Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, a annoncé entrer en « résistance » contre la loi immigration et intégration. La municipalité participe à une saisine du Conseil constitutionnel et étend ses aides sociales communales aux personnes sans-papiers.
« L’adoption de cette loi marque un recul sans précédent des droits des étrangers ». Dans un entretien à France Inter, la maire de Strasbourg Jeanne Barseghian (EE-LV) a annoncé que sa municipalité entrerait « en résistance » contre la loi sur l’immigration, à l’instar de 32 Départements de gauche. Pour la maire de Strasbourg, cette loi remet en cause le principe d’inconditionnalité : « Nous ne pouvons pas, en tant que collectivité, appliquer des mesures qui sont contraires à la devise de liberté, d’égalité et de fraternité », estime-t-elle auprès de Rue89 Strasbourg.
L’élue écologiste dénonce surtout les mesures de « préférence nationale », tirées du programme du Rassemblement National et visant à différer l’accès à certaines aides sociales pour les étrangers qui s’installent en France – jusqu’à cinq ans pour certaines. C’est le cas de l’allocation personnalisée d’autonomie qui ne serait accessible qu’après cinq ans de présence régulière en France. De même, l’aide personnalisée au logement ne serait accordée qu’après ce délai de cinq ans, à moins que la personne travaille ou qu’elle soit étudiante, auquel cas ce délai de carence est réduit à trois mois.
Arguments juridiques pour censurer le texte
Jeanne Barseghian participe à l’opposition à la loi immigration tout d’abord en tant que co-présidente de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita), une association créée en 2018 qui regroupe 70 collectivités territoriales se positionnant en faveur de l’accueil inconditionnel des exilés en France. Car la « résistance » municipale se traduit sur le plan juridique par deux contributions extérieures aux saisines du Conseil constitutionnel. Ce dernier a été saisi quatre fois pour se prononcer sur la constitutionnalité du texte, dont une par Emmanuel Macron lui-même.
Dans la première contribution dont Jeanne Barseghian est signataire, la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) « conteste le délai pour obtenir certaines aides sociales », explique la maire. Elle estime que ces délais de carence n’ont aucun lien avec l’immigration irrégulière contre laquelle la ministère de l’Intérieur clame vouloir agir. Ces délais de carence seraient des cavaliers législatifs, c’est-à-dire des dispositions qui n’entrent pas dans les buts ou compétences du texte de loi auquel elles appartiennent.
Dans une seconde contribution extérieure, déposée par l’Anvita le 3 janvier 2023, les élus contestent la compétence de l’État à décider de la tarification des transports en commun :
« À Strasbourg, il appartient à l’Eurométropole de fixer les prix des transports en commun. La loi exclut les étrangers en situation irrégulière de la tarification solidaire : c’est une disposition qui va à l’encontre du principe de libre administration des collectivités. Donc nous la contestons. »
Jeanne Barseghian
Ils arguent également que la fin de l’accès inconditionnel à l’hébergement d’urgence est contraire au préambule de la Constitution, aux principes d’égalité, de fraternité et de dignité humaine.
Lier le national et le local
L’opposition de la gauche à ce texte est « indispensable » selon Jeanne Barseghian, surtout aux échelles locales :
« Nous accueillons les étrangers dans nos services publics, à nos guichets, tous les jours. Pour nos collectivités, ces personnes ne sont pas juste des chiffres ou des statistiques. Ce sont des femmes, des hommes et des enfants, qui risquent de subir les conséquences concrètes de ce texte s’il n’est pas censuré par le Conseil Constitutionnel. »
Parmi les « conséquences concrètes », elle évoque le risque d’augmenter le nombre de personnes à la rue si celles-ci n’ont plus accès à l’hébergement d’urgence. Une situation à propos de laquelle la Ville a déjà alerté la préfecture et adressé une lettre au Président de la République. Les deux démarches sont restées sans réponse. « On craint que si cette loi est appliquée en l’état, des milliers de personnes se retrouvent à la rue à Strasbourg où la situation explose déjà », alerte Jeanne Barseghian.
Élargissement du droit à l’aide sociale communale
Pour Floriane Varieras, adjointe municipale en charge des Solidarités, l’adoption de la loi immigration est « frustrante » et sa temporalité, « anachronique » :
« Le 12 décembre [soit sept jours avant le vote de la loi, NDLR], nous avons voté en conseil municipal l’élargissement de l’aide sociale communale aux personnes sans-papiers. Il faut désormais simplement que les personnes justifient de six mois de présence à Strasbourg. Elles n’ont pas besoin d’avoir un titre de séjour pour en bénéficier. »
Floriane Varieras, adjointe municipale aux Solidarités
Peu connues, « 5 490 aides sociales communales ont été accordées, pour un montant moyen de 248€, soit un budget global de 1 359 812€ » en 2022, selon la délibération adoptée par le conseil municipal le 12 décembre 2023. Elle est financée grâce au budget « secours et dots ». Ces aides existent depuis des lois de 1908 et 1909 et leur distribution était régie par un guide du 21 novembre 2011.
« Nous favorisons l’accès aux droits »
L’aide se divise en deux volets : une aide aux besoins de première nécessité, qui permet de « répondre aux besoins primaires » tels que « l’alimentation et l’hygiène » et une aide « au projet ». Toutes deux sont destinées à des personnes qui vivent avec moins de 250€ par mois, une fois leurs frais fixes payés.
Cette délibération a été votée à l’unanimité par les conseillères et conseillers de la Ville. Elle a pris effet le 1er janvier 2024.
« Nous faisons en sorte de favoriser l’accès aux droits. Les personnes sans-papier, à Strasbourg, il y en a plein. Elles ont des enfants qui vont dans nos écoles, certaines d’entre elles travaillent et font partie de notre ville. Elles sont toutes aussi humaines que les autres Strasbourgeois et Strasbourgeoises. »
Floriane Varieras, adjointe municipale aux Solidarités
La Ville a déjà mis en place une tarification solidaire voire gratuite pour les cantines. Le dispositif est basé sur les revenus des parents – et non conditionnée à leur situation administrative.
Les villes, premières témoins de l’extrême précarité
Cette aide sociale communale est la seule qui dépend des compétences de la Ville. « Nous ne sommes en charge ni du RSA, ni de l’Allocation adulte handicapé, ni des allocations chômage », poursuit Floriane Varieras. La Ville n’a donc pas d’autre « levier direct » pour contrer les effets de la loi immigration, estime l’adjointe.
« Et en même temps, les Villes sont les premières témoins de l’extrême précarité. Lorsque les gens n’ont plus rien, ce sont dans les services d’accueil de jour que nous gérons qu’ils se retrouvent. Avec des espaces comme La Bulle [douches gratuites, NDLR], ce sont nos structures qui leurs permettent un répit et mettent un pansement sur les quotidiens de ces personnes en situations de grande pauvreté. »
Floriane Varieras, adjointe municipale en charge des Solidarités
Ces accueils de jour à destination des personnes pauvres ou sans-abris comme les centres communaux d’action sociale (CCAS) ou la T’rêve « ne trieront jamais celles et ceux qui peuvent y accéder en fonction de leur situation administrative », assure Jeanne Barseghian.
« S’il y a des mobilisations, la Ville sera représentée »
Floriane Varieras ajoute que la municipalité utilise tous les outils pour défendre l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence et l’accès inconditionnel aux droits et aux prestations sociales. L’adjointe cite le recours contentieux que la Ville a initié début janvier 2024 contre l’État sur ses « carences » en matière d’hébergement d’urgence. Ce recours auprès du tribunal administratif fait suite à une première démarche auprès de la préfecture en octobre 2023, restée sans réponse depuis plus de deux mois.
En attendant que le Conseil constitutionnel se prononce sur la loi immigration et intégration, Jeanne Barseghian refuse d’envisager que le texte soit appliqué en l’état. Le Conseil constitutionnel devrait rendre sa décision d’ici la fin du mois de janvier. « S’il y a des mobilisations dans la rue contre cette loi, la Ville sera représentée », explique-t-elle, citant un appel national à manifester le 14 janvier.