Depuis les attaques du Hamas contre des civils en Israël du 7 octobre, la communauté juive de Strasbourg multiplie les actions pour se sentir en sécurité. Reportage dans le quartier des Contades.
Sous la pluie du vendredi 27 octobre, les rues du quartier des Contades à Strasbourg sont silencieuses. Sur la grille de la synagogue de la Paix, un panneau rappelle que « plus de 1 200 Israéliens ont été tués par le Hamas ». Le 7 octobre, une attaque menée par le Hamas sur le territoire d’Israël a fait plus de 1 400 morts, lors de raids contre des civils. L’organisation islamiste considérée comme terroriste par l’Union européenne a pris en otage plus de 200 citoyens israéliens. En réplique, le gouvernement d’extrême-droite israélien a imposé un blocus total de la bande de Gaza et bombardé les agglomérations, faisant plus de 7 000 morts selon le ministère de la santé du Hamas. Depuis, la communauté juive strasbourgeoise vit dans la peur des répercussions locales du conflit israélo-palestinien.
Pierre Haas est délégué régional du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) en Alsace. Il témoigne d’une tension et d’une angoisse accrues au sein de sa communauté qui rassemble à Strasbourg environ 20 000 personnes :
« Beaucoup d’entre eux ont des proches ou de la famille qui habitent en Israël, un pays en guerre. Les gens m’appellent pour me rapporter des actes antisémites, que ce soit des graffitis ou des inscriptions qui célèbrent le Hamas. Toutes les personnes qui m’appellent me disent faire preuve d’une vigilance extrême. »
« Je sens qu’on me regarde »
Devant les épiceries cashers du quartier des Contades, la majorité des personnes interrogées sur leur quotidien depuis les attaques terroristes du 7 octobre expriment d’abord leur lassitude. Au pied d’un immeuble, deux hommes, qui souhaitent rester anonymes, admettent qu’ils ne sont « pas tranquilles » :
« J’habite au dessus d’un bar et je sens qu’on me regarde. Je sens les regards insistants, le soir et même en journée. On accompagne systématiquement les enfants jusqu’à l’école. Ce n’était pas le cas avant. C’est préventif. »
Avant de repartir entre deux averses sur son vélo cargo, l’un des pères de famille salue la présence accrue de policiers dans le « ghetto », un qualificatif qu’il donne au quartier des Contades.
Cinq personnes interrogées déplorent que le drapeau israëlien ait été décroché de la facade de l’Hôtel de ville place Broglie. Lucette, 50 ans, ne comprend pas ce qu’elle interprète comme un manque d’empathie envers sa communauté :
« J’ai l’impression que personne ne nous soutient à Strasbourg. Lors des attentats contre Charlie Hebdo, tout le monde était dans la rue. Là, on ne voit pas grand monde. Bien sûr il y a nos voisins qui demandent des nouvelles. Mais la solidarité n’est pas flagrante. »
« Mes fils ne portent plus la kippa en dehors du quartier »
Ce qui change vraiment pour Lucette depuis le 7 octobre, c’est la présence de deux de ses enfants au domicile familial. Ils auraient dû partir le 10 octobre vivre en Israël. « Du coup ils sont à la maison. Je ne sais pas quand ils pourront partir », souffle-t-elle. Alors qu’elle répond aux questions de Rue89 Strasbourg, une voisine lui dit bonjour de loin et demande des nouvelles de ses fils. « Au moins ils sont bien ici », sourit-elle.
En prévision du week-end, Lucette sait que sa famille ne s’aventurera pas hors du quartier des Contades. « Je suis reconnaissable et mes fils aussi. D’ailleurs ils ne portent plus la kippa en dehors du quartier », explique-t-elle, prenant pour exemple un trajet en train où ils sont exceptionnellement restés sans leur couvre-chef religieux.
Hors de question également de flâner dans un parc le week-end pour profiter des derniers rayons du soleil automnal. « Avec la manifestation qui est prévue en soutien à la Palestine, on se dit que ça pourrait dégénérer », estime-t-elle. Des précautions « évidentes » pour la mère de famille.
« En alerte », c’est aussi l’état d’esprit de cette mère de quatre enfants, tous scolarisés dans des écoles juives de Strasbourg :
« Dans la rue, on ne les appelle plus par leurs prénoms. On utilise une version française. Les enfants vivent comme si on était en état de guerre. On ne se balade plus dans le parc à côté de la synagogue. Tout le monde est vigilant. »
Jeudi 19 octobre, un adolescent de 15 ans a été interpellé aux abords de la synagogue avec un couteau en main. À France Bleu Alsace, le président du consistoire juif de Strasbourg Maurice Dahan confiait que « pas un jour ne passe sans qu’un membre de la communauté juive de Strasbourg ne porte plainte en ce moment, notamment pour des injures ».
Les codes des portes changés
Devant une pharmacie de l’avenue des Vosges, Sarah et Dina font état de changements pour leurs enfants plus que pour elles-mêmes. Dans les écoles, les codes des portes ont été changés et les sorties sportives annulées.
« Si ma fille de 17 ans ne m’appelle pas quand elle sort du lycée, je suis angoissée », explique Dina. « Et désormais, pour signaler une absence d’un de mes enfants, l’école demande à ce qu’on appelle et à ce que plus rien ne passe par mail », abonde Sarah.
Les mères de familles décrivent des messages quotidiens de la part des établissements scolaires les invitant à faire attention. « Ils ne peuvent plus sortir de l’établissement pendant la récréation », poursuit Sarah.
Caroline est très inquiète. La jeune quadragénaire, mère de sept enfants, craint pour leur sécurité même si elle tente de les préserver du contexte comme elle peut :
« J’ai demandé à mon fils qui travaille dans une épicerie casher de ne plus porter la kippa mais il refuse. J’ai aussi demandé à ma fille si elle savait quoi faire en cas d’attaque terroriste dans son lycée. »
Une autre fille de Caroline vit en Israël, où elle a été appelée pour son service militaire, « mais pas sur le terrain », glisse la mère, un peu rassurée. Les mots sortent à toute vitesse lorsque Caroline parle, presque sans interruption. Puis elle lâche brusquement : « Je pense que ça s’entend, je suis en colère ».
« Quand j’approche de l’école juive, je regarde autour de moi, quand j’approche du centre communautaire, je regarde autour de moi. J’ai demandé à mes enfants de rentrer directement à la maison après la fin des cours. C’est dur de ne pas baigner dans cette angoisse tout le temps mais il faut être vigilant. On a tous encore l’attentat de Toulouse en tête, et ce qui s’est passé en Israël, ça peut très bien se passer ici. C’est un prétexte pour les antisémites qui veulent taper du juif. »
Des messages antisémites à l’université
Natacha Hubelé est présidente de la section strasbourgeoise de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Depuis le 7 octobre, l’Union organise des veillées en soutien aux otages, des collages, des manifestations et des groupes de parole. Neuf évènements en trois semaines, ce qui est exceptionnel pour l’organisation. Au téléphone, elle raconte la mise en place d’une « cellule de crise » depuis trois semaines et la prévention qu’ils se sont efforcés de faire, dès le 9 octobre au matin :
« On a envoyé une lettre au doyen de la faculté pour prévenir les actes antisémites. Dès le 7 octobre, on a su que ce n’était pas un évènement comme les autres. On ne sait pas encore ce qui est fait du côté de l’université pour punir les actes antisémites mais nous travaillons pour faire remonter les signalements. On est surtout tous très fatigués. »
Selon la présidente, les insultes antisémites sont présentes sur les réseaux sociaux et dans les groupes WhatsApp d’étudiants. Dans un échange consulté par Rue89 Strasbourg, les étudiants juifs sont qualifiés de « dragons volants » par exemple. Sur un réseau social, l’UEJF rapporte le témoignage de Romain dont les camarades d’amphi estiment qu’il faut « buter tous ces sales juifs ». Des remarques antisémites requalifiées en blagues auraient aussi été proférées dans le cadre de cours « mais heureusement, il n’y a pas eu d’attaque physique », poursuit la présidente.
Une fois par semaine depuis l’attaque, l’UEJF organise un cercle de parole pour que les étudiants et étudiantes puissent en parler ensemble :
« Ça fait du bien de partager ce qu’on a sur le cœur. Avec les otages dont on n’a pas de nouvelles, l’image d’une inscription « interdit aux juifs » à l’entrée d’un bâtiment en Turquie et la multiplication des insultes antisémites, on a tous vraiment peur. »
« J’aimerais que plus aucun civil ne meure »
Lucette, la mère de famille, aimerait avant tout que « plus aucun civil ne meure » :
« Si ça pouvait se régler sans aucun décès supplémentaire, ça serait génial. C’est peut-être un peu naïf mais je me dis que des conflits inter-religieux ont déjà été dépassés, que ça pourrait être le cas de celui-ci également. »
Au sein de la famille de Caroline, « tout le monde est hébété. On espère juste que l’armée de terre d’Israël entrera le plus tard possible dans Gaza, car on sait tous que ce jour endeuillera encore beaucoup de familles », explique-t-elle.
Interrogée sur les effectifs déployés pour protéger la communauté juive à Strasbourg, la préfecture du Bas-Rhin n’a pas répondu à Rue89 Strasbourg dans le temps imparti.