Le vote a été fixé à l’ordre du jour de justesse. Un peu plus et il aurait fallu le confier aux prochains eurodéputés du Parlement suivant. Alors dans l’hémicycle, beaucoup soupirent d’aise : sauf coup de théâtre majeur, la directive qui vise à mieux protéger les lanceurs d’alerte en Europe devrait être validée ce mardi 16 avril à Strasbourg, pendant la dernière séance plénière avant les élections européennes.
Ce nouveau texte est un véritable pas en avant pour le continent… mais il ne pourra pas être appliqué au sein même des institutions européennes qui l’ont négocié. Les fonctionnaires européens ont en effet un statut propre – moins protecteur que la directive – qui restera, pour l’heure, de mise. Ce texte leur impose de donner l’alerte s’ils sont témoins d’une irrégularité. Ce règlement, qui date de 2014, prévoit notamment des procédures spécifiques pour le signalement d’une « fraude », d’un acte de « corruption préjudiciable aux intérêts des Communautés » ou d’une « conduite en rapport avec l’exercice de ses fonctions pouvant constituer un grave manquement aux obligations des fonctionnaires des Communautés ».
Un réseau d’assistants fictifs…
Le Hongrois Balázs Molnár, qui a travaillé comme agent contractuel au Parlement européen entre 2011 et 2013, auprès du groupe des non-inscrits, est de ceux qui ont déjà « lancé l’alerte ». En effet, dès son arrivée dans l’institution, il a rapidement constaté que l’un des députés non-inscrits, Béla Kovács, qui a officié à Bruxelles et à Strasbourg durant deux mandats, jusqu’à l’été 2018, était coupable de fraude au budget de l’UE, en employant des assistants fictifs :
« Quand j’ai compris qu’il était à la tête de tout un réseau d’assistants fictifs, ça m’a rendu dingue. Je ne pouvais rester les bras croisés. Je n’ai donc pas hésité trop longtemps avant de prendre contact avec l’OLAF (l’office européen de lutte antifraude, qui enquête sur les abus au sein des institutions européennes, ndlr.). Car un pan essentiel de mon boulot, c’était de préparer les listes de votes pour les députés. C’est un document qui récapitule s’il faut voter pour ou contre tel texte, ou tel amendement. Les préparer prend énormément de temps. Normalement, il faut être une dizaine pour ça ! Moi, j’étais seul ou presque. Sur 10 personnes, sept n’étaient jamais à Bruxelles. Je me suis vite rendu compte que des gens employés comme assistants accrédités au Parlement vivaient en fait à Budapest… »
Balázs Molnár a témoigné auprès de l’OLAF en 2015. Il a commencé par envoyer une lettre décrivant précisément ses soupçons. Trois auditions avec des enquêteurs ont suivi. Béla Kovács est maintenant poursuivi en Hongrie.
Un ancien assistant parlementaire raconte aussi avoir « vu des trucs pas clairs » au sein de la délégation à laquelle appartenait son eurodéputé. Il a pu évoquer les irrégularités qu’il avait détectées (un mauvais usage des différentes enveloppes budgétaires à disposition des députés) directement avec son chef :
« J’ai eu de la chance parce que mon député m’a laissé libre d’agir. J’ai donc prendre les mesures nécessaires pour que la situation soit régularisée. Mais si je n’avais pas ouvert mon clapet, je me demande combien de temps ce petit manège aurait encore duré… »
« Pour dénoncer, contactez votre supérieur… »
Au sein de cette grande maison qu’est le Parlement européen, ce sont des règles internes qui datent de décembre 2015 qui viennent mettre en oeuvre le règlement de 2014. Celles-ci disposent notamment que :
« Un lanceur d’alerte peut, sur demande, obtenir de l’aide et des conseils confidentiels pour dénoncer des fraudes sérieuses. Ce conseil et cette assistance sont données par le supérieur du lanceur d’alerte et/ou par le membre du bureau du Secrétariat général responsable des relations avec l’OLAF. »
La députée européenne Virginie Rozière, élue dans le Sud-ouest, a été la rapporteuse (comprendre : la négociatrice en chef) au Parlement européen, de la directive sur la protection des lanceurs d’alerte à l’échelle européenne. Elle l’admet :
« Les règles internes concernant les lanceurs d’alerte au sein du Parlement européen sont moins protectrices que celles pour lesquelles les eurodéputés se sont battus à l’échelle de l’Europe ! Ce serait un comble que les salariés du privé ou que les fonctionnaires nationaux soit mieux protégés que les fonctionnaires européens. Il faut revoir le statut de ces derniers au plus vite. »
Pour comprendre les raisons de ce décalage, il faut revenir à la genèse de la directive. À l’heure actuelle, les lanceurs d’alerte, ces hommes et ces femmes – à l’image d’Inès Frachon dans le scandale du Mediator, de Denis Robert dans l’affaire Clearstream ou d’Antoine Deltour, à l’origine des LuxLeaks – qui osent dénoncer des méfaits de tous types dont ils sont témoins dans le cadre professionnel, ne jouissent d’un statut de protection spécifique que dans une dizaine d’Etats membres.
Dès 2016, le Parlement a donc réclamé qu’ils soient mieux protégés, partout en Europe. La Commission européenne a entendu cet appel, mettant sur la table une proposition de directive en avril 2018, pour qu’une protection puisse être assurée à l’échelle européenne pour ceux qui dénoncent des infractions à la législation de l’UE.
Des règles « complètement connes »
Tout au long des pourparlers, les conditions d’octroi de cette protection (afin de garantir la sécurité et la confidentialité des lanceurs d’alerte) ont largement fait débat. Au centre des disputes, cette question : vers qui les lanceurs d’alerte doivent-ils s’adresser en premier lieu ? Le Conseil de l’UE maintenait qu’ils devaient d’abord effectuer un « signalement interne », au sein de leur entreprise. Le Parlement, lui, voulait qu’ils puissent choisir entre le canal interne et le canal externe (soit une autorité nationale compétente, comme le Défenseur des droits en France), avant de se tourner vers la presse. Les eurodéputés ont fini par avoir le dernier mot : il n’y aura pas d’obligation pour un lanceur d’alerte de tirer la sonnette d’alarme en premier lieu au sein de l’entreprise ou de l’organisme où il travaille.
En imposant au « staff » du Parlement européen (un terme qui, théoriquement, couvre aussi bien les employés de l’administration que les assistants des eurodéputés) d’effectuer un signalement au sein même de l’institution (à leur supérieur ou au coordinateur entre le Parlement et l’OLAF), les règles internes au Parlement sont donc beaucoup moins accommodantes que la nouvelle directive. Et moins protectrices, aussi. Un assistant parlementaire dénonce des « règles internes, elles sont complètement connes » :
« Si on voit quelque chose qui ne tourne pas rond, il y a des chances que cela concerne directement le député pour lequel on travaille. Or selon les règles, c’est lui qu’il faudrait qu’on aille voir ! Cela ne fait aucun sens. Et aller se confier au Secrétariat général, ce n’est pas mieux : c’est beaucoup trop « top-niveau » pour qu’on puisse un seul instant se sentir en confiance. »
En clair, les eurodéputés se sont donc battus pour que les lanceurs d’alerte en Europe puissent « sauter » l’étape du signalement interne, mais au sein même du Parlement, c’est toujours cet échelon-là qui prime. Au sein du Secrétariat général, Piotr Bartoszewicz-Malicki joue le rôle de trait d’union avec l’OLAF. Contacté, il n’a pas souhaité répondre à nos questions, prétextant « ne pas être entraîné pour parler aux journalistes ».
Une situation impossible pour les assistants
Les règles internes du Parlement européen prévoient également qu’un lanceur d’alerte puisse être « transféré à un autre poste, s’il le souhaite ». Dans les services administratifs du Parlement, cette disposition peut être appliquée sans trop de difficultés. Mais dans le cas des assistants parlementaires, c’est impossible, comme le souligne Alejandro Cercas Fernandez, l’un des représentants des quelque 2000 « APAs » du Parlement (assistants parlementaires accrédités) :
« Les assistants sont dans une position difficile. Leurs contrats émanent du Parlement européen, mais c’est le député qui décide des embauches. C’est une relation de confiance qui se noue entre un APA et un député : les APAs ne sont donc pas interchangeables ! »
À Bruxelles, Nick Aiossa est l’un des meilleurs spécialistes des lanceurs d’alerte, à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement. Lui-même a travaillé plusieurs années en tant qu’assistant parlementaire. Il connaît tous les rouages de cette grande machine nommée « Parlement européen ». Aujourd’hui, il est chercheur chez Transparency International. Le sort des lanceurs d’alerte au Parlement le préoccupe tout particulièrement :
« La situation pour les assistants est dramatique : s’ils décident effectivement de devenir des lanceurs d’alerte et de dénoncer un méfait commis par leur député, le risque qu’ils perdent leur job est extrêmement élevé car le député en question peut être renvoyé à la suite de l’alerte. En résumé : dans le cas où un lanceur d’alerte dénonce le député pour lequel il travaille, la case chômage est quasi-inévitable. »
Lancer l’alerte ou payer les factures
Et Alejandro Cercas Fernandez de confirmer :
« Face à une fraude, l’assistant est confronté à un dilemme cornélien : obéir à sa conscience et dénoncer l’abus, ou ne rien dire et pouvoir continuer à payer ses factures… Si l’assistant a une famille à nourrir, il y a de fortes chances qu’il opte pour la deuxième option. Certains personnes n’hésiteront pas à dénoncer un député, même si cela leur coûte leur poste. Mais ces assistants-là sont des personnes extraordinaires. »
D’autant que se taire peut aussi avoir des conséquences, puisque le règlement de 2014 sur le statut des fonctionnaires européens impose à ces derniers de dénoncer toute irrégularité dont ils pourraient être témoins.
En 2017, trois assistants parlementaires se sont tournés vers l’OLAF. Les trois ont perdu leur emploi. Seul l’un d’entre eux a été embauché par un autre député et travaille toujours en tant qu’assistant parlementaire. Mais la plupart de ceux qui ont endossé le dur rôle de lanceur d’alerte au Parlement européen ne veulent pas en parler, peu enthousiastes à l’idée de revenir sur cette période extrêmement compliquée de leur vie.
Une solution pour mieux protéger les assistants parlementaires serait de rouvrir le texte qui fait état de leur « statut ». Le puissant « Bureau » du Parlement européen, composé du président de l’institution ainsi que de 14 vice-présidents et des cinq questeurs et qui se veut être l’organe de direction, pourrait se saisir de cette mission, pour faire en sorte d’y ajouter des dispositions plus protectrices, notamment pour les lanceurs d’alerte. Mais la volonté politique d’ouvrir cette « boîte de Pandore » fait défaut. La problématique sera donc confiée au prochain Parlement européen, qui sera élu fin mai. Reste à voir s’il saura et osera s’en saisir.
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