Mardi 3 octobre, le tribunal de commerce de Paris a prononcé la liquidation de Clestra metal, entraînant le licenciement des 125 ouvriers du site d’Illkirch-Graffenstaden. Dégoûtés, déçus, incertains quant à leur avenir, ils témoignent.
Il est environ 15h quand la nouvelle vient de tomber pour Jean-Philippe. Dans sa maison à Vendenheim, sa femme à ses côtés, il apprend via le groupe de discussion partagé avec les autres ouvriers de Clestra qu’il va être licencié. Mardi 3 octobre, le tribunal de commerce de Paris a décidé la liquidation de l’usine de cloisons amovibles d’Illkirch-Graffenstaden. Les 125 ouvriers de Clestra metal, renommée Unterland metal cet été, sont désormais sans emploi. La direction de l’entreprise avait choisi de déposer le bilan le 27 septembre. Cette liquidation survient après trois mois de grève totale de la part des ouvriers de l’entreprise, qui dénoncent un « plan social déguisé » au sein de l’usine d’Illkirch-Graffenstaden depuis leur rachat en octobre 2022 par le groupe Jestia.
Âgé de 57 ans et ayant des soucis de santé, Jean-Philippe voit mal comment retrouver du travail quelques années avant la retraite :
« Je n’ai plus aucun projet, je ne peux plus avoir de projet. J’ai passé ma vie chez Clestra. J’ai 57 ans et logiquement je prends ma retraite à 61 ans. En plus, je suis cardiaque : chez Clestra, j’avais un poste aménagé, qui a été créé pour moi en 2011. J’avais une paie relativement correcte qui tombait tous les mois, que je n’aurai plus jamais. Maintenant, mes projets, c’est faire des formations, même si elles serviront à rien. Pour faire passer le temps, être payé par Pôle emploi. Je vais voir si c’est possible de me mettre en pré-retraite. »
Se rassembler, encore une fois
Au matin du mercredi 4 octobre, une cinquantaine d’ouvriers aux visages cernés ont l’air soucieux. Réunis depuis 10h sur le parking de l’usine Clestra, des petits groupes se sont déjà formés. Marc a 44 ans et était chez Clestra depuis maintenant 18 ans. Il fume une cigarette roulée près de sa voiture, des thermos de café en libre-service dans le coffre. « J’ai dormi trois heures à cause du stress, je n’arrive pas à me relâcher, je suis en colère », souffle-t-il.
Tout le monde se salue et certaines personnes tentent de faire des blagues pour détendre l’atmosphère : « Au moins, on a le temps de boire notre café maintenant ! » Se réunir est l’occasion pour se donner du courage et éviter de ruminer seul. Tandis que certains se confient volontiers et profitent du moment pour vider leur sac, d’autres déclinent avec pudeur, le visage fermé. « Non, je préfère pas, je peux pas là », « Si je parle, je vais être trop violent dans mes propos », se justifient-ils.
Pire que la chute, l’atterrissage
De nombreux salariés s’attendaient à la liquidation de Clestra metal, au plus tard en début d’année prochaine, mais le résultat n’est pas moins amer pour ces derniers, après parfois plus de trente ans au sein de l’entreprise. Ils se retrouvent démunis, partagés entre la colère et le dégoût. Philippe, 57 ans, ouvrier chez Clestra depuis 34 ans, est sans voix :
« Jamais j’aurais imaginé qu’on puisse traiter des gens comme ils le font. C’est dingue. En neuf mois, la famille Jacot a miné 110 ans d’entreprise, sans scrupule. Ils ont tout gommé : on n’arrive pas à digérer. »
La sensation de n’être que « des pions », de valoir « moins que des machines » comme l’affirme Thierry, chez Clestra depuis 17 ans, prédomine. Il se sent triste et en colère face à la reprise de l’entreprise alsacienne par Jestia, propriété de la famille Jacot, en octobre 2022 puis son dépeçage. Jestia a transféré les actifs de Clestra dans d’autres entités du groupe, et s’est débarrassé des 125 ouvriers. « Jackpot pour les Jacot », déplore Amar Ladraa, délégué syndical CGT de l’entreprise Clestra, lors de sa prise de parole.
« Comment on va faire financièrement ? »
A contrario, les problèmes financiers s’accumulent chez les anciens ouvriers de Clestra : un salaire pour un foyer de quatre personnes, des économies qui s’amenuisent, des aides nécessaires de la part de la famille… Nourredine, 55 ans dont 18 chez Clestra, a dû compter sur sa fille : « Elle a 22 ans et travaille dans des crèches et là c’est elle qui m’aide financièrement, vous imaginez ? » Au domicile de Jean-Philippe, sa femme, aide-soignante, assure l’intégralité des revenus du foyer depuis le début de la grève, avec deux enfants étudiants qui vivent encore sous le toit familial.
Malgré le choc, certains cherchent des idées de nouveau travail : préparateur de commandes, brancardier, la restauration… Mais les ouvriers licenciés s’attendent déjà à des salaires plus bas, sans l’ancienneté acquise chez Clestra. « Du boulot il y en a, mais quand on recommence un travail, on reprend en bas de l’échelle », assure Thierry.
Marc s’inquiète d’une paie qui sera probablement inférieure aux 1 800 euros qu’il percevait chez Clestra :
« Se retrouver avec un Smic c’est pas assez, ma vie est calquée sur ce que je gagne. Si j’ai le Smic, faudra que je change des choses comme vendre ma voiture, retrouver un appartement. »
D’autres ne savent pas s’ils pourront à nouveau supporter leur hiérarchie : « Est-ce qu’un jour j’aurai le courage de bosser à nouveau pour un patron ? », se demande Nourredine.
Un sentiment d’abandon partagé
Au-delà des longues années passées dans l’usine d’Illkirch-Graffenstaden, les anciens ouvriers y ont aussi laissé une partie de leur santé, rendant la situation encore plus injuste. Nourredine exprime son dégoût :
« J’ai donné ma vie ici. J’ai le dos pété, l’épaule aussi, des problèmes aux coudes, je portais 6 000 kilogrammes par jour. Regardez ce qu’on a fait pour ces gens et maintenant regardez où on est. On est des oubliés. »
« On a été lâchés par tout le monde » revient à plusieurs reprises dans la bouche des ouvriers. Philippe est amer et trouve les personnalités qui ont soutenu les ouvriers en grève bien silencieux :
« Mathilde Panot, Fabien Roussel, Sophie Binet sont venus… Des poids lourds quand même ! Ils disaient se battre pour nous et maintenant que le pire est arrivé, il n’y a plus personne. C’est maintenant qu’ils devraient intervenir ! Si on passe pas par eux pour qu’on parle de nous au niveau national, on passe par qui ? »
Se battre jusqu’au bout, malgré tout
Les anciens ouvriers sont bien décidés à négocier le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE, le plan de licenciements), un dispositif obligatoire qui détermine le niveau des indemnités et des opportunités de reclassement. « On va avoir droit au minimum, il faut être honnête. On va essayer de gonfler ça pour au moins rattraper une partie des trois mois de grève », affirme Jean-Philippe, catégorique.
Amar Ladraa appelle à rester solidaires : « Il faut garder le lien, même après le PSE. C’est important qu’on reste en contact. » Jean-Philippe affirme être inquiet quant à la fin des liens sociaux avec les autres ouvriers :
« C’est des gens qu’on ne reverra plus. On va être dispatchés à droite à gauche, on a chacun nos vies. C’est vrai qu’on a passé trois mois tous les jours ensemble. On a fait pas mal de choses et là, tout s’arrête. Donc chacun va repartir dans son coin et c’est pas évident. »
Aucun ouvrier qui a accepté de parler n’exprime de regret quant à la grève, tous affirment qu’il était nécessaire de lutter pour leurs emplois. « Être ensemble, c’est ce qui fait notre force », souffle Thierry à la fin de l’entretien avec un sourire triste.