« D’ordinaire, les bibliothèques et médiathèques sont un des seuls lieux de culture où les gens n’ont rien à montrer, rien à payer », martèle Anne, bibliothécaire à Strasbourg depuis une quinzaine d’années (tenue par le devoir de neutralité, elle témoigne anonymement et souhaite que nous ne précisions pas son lieu de travail). Cela fait quelques années qu’elle est dans sa médiathèque actuelle. Après deux ans de péripéties liées au Covid, le constat est flagrant : les gens viennent moins. « On a observé 25 à 30% de fréquentation en moins depuis le premier confinement », remarque Anne.
La situation concerne les douze bibliothèques et médiathèques de la Ville et de l’Eurométropole, explique Murielle Fabre, maire de Lampertheim et vice-présidente de l’Eurométropole en charge de l’action culturelle :
« Selon les lieux, la fréquentation a baissé d’un quart voire d’un tiers, entre “l’avant-covid” et aujourd’hui, même si on a observé un petit rebond à la rentrée de septembre. En fait, c’est très fluctuant. »
En fin d’année 2019, 4 319 personnes fréquentaient ces bibliothèque chaque jour. Le total est tombé à 2 100 personnes à la même période en 2020 et s’établit à 2 837 fin 2021 (-35% par rapport à 2019). Si l’on prend un total par mois, le nombré d’entrée était de 70 000 à 112 000 personnes avant le Covid contre 42 à 70 000 désormais. En clair, les mois les plus fréquentés sont équivalent aux mois les moins fréquentés avant la pandémie.
« On refuse tous les jours entre 10 et 15 personnes »
Et le passe sanitaire a empiré les choses. Applicable dans les bibliothèques et médiathèques depuis le 9 août 2021, il concerne les mineurs de 12 à 17 ans depuis le 30 septembre. Dans l’Eurométropole, il est contrôlé par des agents spécialement affectés.
Il n’y a pas de chiffre à disposition entre le début de l’application du passe et aujourd’hui, mais les agents voient la différence sur le terrain. Comme Levan (le prénom a été changé), agent de sécurité à la médiathèque Malraux. C’est lui qui scanne les passe… et doit refuser régulièrement des gens :
« Il y a eu moins de gens avec le covid en général, et encore moins de gens depuis le passe. On refuse tous les jours entre 10 et 15 personnes. Des personnes qui ont dépassé les 7 mois après la 2e dose, ou pas vaccinées du tout. »
Murielle Fabre indique qu’après l’instauration du passe, le taux de refus en moyenne sur l’ensemble des bibliothèques s’est même élevé à 20%.
« Les gens à la marge ont disparu »
Conséquence : certains publics ont disparu, tout simplement. Étienne (le prénom a été changé), qui travaille dans une médiathèque de quartier, remarque que des personnes qui utilisaient le matériel informatique, la photocopieuse, etc., ont « décroché ». Elles ne détenaient pas le passe, et il estime qu’elles seront « difficiles à reconquérir ».
Anne s’inquiète du fait « qu’énormément de personnes qui venaient pour pouvoir se poser, être au chaud quelques heures, sans qu’on leur demande rien, ne viennent plus ». Car pas besoin d’abonnement pour passer du temps sur place sans emprunter de document. Sur son lieu de travail, elle constate aussi que « les hommes un peu dans l’errance, un peu à la marge, qui utilisaient beaucoup les ordinateurs, ont disparu également ».
Si Levan précise qu’il voit tout de même des personnes sans domicile présenter un passe valide, Anne fait l’hypothèse que certains publics sont éloignés de la vaccination et ne font pas la démarche de faire un test PCR avant d’aller à la médiathèque, sans compter ceux et celles qui ne se vaccinent pas, par conviction :
« Je connais une maman qui venait toutes les semaines avec ses enfants et qui avait arrêté de venir depuis le passe. Et voilà qu’ils étaient de retour en décembre. La petite fille se réjouissait de “pouvoir revenir à la médiathèque”, maintenant qu’ils avaient “tous eu le covid”… »
On refuse l’entrée à des enfants
C’est un des phénomènes qui la frappent le plus les salariés et salariées : que le passe sanitaire ait éloigné les enfants de la bibliothèque, parce que certains ados, déjà peu enclins à aller à la bibliothèque, ne sont pas vaccinés et ne font pas de tests. « On a vu les vigiles refuser des enfants », raconte-t-elle. « Cela choque beaucoup les équipes ».
De nombreuses sorties scolaires en bibliothèque sont également annulées, parce que « des professeurs décident de ne pas venir pour ne pas avoir à exclure certains de leurs élèves non-vaccinés », rapporte Anne. « Et les collégiens qui venaient s’installer, travailler un peu, on ne les voit plus », ajoute Etienne.
Anne pointe une politique allant à l’encontre du principe des bibliothèques, celui d’un accueil inconditionnel : « Nous, on veut assurer l’accueil de tout le monde, et on se retrouve dans une mission de contrôle. Ça ne va pas du tout ! »
Karim Hadi, secrétaire général du syndicat CGT Eurométropole, s’indigne surtout de l’incohérence, selon lui, du champ d’application du passe :
« On peut faire des courses dans un centre commercial comme la place des Halles sans avoir à présenter de passe, mais on ne peut pas aller lire un bouquin ou écouter un disque dans un endroit qui accueille 10 à 15 fois moins de personnes et qui portent le masque. Il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans ».
Etienne considère que la justification sanitaire peut être vite évacuée, car « les bibliothèques ne rassemblent pas des foules, moins de 30-40 personnes en moyenne dans ma médiathèque », et que c’est « un des lieux où le protocole est le mieux respecté puisque les agents rappellent de bien mettre le masque, de se laver les mains, etc. »
Pour Anne, c’est tout simplement une barrière supplémentaire, pour des gens qui parfois n’osent pas franchir le pas d’un lieu culturel : « Il y a des bibliothèques où il y a deux portes à pousser, et j’ai déjà constaté que cela pouvait être énorme pour certaines personnes, habitantes de quartiers prioritaires par exemple. Si on rajoute un QR Code à montrer, c’est un obstacle ».
Au-delà de la question du vaccin, Étienne estime que c’est tout le protocole Covid qui est lourd pour ces personnes :
« Entre le masque, le lavage de mains et maintenant le passe, ça fait déjà 3 étapes supplémentaires avant de pouvoir dire bonjour à un bibliothécaire. Ça fait beaucoup de freins pour un lieu public censé être ouvert à tous. »
« Les enfants ont appris à mentir »
Anne craint que le passe vaccinal empire les choses. Voté le 16 janvier par le Parlement, il imposera à tous les plus de 16 ans de montrer un certificat de vaccination. Pour les jeunes de 12 à 15 ans, le passe sanitaire continuera de s’appliquer. Pour les moins de 12 ans, aucun passe ne sera requis. Des dispositions qui vont « donner beaucoup de place à l’aléatoire », selon Anne :
« Les agents de sécurité vont devoir jauger qui a entre 12 et 15 ans… Or, les enfants ont appris à mentir. J’ai déjà vu des jeunes d’1m75 assurer qu’ils avaient 11 ans et demi. Mais cette fois, le vigile pourra demander la carte d’identité. On renforce donc encore le contrôle à l’entrée. »
Une mise en œuvre compliquée
Étienne pointe surtout que la disposition conduit à des situations ubuesques :
« On a des familles où seuls les enfants peuvent entrer, donc les parents les utilisent pour leurs emprunts. On a parfois dû renouveler des abonnements d’enfants en allant dehors, pour pouvoir faire signer les parents. Il y a aussi toutes les personnes qui avaient pris leur carte juste avant l’application du passe, et qui se retrouvent à ne plus pouvoir utiliser les services de la bibliothèque. »
Il se dit attristé de ne plus voir certains visages, et souligne à quel point la situation est particulière pour les petites médiathèques, où les agents connaissent très bien les habitués :
« Certains usagers qui venaient depuis 15 ans, quand ils ont su que le passe s’appliquerait, nous ont posé les livres dans les mains, en disant : “si c’est comme ça, on ne viendra plus”. On le prend presque personnellement car ce sont des gens qu’on voyait souvent. »
Il regrette aussi les bugs techniques, les problèmes de mise à jour, de QR Code illisibles, qui mettent en porte-à-faux les agents, quand ils sont obligés de refuser des personnages familiers et qui affirment avoir un passe valide, mais qu’ils ne peuvent laisser entrer car « l’application affiche rouge ».
Un soutien politique local mais pas d’exemption
Excédés, les agents culturels de la Ville et de l’Eurométropole ont fait grève au mois de septembre pour réclamer la fin du passe dans les bibliothèques et médiathèques. Ils avaient reçu le soutien de la maire Jeanne Barseghian (EELV) et de la présidente de l’Eurométropole Pia Imbs (sans étiquette) : dans un courrier adressé à la ministre de la Culture Roselyne Bachelot, elles demandaient d’examiner la demande d’abrogation portée par les Associations professionnelles de bibliothécaires. Une pétition circule pour demander la fin du passe dans les médiathèques et bibliothèques. En vain.
Murielle Fabre affirme que la Maire et la Présidente de l’Eurométropole continuent de soutenir les agents et ont conscience des difficultés de mise en place et de fonctionnement du contrôle des passes sanitaires. Elle salue leur « adaptation et le fait qu’ils continuent de faire leur travail avec conviction ».
Étienne est partisan d’une exemption des bibliothèques pour le passe et pense que des solutions peuvent être trouvées :
« À Lyon par exemple, la Ville accorde une exception aux 12-18 ans, s’appuyant sur une exception possible pour les usagers « accédant à ces établissements pour des motifs professionnels ou à des fins de recherche » ».
La Ville de Lyon considère en effet que les jeunes de 12 à 18 ans entrent dans cette catégorie d’usagers, s’appuyant sur l’obligation de scolarité pour les 12-16 ans, et de formation pour les 16-18 ans.
À défaut de pouvoir contrecarrer les décisions du gouvernement et de la majorité présidentielle, Etienne aimerait qu’à Strasbourg, l’Eurométropole prévoie des solutions de secours, comme le click and collect, qui était possible au début de la pandémie.
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