienne. Dessinées par l’artiste indigène Sheroanawe Hakihiiwe, de délicates lignes pointillées et autres formes géométriques répétitives figurent la forêt tropicale. Par un minimalisme assumé, ces œuvres éloignent du fantasme occidental d’une Amazonie luxuriante, à l’image de la jungle exubérante intitulée Le Rêve (1910), peinte par le Douanier Rousseau. Les illustrations de Sheroanawe Hakihiiwe chatouillent la curiosité et donnent envie de décrypter son langage iconographique. Des écorces ? Des flèches ? Des champignons ? Gardez l’œil ouvert !
L’art comme résistance identitaire
Posée au sol, la Carta de Chile (2022) de la plasticienne Emma Malig s’étend de tout son long. Élaborée à partir de papier japonais, cette carte du Chili, d’où est originaire l’artiste, prend l’aspect d’un cuir fatigué. La vie antérieure et mouvementée du territoire sud-américain a laissé son empreinte sur ce papier scarifié. De ces fragiles lambeaux émane un sentiment de quiétude, face à l’absence d’indications topographiques. La carte d’Emma Malig n’appelle ni à se situer, ni à se repérer, mais à contempler ces reliefs qui rappellent les Andes escarpées du Chili.
Plus qu’une ode à la résilience, c’est une douce résistance identitaire, une contestation subtile où la cartographie affirme sa subjectivité, délaissant son statut d’outil de pouvoir et de domination. Pour saisir toutes les nuances colorées du papier, il faut s’en approcher, tout en retenant sa respiration, puisqu’un souffle peut détruire l’équilibre fragile de l’œuvre. De plus près, la carte donne l’impression d’observer le Chili vu du ciel.
Dans le ciel, l’artiste chilien Raùl Zurita a écrit en 1982 quinze vers de son recueil Anteparaiso (Antéparadis). Depuis toujours, les humains tournent leur regard vers le ciel pour y entrevoir des signes du destin. Parfois, une météorite tombe. Mais ici, le poème de l’artiste apparaît. Réalisés par cinq avions, ces mots deviennent autrement présents. Si l’on repassera en matière d’écologie, cet acte gigantesque et poétique s’ouvre à la lecture collective pour les habitantes et les habitants hispanophones de New York. Une manière d’inscrire l’art dans la vie de millions de personnes. Le poète s’adresse aux plus démunis en évoquant Dieu dans ses vers comme un symbole d’espérance déchue. Raùl Zurita compare la poésie à l’hydrogène du ciel, source de toute forme de vie : à la fois essentielle mais éphémère.
Prendre le temps
Différentes temporalités se juxtaposent dans cette exposition. Amilcar Packer, le commissaire de l’exposition, fait voyager son public à travers le temps. L’imposante fresque murale d’inspiration pré-coloniale de l’artiste Anita Ekman évoque les peintures rupestres. Plus loin, les visiteurs sont volontairement projetés vers le futur avec une œuvre en cours de création. Actuellement, un échange sur la mémoire et les récits de montagne forme une leçon pour la classe de CM2 B de l’école élémentaire Les Tuileries à Altkirch, par le collectif Radio Apu et l’artiste-chercheuse Arely Amaut. En attendant de découvrir le fruit de leur collaboration, un cartel et une affiche se substituent à l’œuvre.
Dans Les quatre points cardinaux sont trois : le nord et le sud, certaines œuvres requièrent de la patience et du temps. Grâce à de confortables poufs, il est possible de visionner trois moyens-métrages réalisés par Denise Ferreira da Silva et Arjuna Neuman. Tous deux sont animés par le désir ambitieux de réaliser des films sans temporalité, alors même que le format vidéographique s’inscrit dans une durée. Curieusement, au premier visionnage, le temps semble plus présent que jamais. La patience est mise à rude épreuve. Au fur et à mesure, cette lenteur devient un rythme entraînant. Un lâcher-prise se produit pour se prêter au jeu de la méditation contemplative.
À rebours des chemins habituels des expositions, guidés par une chronologie ou une thématique très cadrée, Les quatre points cardinaux sont trois : le nord et le sud désoriente en invitant à prendre quelques hors-pistes. Toutefois, les œuvres et les objets présentés restent documentés avec précision, pour permettre de naviguer plus aisément au sein de l’exposition. Les visiteurs deviennent des archéologues apprenant à composer avec cette densité et ces différentes strates temporelles. Il est plaisant de s’y perdre et d’y revenir. Dorénavant, au Crac Alsace, les boussoles pointent vers le sud.
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