Des habitants de Cronenbourg reviennent sur les événements qui ont suivi la mort de Nahel, et dénoncent les discriminations que subissent les jeunes des quartiers populaires.
En arpentant les rues de Cronenbourg mardi 4 et mercredi 5 juillet, les troubles de la semaine précédente semblent n’avoir jamais existé. Les carcasses des véhicules calcinés ont soigneusement été retirées. En y regardant de plus près, quelques parcelles de bitume laissent deviner les flammes qui ont embrasé le quartier, suite à la mort du jeune Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier mardi 27 juin à Nanterre. Sous les pas des résidents gisent encore les résidus des bombes lacrymogènes, rappelant les affrontements entre jeunes du quartier et forces de l’ordre.
« Lorsque j’ai découvert cette lignée de voitures cramées, j’avais l’impression d’être plongée dans une ville fantôme. » Assistante maternelle et habitante du quartier, Mina fait allusion à la rue Lavoisier, épicentre des tensions à Cronenbourg. Tout comme la plupart des parents du quartier strasbourgeois, cette quinquagénaire désapprouve les détériorations qui en ont résulté. Cheveux minutieusement rangés dans son hidjab rose persan, elle confie, lèvres timidement pincées, « ne pas dormir tranquille » depuis une semaine :
« J’avais peur pour ma voiture ! Ou que ça dégénère encore davantage. Et puis quand bien même les choses se sont calmées depuis, j’entends l’hélicoptère tourner tous les soirs… »
« On va être encore plus discriminés »
Près de l’école élémentaire Marguerite Perey, en partie incendiée par les violences urbaines de la nuit du 29 juin, une mère de trois jeunes enfants redoute quant à elle l’effet que ces violences pourraient ensuite avoir. En secouant la tête amèrement, elle lâche :
« Ces jeunes ne se rendent pas compte de l’impact qu’ils produisent. On va être encore plus discriminés dans les quartiers… J’aurais préféré qu’on soit médiatisés autrement, qu’on entende de meilleures histoires sur nous. On a suffisamment de difficultés sans avoir à en rajouter. »
Elle s’éloigne en direction du parc de la Bergerie, avant de disparaître dans l’hémicycle de la cité nucléaire. Au bout, des rires d’enfants font voler en éclats l’apparence d’un quartier déserté. Assise sur un banc à l’abri du soleil, Mawel se ravit de la fine brise qui souffle à travers les feuilles verdoyantes des arbres avoisinants. D’imposantes lunettes de soleil au cordon de perles surplombent son visage aux traits fins.
« L’extrême droite doit s’en réjouir »
Papotant avec sa copine Fouzéa, tout en jetant des regards furtifs en direction de ses enfants qui s’amusent gaiement près du toboggan, elle en vient à soupirer en imaginant les conséquences que les émeutes laissent entrevoir :
« Moi, ce qui me fait peur, c’est que le gouvernement en profite pour faire passer des lois plus autoritaires. C’est du pain-béni pour lui ! Et à côté, l’extrême-droite doit probablement s’en réjouir… »
Au-delà des violences et des dégâts occasionnés qu’aucun parent ne cautionne, leur inquiétude est palpable. Pour l’après mais surtout pour les enfants de leur quartier. « Quand on voit cette différence de traitement dans la justice, la sévérité avec laquelle ces jeunes ont été condamnés (lire notre article sur les comparutions immédiates, NDLR), on a peur pour nos enfants », glisse Mawel à son amie, d’un ton austère.
Dans une circulaire émise le 30 juin à l’attention des parquets de France, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti a en effet exigé « une réponse judiciaire rapide, ferme et systématique » envers les auteurs de dégradations et de violences, y compris les mineurs.
La peur que ça « arrive à nouveau »
Dans les yeux bleus perçants d’Omar Belkahla se décèle une crainte semblable à celle de Mawel. Veilleur de nuit au foyer de l’Adolescent d’Illkirch, ce quinquagénaire confie la préoccupation qu’il éprouve pour les jeunes de Cronenbourg :
« J’ai peur qu’un drame survienne à nouveau, parce qu’on ne sait jamais… C’était Nahel hier mais demain, ça peut être un autre. Un jeune qui marche seul, tombe sur un policier… On a bien vu que tout peut aller très vite ! »
Omar a perdu son frère en 1999 à Schiltigheim. Les mains agitées nerveusement et la gorge serrée, il témoigne :
« Il avait 20 ans. Il était très intelligent, mon petit frère. Il voulait faire des études de droit. Il s’est fait assassiner. On l’a retrouvé une balle dans la tête, les mains menottées et le corps brûlé. L’enquête et le procès n’ont rien donné. »
Face à cette hantise partagée de perdre l’un des siens, certains habitants ne sont pas restés passifs lors des tensions. Omar dépeint des mères qui sont sorties dissuader leurs enfants, « par peur qu’ils ne se prennent une balle perdue » :
« Elles se sont mises ensemble pour aller dire aux jeunes que ça n’arrangera rien, que ça créera encore plus de conflits. Des mamans ont réussi à calmer les tensions ! Elles ont été écoutées et ont pu en ramener certains à la maison. »
Une mère de 52 ans atteste du même désamorçage en bas de son immeuble, lorsque son quartier s’est embrasé : « J’ai vu des gens de mon immeuble sortir le premier soir des émeutes pour tenter d’apaiser les choses. »
Elle raconte avoir été surprise, plus tard, lors de l’intervention des forces de l’ordre :
« Les émeutiers étaient en train de courir partout et les policiers n’ont pas cherché à les rattraper. Au lieu de ça, ils ont contrôlé des jeunes à côté, tranquilles dans leur voiture, qui n’avaient rien à voir avec tout ça ! Ils avaient peur qu’elle brûle alors ils restaient dedans. Les flics les ont sortis brutalement et les ont mis à terre pour les contrôler. »
Pour la police, « chaque jeune est un suspect »
Un récit qui illustre le travail d’Olivier Galland, sociologue au CNRS, sur l’existence « d’une discrimination statistique qui fait que chaque jeune est un suspect aux yeux des forces de l’ordre ». Une des mères de famille avait aussi mentionné cette idée du « mauvais endroit au mauvais moment », en repensant à son frère qui avait été plaqué par un policier, par méprise : « Il courait parce qu’il était en retard pour récupérer son fils à l’école », glisse-t-elle en rigolant légèrement. Conservant son sourire tout en étant passablement gênée, elle ajoute : « Le policier a cru que mon frère était en délit de fuite. »
Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) ainsi que la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe (ECRI) ont tous deux épinglé la France en 2022 pour son « profilage ethnique » dans la conduite des contrôles d’identité et plus largement « les relations entre la police et une partie de la population ».
Pour Omar, qui travaille dans le foyer pour jeunes, le mal-être est encore plus profond. Des contrôles abusifs, il en a vécu une flopée. Il lui est déjà arrivé, retrace-t-il, de se faire contrôler « quatre fois en une même journée », ou être témoin de policiers « qui passent et qui insultent gratuitement un jeune ». Avant de conclure :
« Je suis né en France et pourtant, on me demande encore aujourd’hui avec insistance de quelle origine je suis. On est fatigués de devoir se battre toujours plus. Deux fois, trois fois plus que les autres. On aimerait juste être traités comme tout le monde. »