Vaporiser, grignoter, masser… Les applications du chanvre, culture qui revient dans les champs d’Alsace, sont multiples. Voisins et amis, Karim Nafati et Zacharie Roullin ont ouvert en fin d’année une boutique avec une grande variété d’utilisations, dont les feuilles de CBD. Mais un arrêté du ministère de l’Intérieur, suspendu depuis par la justice, qui l’amalgame avec de la drogue, a bien failli mettre fin au projet des deux entrepreneurs.
Encadrée par un vétérinaire et un gestionnaire immobilier, la boutique en pied d’immeuble passerait presque inaperçue sur l’avenue de Colmar à la Meinau. Derrière de grandes façades vitrées, un carrelage gris impeccable, des murs et étagères blanches minimalistes garnies de pierres, d’huiles, de produits de soin ou de céréales. Derrière leur masque, Karim Nafati et Zacharie Roullin accueillent avec une infusion… au chanvre bien sûr. En fond, une musique jamaïcaine est à peine perceptible, couverte par le clapotement de l’eau d’une petite fontaine zen.
Un arrêté qui plombe tout un commerce
Après un mois de janvier cauchemardesque, les deux entrepreneurs voient à nouveau l’avenir avec un peu de sérénité. Depuis le mardi 25 janvier, ils sont à nouveau autorisés à vendre tous leurs produits issus du chanvre industriel. Le Conseil d’État a suspendu en référé un arrêté du 30 décembre, voulu par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui interdisait la vente au grand public de fleurs et des feuilles brutes de variétés de cannabis en raison de la présence de la molécule de THC et ses propriétés stupéfiantes. Une molécule également présente dans certaines feuilles de chanvre comme en vendent les deux associés alsaciens et environ 1 800 boutiques en France.
À rebours de la plupart des pays européens, la France invoque la protection des consommateurs et associe le cannabidiol (CBD), et sa concentration limitée de la molécule THC (0,3%), à des produits « stupéfiants », comme le cannabis. Ce qui n’est pas la position de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Au contraire, ses experts estiment qu’il peut y avoir des applications thérapeutiques au cannabidiol, notamment contre les douleurs ou l’épilepsie.
Autre argument invoqué par le ministère de l’Intérieur : le fait que les forces de l’ordre ne peuvent distinguer à l’œil nu les feuilles issues de la production autorisée et celles du trafic clandestin. Argument qui selon les professionnels du secteur relève de la mauvaise volonté. « En Suisse, il existe depuis 2018 des tests qui permettent de déterminer en 30 secondes si c’est du CBD ou du THC« , relève Zacharie Roullin.
Moins 70% en un mois
Les effets de ce texte du ministère de l’Intérieur, publié le 30 décembre 2021, ont été ravageurs. Les deux entrepreneurs ont beau mettre en avant une large palette de produits issus du chanvre, la vente de feuilles et de fleurs aux particuliers reste le produit phare après deux mois d’ouverture. « En janvier, on a fait moins 70% de chiffre d’affaires sur un mois. Et même une journée à zéro », raconte Zacharie Roullin. L’absurdité de la réglementation l’a même fait retirer les infusions. « Comme si quelqu’un allait trier les mélanges avec la lavande, la menthe et le tilleul pour garder les feuilles de chanvre et les fumer », soupire-t-il.
Les deux hommes ne recommandent pas de fumer « tel quel » les feuilles qu’ils achètent dans une production en Suisse. Contrairement à d’autres boutiques, ils ne vendent d’ailleurs pas le matériel pour cet usage. Ils orientent vers d’autres solutions comme la vaporisation, pour obtenir les vertus relaxantes, sans les effets nocifs sur la santé.
Mais Karim Nafati sait que chez ses acheteurs, il y a différents profils :
« Pour certains notre discours c’est de dire : “Vous avez fumé, vous êtes dans un piège, on peut vous aider à en sortir et décrocher avec le THC.” Car arrêter complètement du jour au lendemain, c’est difficile. »
Pour les deux commerçants, l’interdiction ne règle pas le problème de l’addiction, au contraire. Pendant les trois semaines où la vente de CBD était interdite, ils ont constaté que certains de leurs clients sont retournés vers le marché illégal, déçus de ne plus trouver des substituts.
25 000 euros d’économie en jeu
À Niederhausbergen, Zacharie Roullin, informaticien, et Karim Nafati, paysagiste, se sont d’abord connus comme voisins. Malgré leur différence d’âge de 17 ans, ils se découvrent une passion commune pour le chanvre.
En gardant leurs sociétés respectives à côté, ils ont ouvert leur boutique ensemble le 23 octobre 2021. Pour mener ce projet, ils ont investi leurs économies personnelles, soit 25 000 euros au total. La petite réserve de sécurité a fondu en quelques semaines suite à la publication de l’arrêté. Malgré les rentrées amoindries, il faut payer le loyer, les factures, « et encore on n’a pas de salarié », relativise Zacharie Roullin. Pour l’homme de 30 ans, l’enjeu est fort car son apport représente l’ensemble de son épargne accumulée via son entreprise d’informatique. Depuis l’ouverture, il passe trois jours par semaine à la boutique, autant de temps qu’il ne passe plus avec ses équipes.
« Une plante diabolisée »
Karim Nafati a aussi revu son organisation pour tenir la boutique les trois autres jours. Au contact des plantes depuis 17 ans, il pourrait quant à lui parler pendant des heures des propriétés du chanvre :
« Un hectare de chanvre capte autant de CO2 qu’un hectare de forêt amazonienne, mais met moins de temps à pousser. À côté de chez nous, la Suisse est à la pointe du CBD, et ce n’est pas un pays laxiste. Il y a aussi de nombreux sportifs qui utilisent des gélules ou des huiles de massage pour la récupération… Ici, on vend aussi des sacs faits au Népal qui sont garantis à vie tellement ils sont résistants. On n’en a pas ici, mais on pourrait aussi exposer le béton de chanvre qui est un matériau durable et ininflammable, c’est beaucoup plus écologique que le béton. C’est une plante qui a plein de vertus pour l’humanité, mais qui a été diabolisée au cours de l’histoire. »
Zacharie Roullin regrette aussi que le chanvre soit associé au cannabis. « Quand on parle de produits au chanvre, il y a toujours la petite blague sur ses effets… » Quand bien même de nombreux produits dérivés comme les huiles ou les aliments n’ont pas du tout de THC, la fameuse molécule psychoactive.
Au-delà du cas des deux Strasbourgeois, c’est toute une jeune filière qui était en péril avec l’arrêté du ministère de l’Intérieur. Un secteur bien vivant dans la région. Dans les rayons de la boutique, on retrouve les produits de plusieurs entreprises alsaciennes : les céréales et pâtes à tartiner du Labo (« la seule à avoir 100% sur Yuka ! (une appli de notation des aliments, NDLR) », vante Karim Nafati), les huiles alimentaires de Chanvr’eel, le shampoing d’une créatrice à Brumath, d’une autre à Pfaffenhoffen, et d’autres produits Made in France… « On travaille avec beaucoup de locaux. Ils sont tous cool, mais bosseurs. On sent une dynamique », poursuit le paysagiste.
La France est le quatrième producteur mondial derrière la Chine, les USA et le Canada. Et l’Alsace connaît un retour important de ces plantations, notamment en culture biologique, très présente au XIXe siècle lorsqu’elle comptait jusqu’à 8 000 hectares.
Pâtes, bières, jus… les prochains produits en vente
« On va faire des pâtes aux champignons pour les étudiants », projette Karim Nafati. Un dernier test des recettes avec les fournisseurs précèdera la mise en vente courant février. Une manière de cibler le lycée Couffignal ou les personnes en formation sur le campus de la CCI. Autres produits qu’il aimerait mettre en vente : des jus ou une bière locale aromatisées au chanvre. Une diversification nécessaire économique pour se mettre à l’abri en cas de nouvelles dispositions françaises qui cibleraient le commerce de feuilles, mais aussi une envie de faire découvrir toutes les déclinaisons du chanvre.
Lui-même a commencé à utiliser le CBD il y a une dizaine d’années, en s’approvisionnant en Suisse, pour soulager une hernie discale. « Aucun traitement n’a eu un effet comparable, » dit-il.
Un client pousse la porte. « Je suis un frustré du magasin d’avant », plaisante le jeune homme, en fauteuil roulant, qui a vite pris ses habitudes avec la nouvelle enseigne. Pour s’installer, les deux gérants ont en effet profité du déménagement de l’ancienne boutiques de produits dérivés et du bouche à oreille avec le propriétaire. Ainsi, ils n’ont pas eu à payer de pas de porte. « Sinon à Strasbourg c’est rapidement 30 000 à 50 000 euros », détaille Zacharie Roullin. Le client, dont la casquette arbore une feuille d’érable, repart avec des cookies, des infusions et aucune feuille à l’état brut. « Les responsables politiques feraient mieux d’essayer, ça les détendrait », lance-t-il en partant. Il compare le blocage français avec le Canada, où il a vécu : « la population était plutôt contre au début, mais la consommation de drogue a baissé« .
Un avenir toujours incertain
Avec la suspension de l’arrêté controversé, les deux entrepreneurs n’ont que quelques mois de visibilité, en attendant la décision sur le fond. Depuis, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a dit qu’il « regrette » la décision de justice et a réitéré ses approximations, notamment en affirmant que « toutes les substances qui relèvent du cannabis sont très mauvaises pour la santé. » Or c’est justement parce que cette nocivité du CBD n’a pas été démontrée que le Conseil d’État a suspendu le texte du ministre.
« Le débat est complètement idéologique, avec des déclarations qui empêchent tout débat. On ne comprend pas cette agressivité. On n’est pas contre la réglementation, même pour l’alcool et le tabac, dont les effets nocifs sont avérés », regrette Zacharie Roullin. Au-delà de la décision juridique, « l’avenir de la filière dépendra sûrement du résultat des prochaines élections », estime le trentenaire. Et de la maturité du débat politique en France.