Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Émeutes : les éducateurs de rue toujours déterminés, malgré une disette sociale endémique

Émeutes : les éducateurs de rue toujours déterminés, malgré une disette sociale endémique

Alors que le quartier de Cronenbourg s’est embrasé pendant plusieurs nuits suite à la mort du jeune Nahel à Nanterre, les éducateurs de rue, en première ligne face à la misère, reprennent leur travail en dépit des difficultés colossales.

Dans un petit appartement de la place de Haldenbourg, se trouve la cellule la plus en prise avec les jeunes de Cronenbourg : le Service de prévention spécialisée (SPS). Quatre à dix adultes, dont le métier est de sortir, un par un, les adolescents de la misère sociale. Après quatre nuits d’émeutes suite à la mort du jeune Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre mardi 27 juin, ces éducateurs ont repris leurs missions, malgré le constat d’une dégradation continue de la situation sociale.

« Quand ça pète, ce n’est pas un échec »

Responsable du SPS, Norbert Krebs, 65 ans dont une trentaine passés dans le quartier de Cronenbourg, n’attend plus rien des politiques publiques :

« Je déteste tous les politiques, de droite comme de gauche. Je n’en peux plus des sociologues et des psychologues, qui prétendent connaître la banlieue et ses problèmes et qui nous bombardent avec leurs concepts fumeux. Ça fait 40 ans que la situation globale du quartier se dégrade, on sait très bien qu’à chaque étincelle n’importe où en France, même fantasmée, des émeutes peuvent éclater. »

Norbert Krebs, directeur du Service de prévention spécialisée, reste motivé malgré l’adversité Photo : PF / Rue89 Strasbourg / cc

Même discours de son collègue, Daniel Mallen, 57 ans, lequel cite volontiers les sociologues en revanche :

« Notre boulot, c’est de “prévenir la désaffiliation” comme ils disent. C’est à dire qu’on “prévient” tout : la pauvreté, le chômage, l’alcoolisme, les points de deal, les squats… C’est une mission politique de l’État, mais qui nous revient en cascade avec des moyens en baisse chaque année. De temps en temps, on arrive à sortir quelques jeunes… »

Le SPS accueille environ 300 jeunes par an dans son service, sur une population estimée à 2 000 jeunes de quinze à vingt ans (sur 20 000 habitants du quartier, dont 9 000 vivent dans la cité). Pour chaque jeune, il s’agit d’évaluer son lien avec la société et, pour les plus éloignés, de leur proposer un cadre de réinsertion, fait de rendez-vous de plus en plus réguliers dans des chantiers éducatifs rémunérés. Environ 150 jeunes ont bénéficié de ce type d’accompagnement en 2022.

Bien conscients de leurs limites, les deux éducateurs ne se démobilisent pas pour autant. Daniel reprend :

« Quand ça pète comme ça, je ne le vis pas comme un échec. Je l’intègre à la réalité du terrain sur lequel je travaille. On ne peut pas espérer que ça s’arrange avec des familles qui arrivent sans qu’on ne soit en mesure de les accueillir. Il faudrait beaucoup plus d’éducateurs et de services publics dans les quartiers, mais les gouvernements ont fait les choix inverses. »

Daniel Mullen, éducateur au SPS, conçoit son boulot comme une « mission politique » Photo : PF / Rue89 Strasbourg / cc

Même s’il raille son collègue, qu’il appelle « Daniel de la Nupes », Norbert Krebs reprend en partie son discours :

« Il faut arrêter de victimiser ces populations. Les jeunes, c’est d’autorité dont ils ont besoin, de cadres. C’est de la maltraitance de les excuser en permanence. L’échec dans nos quartiers, c’est l’absence d’une culture commune, qui permet de vivre ensemble. »

Délégations en cascade

Initialement, la mission de prévention pour la jeunesse est une compétence de l’État, qu’il a déléguée aux Départements et que le Bas-Rhin a finalement déléguée à l’Eurométropole… À chaque fois, ces changements induisent de nouvelles manières de travailler et des budgets en baisse. En 2005, le Service de prévention a ainsi perdu deux postes d’éducateurs. Directeur de l’association du centre socio-culturel Victor Schoelcher, qui gère également le SPS, Laurent Cécile ne comprend pas cette politique de désertion :

« Il y a un mécanisme d’auto-entretien de la misère, avec des familles qui quittent le quartier dès qu’elles s’en sortent et d’autres, plus pauvres, qui arrivent. Avec nos moyens actuels, nous sommes incapables d’enrayer ce mécanisme et ses conséquences néfastes sur la population. Les millions d’euros de la rénovation urbaine ont bien ravalé les façades, et c’est positif, mais ce dont nous avons besoin, ce sont des adultes partout, pour contrer les effets délétères des logements en grandes tours… »

Laurent Cécile salue en contre-exemple la division par deux des classes de primaires à l’école Marguerite Perey et l’arrivée d’un concierge attitré à la cité, employé par le bailleur Somco.

Laurent Cécile, directeur du CSC Victor Schoelcher Photo : PF / Rue89 Strasbourg / cc

Une police absente ou trop présente

L’épineuse question de la police et son rapport aux jeunes du quartier, exaspère Daniel Mullen. L’éducateur soupire :

« En tant qu’éducateurs, on connaît les commissaires en charge du quartier, mais avec les policiers de terrain c’est compliqué, même pour nous. Ils nous voient comme des complices. Contrôlés en permanence, avec souvent de la tension, des insultes voire des claques qui partent, les jeunes ont fini par voir la police comme une bande concurrente. Les relations n’ont cessé de se dégrader depuis la disparition de la police de proximité. »

Norbert Krebs, estime lui que « la police fait bien son travail ». « Je ne sais pas comment ils font pour travailler, alors qu’ils ne sont pas soutenus par le pouvoir. » Concernant la discrimination subie par les jeunes du quartier, il relativise à l’extrême : « Oui les jeunes sont discriminés, mais tout le monde l’est à un moment ! »

Sur la porte d’un bureau de la SPS, des citations de comptoir sont placardées : le « tout cramer pour repartir sur des bases saines » de Kaamelott côtoie une maxime plus classique sur l’accompagnement et l’autonomie. Les éducateurs repartent au contact des jeunes, jusqu’à la prochaine crise.

L’enquête sur les algues vertes en Bretagne, scandale de l’agrobusiness filmé par Pierre Jolivet

L’enquête sur les algues vertes en Bretagne, scandale de l’agrobusiness filmé par Pierre Jolivet

Rencontre avec le réalisateur engagé Pierre Jolivet, qui décortique le système de l’agroalimentaire en Bretagne à travers l’enquête de la journaliste Inès Léraud sur les algues vertes.

Depuis 1989, trois personnes sont mortes sur les côtes bretonnes, retrouvées le nez dans les algues vertes, sans compter les animaux. Pourtant, jamais le lien n’est établi entre ces morts et la décomposition des algues produisant de l’hydrogène sulfuré qui, à haute dose, tue aussi rapidement que du cyanure. Mais les corps ne sont pas autopsiés…

En 2015, la journaliste Inès Léraud s’installe en Bretagne pour commencer son enquête au plus près des habitants. Ici, lui raconte une victime, tout le monde a dans sa famille quelqu’un qui travaille dans l’agroalimentaire. L’omerta est générale. Pour son dix-neuvième film, Pierre Jolivet a choisi de retracer le combat d’Inès Léraud, interprétée avec force par Céline Sallette, et de mettre à jour le système asphyxiant de l’agrobusiness en Bretagne. Rencontre avec un cinéaste qui, à 70 ans, est toujours passionné de justice et de cinéma.

Bande annonce Les Algues vertes (Doc. remis Haut et Court)

Rue89 Strasbourg : Comment est venue l’idée de faire une fiction sur la prolifération des algues vertes en Bretagne ?

Pierre Jolivet : Ce sont mes producteurs, Xavier Rigault et Marc-Antoine Robert, qui, ayant lu la bande-dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hone, ont pensé à moi pour l’adapter. Quand je l’ai lue, j’ai effectivement su quel film je pourrais faire. Je ne voulais pas juste raconter l’enquête qui a conduit à mettre en cause les algues vertes dans la mort de plusieurs personnes et de nombreux animaux, mais je voulais faire un film sur Inès Léraud, la personne qui s’est battue pour faire connaître ce scandale.

Au départ, elle était contre cette idée mais j’ai réussi à la convaincre qu’elle devait être l’héroïne de cette histoire, comme une Erin Brockovich bretonne. Ainsi, le film est un mélange de trois sources : la BD, ce qu’Inès m’a raconté sur sa vie personnelle et mes propres voyages et rencontres en Bretagne.

De quelle façon vous êtes-vous inspiré esthétiquement de la BD ?

P. J. : Je n’ai pas fait d’adaptation visuelle de la BD, qui a un parti pris graphique fort. Elle ne m’a pas servi de story-board non plus. Mais en voyant le film, je me suis rendu compte que j’ai filmé des images qui sont dans la BD, les images sont revenues subliminalement car, à force de lectures, j’en ai été imprégné. Par ailleurs, je n’ai pas pu filmer sur tous les lieux cités par Inès, car je n’ai pas eu les autorisations, il a donc fallu s’adapter.

De la même façon qu’Inès Léraud a eu du mal à enquêter, avez-vous eu du mal à tourner en Bretagne?

P. J. : Oui, les municipalités ne veulent pas être associées aux algues vertes. Nous avons eu beaucoup de refus, mais j’avais une équipe bretonne très jeune et motivée et plus on nous mettait des bâtons dans les roues, plus nous étions engagés ! Nous avons découvert, via la Préfecture, qu’il y avait un droit d’usage : c’est-à-dire qu’on pouvait tourner caméra à l’épaule, sans installer de matériel. On s’est débrouillé ! Je me rendais d’autant mieux compte du mur auquel Inès avait du faire face. D’où l’importance du soutien qu’elle a reçu de sa compagne, que je voulais absolument montrer dans le film. Quand on est dans un combat, quel qu’il soit, politique, syndicaliste, journalistique… Il y a toujours quelqu’un derrière qui vous soutient. On n’en parle rarement.

Céline Sallette interprète la journaliste Inès Léraud, également co-scénariste sur le film. Photo : document remis

Inès Léraud a également cosigné le scénario avec vous, comment s’est passée cette collaboration?

P. J. : J’adore écrire à deux. Nous nous sommes mis d’accord sur deux choses : j’avais le final cut sur le scénario, mais elle gardait la main sur ce que nous allions montrer et dire d’elle. Elle m’a beaucoup nourri avec ce qu’elle a vécu, me faisait des propositions de dialogues, j’écrivais et elle relisait. Je me suis inspiré très fortement de tous les podcasts qu’elle a réalisés pour France Culture (Journal breton, dans l’émission « Les pieds sur terre », ndlr). Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est que ça sonne vrai.

Depuis 2010, l’État a lancé un Plan de lutte contre les algues vertes : 130 millions investis jusqu’en 2027 pour prévenir des risques, et surtout aider les éleveurs à faire leur transition vers une agriculture raisonnée. Où en est-on aujourd’hui?

P. J. : Je ne veux pas vous déprimer mais rien n’a changé ! Ce ne sont pas les lois qui manquent mais elles ne sont pas respectées. À côté d’où vit Inès, nous sommes tombés pendant le tournage sur un grand bâtiment d’une marque qui fait du poulet bio élevé en plein air, mais on était surpris de ne jamais voir de poulets dehors… Après vérification, on nous a expliqué qu’il y avait deux contrôles par an et que les contrôleurs appelaient avant de passer. D’où la colère des habitants qui se disent : on a voté écolo, on a fait voter une loi mais derrière il n’y a pas de contrôles !

Autre exemple parlant, ma fille a fait son mémoire sur la PAC (Politique agricole commune, Ndlr) à l’heure des défis environnementaux, et elle s’est rendue compte que l’Union européenne donnait des aides à ceux qui polluent le plus, soit disant pour dépolluer. C’est l’inverse de ce qu’il faut faire ! Il faudrait aider les plus petits, qui pratiquent une agriculture raisonnée ou bio pour lutter contre les gros. Or, les petits disparaissent aujourd’hui.

Il se passe la même chose pour le cinéma. Je fais partie d’une association avec laquelle on se bat pour donner de la place aux plus petits films. Une loi existe pour limiter le nombre d’écrans pour les grosses productions dans les multiplex, mais elle n’est pas respectée…

Des sangliers asphyxiés par l’hydrogène sulfuré dégagé par les algues vertes. Photo : doc. remis

Avez-vous eu du mal à financer le film?

P. J. : Oui, mais pas forcément à cause du sujet, qui a tout pour faire un bon polar, mais parce que les financeurs attendaient certaines scènes « obligatoires » dans ce genre de scénario. Ils voulaient l’engueulade du couple, les courses poursuites, et on était surpris qu’il n’y ait pas d’homophobie dans la campagne bretonne… Mais non ! L’homosexualité d’Inès n’a jamais été un sujet et elle ne s’est jamais disputée avec sa compagne. J’ai fait la pari de la vérité, je ne veux pas répondre aux supposées attentes d’un spectateur biberonné aux séries.

C’est vrai que moi aussi j’attendais l’engueulade de couple…

P. J. : (Rires) Il faut réussir à donner autre chose à voir pour compenser cette absence de spectaculaire. Il fallait trouver de l’inattendu et la vie en donne toujours, comme quand la mère d’Inès apprend sur Wikipédia que sa fille est morte… C’est la réalité. Si le film ne marchait pas, ce serait un désaveu du cinéma tel que je l’imagine.

La préfète du Bas-Rhin recommande une Fête nationale sans feux d’artifice, les maires partagés

La préfète du Bas-Rhin recommande une Fête nationale sans feux d’artifice, les maires partagés

Par courrier, la préfète du Grand-Est Josiane Chevalier a « vivement » recommandé aux maires du Bas-Rhin d’annuler les feux d’artifice du 14 juillet, notamment à cause de la sécheresse.

Une recommandation plutôt qu’une interdiction. La préfète du Bas-Rhin a opté pour une solution diplomatique concernant l’usage des feux d’artifices pour ce 14 juillet, dans les communes du Bas-Rhin. Entourée d’élus locaux et de sapeurs-pompiers, Josiane Chevalier a plaidé pour une fête nationale sans feux festifs lors d’une réunion en vidéo conférence le 3 juillet 2023.

Le lendemain, elle formalise son propos en adressant à tous les maires du Bas-Rhin un courrier se voulant dissuasif : « Je ne peux que vous recommander vivement d’annuler l’ensemble de vos spectacles pyrotechniques dans ce contexte de mobilisation intense des services et de sensibilité forte du département au risque de départ de feux de végétation et de forêt (…). »

Une liberté appréciée des maires

Vincent Debès, maire de Hoenheim et président de l’association des maires du Bas-Rhin se satisfait de cette solution. Présent à cette réunion, il relate que Mme Chevalier voulait d’abord « que tous soient sur un même pied d’égalité, en interdisant à tout le monde les feux festifs. » Après quelques discussions, la préfète se serait ravisée et choisi une simple recommandation.

Vincent Debès, vice-président à l’Eurométropole en charge des sports. Photo : Pascal Bastien / Rue89 Strasbourg

« Les maires savent être responsables et ne prendront aucun risque », affirme Vincent Debès, qui a choisi de maintenir le feu d’artifice dans sa commune. Organisé sur un site « clos, sécurisé et artificiel », la « sécurité des biens et des personnes » sera assurée grâce à des agents de sécurité, assure l’élu. « J’ose espérer que les gens seront responsables et que nous pourrons assurer cette Fête nationale dans le respect des biens et des personnes. »

Valentin Rabot, maire d’Achenheim, a choisi à l’inverse de reporter le feu d’artifice à l’année prochaine. « J’apprécie que ce ne soit pas une interdiction, c’est plus respectueux de la souveraineté des communes, et cela se base sur la diversité des situations géographiques. Le fait de tirer le feu au-dessus d’un plan d’eau, par exemple, simplifie les choses. » Même raisonnement pour Jacques Cormec, maire de Bourgheim, qui n’organisera pas de feux dans sa commune cette année. « C’est de la responsabilité des maires et des élus, qui ne sont pas dénués de sens. (…) Personne ne veut être l’auteur d’un départ de feu ».

« On a bien compris que les pompiers n’étaient pas disponibles… »

À Strasbourg aussi, la municipalité a fait le choix de la prudence, pour une raison différente. La préfète Josiane Chevalier insiste en effet sur la non-disponibilité des pompiers et des forces de l’ordre suite à la mort de Nahel le 27 juin 2023. « Le service d’incendie et de secours du Bas-Rhin ne sera plus en mesure de positionner des moyens de lutte contre l’incendie à proximité des feux d’artifice ou festif qui seraient maintenus », déclare la préfète dans son arrêté du 4 juillet 2023.

Fête nationale de Ribeauvillé Photo : Danae Corte/Rue89Strasbourg/ cc

Guillaume Libsig, adjoint à la maire de Strasbourg en charge de la vie associative, des animations urbaines et de la vie étudiante, confirme que c’est bien ce qui a motivé leur décision :

« On a bien compris pourquoi les pompiers n’étaient pas disponibles et on respecte leur besoin de se reposer, après les épisodes d’émeutes qu’on a pu connaître. On n’a pas voulu tirer sur la corde ».

L’adjoint rappelle qu’au-delà du feu d’artifice symbolique, c’est d’abord l’union nationale qui est célébrée. « Ce qui caractérise cette Fête nationale, c’est d’abord le fait de se retrouver tous ensemble. Le 14 juillet, c’est l’événement où il y a le plus de mixité sociale et c’est ça qu’on a voulu maintenir. »

« C’était quelqu’un de très joyeux » : après s’être vu refuser l’asile, Makho est mort en Ukraine

« C’était quelqu’un de très joyeux » : après s’être vu refuser l’asile, Makho est mort en Ukraine

En octobre 2022, Rue89 Strasbourg racontait le parcours de Malkhazi, qui se faisait appeler Makho. Ce Géorgien de 41 ans demandait l’asile après avoir combattu six ans en Ukraine. Après un refus de sa demande, le père de famille était retourné en avril sur le front. Il est décédé le 24 juin, à Bakhmut.

Difficile pour Juka de parler de son ami au passé, quelques jours après son décès. À une table de café du quartier gare, il cherche les mots pour décrire Makho. « On s’est connus en 2019 via un groupe de Géorgiens sur WhatsApp. On parlait souvent ensemble », retrace-t-il. « C’était quelqu’un de très joyeux, d’actif et qui cherchait toujours des solutions ».

Militaire de formation, Makho combattait aux côtés de l’armée ukrainienne depuis 2016. Animé par un sentiment « anti-russe », il laisse alors en Géorgie sa femme (décédée depuis) et ses quatre enfants, persuadé que s’engager en Ukraine protègera également son pays. En mai 2022, il est évacué vers Strasbourg (voir notre article). « Il a été exposé à des gaz toxiques sur une intervention et ne pouvait plus combattre, c’était difficile pour lui de respirer », soupire Juka. Un diagnostic confirmé par les urgences des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg, que Rue89 Strasbourg a pu consulter en septembre 2022.

C’est là que les deux hommes se rencontrent, en vrai. Juka, 24 ans, titulaire d’une carte de séjour étranger malade, aide alors Makho à chercher le support médical dont il a besoin. Puis il l’oriente vers la Préfecture, où il dépose une demande d’asile.

Une demande d’asile refusée

Mais la demande ne se passe pas comme prévu. Après quelques semaines au camp de l’Étoile, Makho est logé dans une chambre de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), à la Robertsau. En septembre 2022, il part à Paris raconter son histoire à l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) et quelques mois plus tard, le refus tombe. « S’il avait pu rester en France et être protégé comme réfugié, il ne serait peut-être pas retourné en Ukraine », poursuit Juka.

Il demandait l’asile en France, parce qu’il est impossible selon lui de retourner auprès de ses enfants en Géorgie. « Si j’y vais, ils vont m’attraper car notre gouvernement est très proche de celui de Vladimir Poutine », expliquait-il à l’époque en montrant son portrait listé sur un site russophone. Impossible de savoir si ses craintes étaient fondées. Mais la force des récits qui lui parviennent d’anciens combattants rentrés en Géorgie, selon lui « emprisonnés » ou « disparus dès leur entrée sur le territoire », le persuade que rentrer « chez lui » n’est pas une option viable.

En France, Makho n’a pas le droit de travailler. Il passe ses journées à tourner en rond dans sa chambre, partagée avec un colocataire dont il ne connaît aucune des langues. « Des amis lui donnaient des cigarettes, de la nourriture aussi parfois, mais c’était difficile pour lui de ne rien pouvoir faire et de ne voir personne », poursuit Juka. « Pourtant, il disait toujours que la France l’avait sauvé et qu’il était très reconnaissant », tempère-t-il.

Des amis qui tentent de le retenir

Le 6 avril 2023, près de deux mois après avoir appris que la France ne lui octroyait pas le statut de réfugié, Makho est reparti en Ukraine. « Je vais prendre un bus jusqu’en Pologne puis chercher un moyen de retourner sur le front », confiait-il alors à Rue89 Strasbourg, tout en enchaînant les cigarettes. « C’est ma seule option ».

À l’époque, Juka tente de le dissuader :

« Je lui ai dit qu’il y avait une suite pour la procédure. Qu’il pouvait faire appel et être accompagné par un avocat. Son plan, c’était de pouvoir rester en France et d’être soigné, de faire venir ses enfants ici avec lui, car il ne les avait pas vus depuis 2016. On a beaucoup parlé avant qu’il ne parte. Il m’a dit qu’il n’avait rien ici. Je pense qu’il était plein d’orgueil, il pensait faire son devoir de patriote. »

Entre son retour en Ukraine et son décès, Makho envoie des vidéos du front et cherche auprès de ses interlocuteurs français de l’aide pour poursuivre sa demande d’asile. Il comprend alors qu’il lui reste encore une chance de pouvoir obtenir des papiers en faisant un recours à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Depuis l’Ukraine, il répond aux mails de son avocate et travailleur social dans un français approximatif.

« Je veux vivre en France »

Le 16 juin, quelques jours avant son décès, le père de famille demande encore, via Messenger, comment savoir à quelle date il devra revenir pour être auditionné. « Je m’intéresse à tout ce qui concerne la cour », écrivait-il alors :

« Je veux vivre en France. S’il y a une chance qu’ils me donnent les documents, je reviendrai avec ma petite amie ukrainienne ».

Le 24 juin, près de Bakhmut, il est tué dans un bombardement. « Il était dans une cellule de reconnaissance et a été touché par une bombe, tirée d’un char », écrit Juka sur une application de traduction. Information qu’il obtient lors d’un appel vidéo avec un camarade du front de Makho, le 27 juin. Impossible de vérifier auprès des ambassades géorgiennes en Ukraine et en France, qui n’ont pas répondu à nos sollicitations. Le ministère des armées ukrainien n’a pas non plus répondu à notre demande d’information.

Photos à l’appui et malgré l’émotion qui le submerge, Juka prouve le décès de son ami. On peut voir sur certaines, une cérémonie se déroulant dans la cathédrale Saint-Volodomir de Kiev, le 28 juin, où le nom de Makho n’apparaît pas. Mais surtout, plusieurs photos d’une cérémonie en Géorgie, dans la ville de Koutaïssi le 2 juillet, montrent une femme identifiée par Juka comme étant la mère de Makho se recueillir sur un cercueil. Sur et devant celui-ci, des photos du père de famille.

« La guerre, c’était sa mission »

Si la France avait donné l’asile à Makho, serait-il toujours en vie ? Pour un autre de ses amis, l’ex-politicien géorgien d’opposition (Free Georgia) Gogi Tsulaia, ce n’est pas sûr :

« Makho était quelqu’un de très patriote, il aimait beaucoup son pays. En Ukraine il y a environ 3 000 Géorgiens qui combattent. Ses amis participent à cette guerre. En décembre, l’un d’eux – qui a aussi habité à Strasbourg – est retournée en Ukraine où il est décédé. Ça l’a beaucoup impacté, il avait l’impression de les abandonner. Son rêve était de vivre avec ses enfants, mais la guerre, c’était sa mission pour son pays. »

Lors de sa dernière soirée strasbourgeoise, Makho a organisé un petit repas avec ses amis d’ici. Avec émotion, Juka se souvient des quelques mots qui laissaient présager qu’ils ne se reverraient pas. « Il m’a dit que c’était la dernière fois, et je sais qu’il le pensait vraiment », explique-t-il. En fond sonore de la vidéo qui immortalise le moment, un tango du groupe Thorgva que Juka ne cesse d’écouter depuis.

Le 2 juillet, jour de son enterrement dans la ville de Koutaïssi, des amis de Makho se sont rassemblés place de l’Étoile pour lui rendre hommage. « C’est pour dire qu’on pense à lui ici aussi », souffle Juka.

Makho hommage
Le 2 juillet, les amis de Makho se sont rassemblés place de l’Étoile pour lui rendre hommage. À gauche, le politicien Gogi Tsulaia et en deuxième position en partant de la droite, Juka. Photo : document remis

Tout au long des échanges avec Juka et Gogi, la situation particulière de la Géorgie est revenue au centre des préoccupations. « En France, vous estimez que la Géorgie n’est pas un pays dangereux », explique Juka.

« Mais il y a vraiment beaucoup de Géorgiens qui fuient notre pays, qui viennent en France soit pour des raisons politiques, soit car ils sont malades et que là-bas, personne ne peut nous soigner. »

Selon Gogi Tsulaia, la proximité de la guerre et les ententes perçues entre les gouvernements russe et géorgien font peur à ses compatriotes. « C’est vraiment juste à côté de chez nous. Certains considèrent que la Géorgie est un territoire occupé par les Russes et qu’on a tout intérêt à ce que l’Ukraine gagne cette guerre », poursuit l’ancien politicien d’opposition, qui cherche lui aussi à obtenir le statut de réfugié en France. « Avec Makho », se souvient-il alors qu’il tente de refouler quelques larmes, « on parlait tout le temps politique ».

Les propos recueillis auprès de Juka et Gogi l’ont été grâce à une interprète que nous remercions ici pour son aide.

Future loi sur la fin de vie : à Strasbourg, la ministre en charge du dossier tente l’apaisement

Future loi sur la fin de vie : à Strasbourg, la ministre en charge du dossier tente l’apaisement

La ministre déléguée à la Santé chargée de la prochaine loi sur la fin de vie, Agnès Firmin-Le Bodo, tenait un temps d’échange à la Krutenau, lundi 10 juillet. À mille lieues de la réunion politique classique, la séance a été marquée par des prises de paroles intimes et fortes. 

« Une petite injection. N’importe quoi qui aurait pu le soulager… Parce que, quand vous entendez un mari qui gémit jour et nuit : ”aide-moi, aide-moi, toi qui est infirmière, tu peux faire le nécessaire” ». Le propos est décousu, coupé par l’émotion, mais toute la pièce a compris, et reste suspendue aux lèvres de Marguerite. Devant l’ancienne infirmière, âgée de 90 ans, la ministre déléguée à la Santé, chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé, Agnès Firmin-Le Bodo, garde sa contenance et écoute. 

Malgré la chaleur caniculaire, la grande salle de la maison des Syndicats était presque pleine. (Photo Roni Gocer / Rue89 Strasbourg).

Cette dernière est venue à Strasbourg, lundi 10 juillet, uniquement pour cela. Écouter. Pas de grandes annonces, pas de meeting, mais un temps d’échanges, réunissant près de 90 personnes pour parler de la future loi sur la fin de vie, qu’elle a pour mission de préparer et de défendre, en reprenant les contributions de la Convention citoyenne sur la fin de vie. Au gré des questions – souvent chargées de douleurs – la réunion publique prend une tournure inédite, où le politique se mêle à l’expérience personnelle, intime ou professionnelle. 

« Je t’en supplie Agnès… »

Pour Agnès Firmin-Le Bodo, le mélange peut être difficile à gérer. Lorsqu’elle fait face à son ancienne camarade de patinage, Marguerite, qu’elle a connue « il y a plus de trente ans », elle peut très vite prendre la mesure des espoirs entourant le projet de loi. Face à elle, l’ancienne infirmière en traumatologie s’exprime sans filtre : 

« Moi je trouve qu’il faut absolument faire avancer cette loi, parce que voir quelqu’un se dégrader jour et nuit, c’est horrible (…). Je t’en supplie Agnès, parce que je t’adore, parce qu’on a passé des moments agréables ensemble, dans la joie. J’aimerais que ce message soit entendu et qu’on puisse faire quelque chose. »

Au premier rang, Marguerite interpelle la ministre. (Photo Roni Gocer/ Rue89 Strasbourg).

Émue par l’interpellation, l’audience scrute alors le visage de l’ancienne députée havraise. Loin d’être désarmée, elle reprend son phrasé ministérielle, neutre et rassurant : 

« Marguerite, je vais répondre assez vite à ta question. Le projet de loi que nous sommes en train d’écrire pourra répondre à ces situations, pour lesquelles la loi Claeys-Leonetti reste muette. (…) L’ouverture de cette aide active à mourir est l’une des réponses, lorsque le pronostic vital est engagé et que les souffrances ne peuvent être soulagées. »

La loi Claeys-Leonetti qu’évoque la ministre est à l’origine d’une bonne part des frustrations dans la salle. Promulguée 2016, cette loi ouvre le droit à une « sédation profonde et continue jusqu’au décès », mais reste très encadrée : le patient doit souffrir de façon insupportable et son décès doit être inévitable et imminent. La nouvelle loi propose de faire passer la condition de décès imminent, vers celle d’un décès inévitable à moyen terme. 

À gauche, la ministre déléguée à la Santé, Agnès Firmin-Le Bodo. À droite, le conseiller municipal d’opposition Pierre Jakubowicz animait la soirée. (Photo Roni Gocer / Rue89Strasbourg).

Aucun consensus entre médecins

Dans la grande salle blanche de la Maison des syndicats, le public pourrait se diviser de plusieurs façons. En premier lieu, on pourrait dissocier les têtes grises des plus jeunes – venus tout de même en nombre. Ou dissocier ceux directement concernés, porteurs de témoignages lourds, des curieux venus se renseigner. Une ligne de démarcation bien plus nette se remarque vite : les soignants et les autres.

Nombreux dans l’assistance, ils étaient loin d’être d’accord entre eux. L’un d’eux, médecin en soin palliatif, réclame ainsi une plus grande facilité pour les médecins de déclarer leurs patients en soin palliatif, en exposant son expérience :

« J’ai eu un patient qui se sentait en souffrance, mais qui n’osait pas s’opposer à sa mère sur le sujet. Je suis rentré en conflit pendant deux-trois semaines avec la famille, puis finalement c’est resté comme ça. Ce type de situation m’est arrivé plusieurs fois. »

Une autre médecin s’occupant de personne en handicap psychique, insiste à l’inverse sur les pincettes à prendre avec certains patients souffrant de pensées suicidaires. « Malheureusement, certains ne sont pas toujours soignés, ils échappent à tout suivi et partent parfois très loin. C’est gens-là, si vous leur proposez la fin de vie, ils l’accepteront tout de suite. »

Ancienne députée Horizons du Havre, la ministre Agnès Firmin-Le Bodo fait partie des proches d’Édouard Philippe. (Photo Roni Gocer / Rue89 Strasbourg).

« Vous voyez bien qu’à travers ces différentes positions, entre ceux qui souhaitent une ouverture très large, et ceux qui ne veulent pas que ça change du tout, légiférer ne va pas être simple », commence la ministre, en reprenant le micro. « La position du gouvernement est très claire sur ce sujet. Nous allons construire une loi avec des restrictions. Il faut que la demande soit réitérée et qu’il y ait un discernement, que la personne ne soit pas mineur, et qu’il y ait un décès à moyen terme. »

Agnès Firmin-Le Bodo assure que le texte devrait être « sur la table du conseil des ministres d’ici la fin de l’été », sans être plus précise sur la date avancée.

Tram Nord avenue des Vosges : la Ville refuse de faire plus de place aux vélos

Tram Nord avenue des Vosges : la Ville refuse de faire plus de place aux vélos

Au détour d’une conférence de presse sur le bilan de la participation citoyenne relative aux aménagements prévus par l’extension du tram au nord de Strasbourg, la maire Jeanne Barseghian a maintenu sa position sur le projet de piste cyclable de l’avenue des Vosges.

Dans le cadre du développement vers le nord de l’agglomération du réseau du tramway strasbourgeois, la Ville et l’Eurométropole de Strasbourg manifestent leur enthousiasme. Alain Jund, vice-président (EE-LV) chargé des mobilités, décrit les aménagements prévus comme « les plus importants jamais effectués pour la révolution des mobilités » avec un investissement de 140 millions d’euros de la part de l’Eurométropole. Sa présidente, Pia Imbs, qui introduit la conférence de presse de ce lundi 10 juillet, met en avant « l’équité territoriale » que l’extension permettra, notamment pour la commune de Schiltigheim.

De gauche à droite : Jeanne Barseghian, Alain Jund, Danielle Dambach la maire de Schiltigheim. Et enfin Jean-Louis Hoerlé, maire de Bischheim, qui se considère comme le « petit poucet du projet ». (Photo RM / Rue89 Strasbourg).

Pendant toute la conférence sur le processus de concertation engagé entre la Ville et ses habitants, les élus ont tenu leur ligne de départ en affirmant qu’il n’y avait pas eu de « changement notable dans la structuration globale » du projet.

La contestation autour de l’agencement prévu pour l’avenue des Vosges a timidement été mentionnée par la maire de Strasbourg, évoquant « des contraintes et des obligations qui ont limité la faisabilité de certaines propositions ».

L’aménagement pensé par la Ville de Strasbourg dévoile des terrasses qui ne pourront être rejointes qu’en traversant la piste dédiée aux piétons et aux cyclistes Photo : Document remis

Des schémas alternatifs écartés

Jeanne Barseghian fait ici référence à des schémas alternatifs proposés par les associations Strasbourg à vélo et Quartier Vosges Neustadt. Ces deux associations veulent garantir sur cette avenue « une véritable séparation entre les cyclistes et les piétons », qui fait jusqu’alors défaut selon Johann Buglnig, porte-parole de Quartier Vosges Neustadt.

Selon lui, l’aménagement prévu par la collectivité défie le plan piéton de Strasbourg de 2021, qui évoque dans son troisième point l’objectif « d’apaiser la voirie pour favoriser tous les usages de la rue ». Le porte-parole fustige :

« Ça ne leur rendra pas la ville plus agréable, aux piétons ! Et puis, cette voirie reproduira les conflits d’usagers bien connus et entretenus avec les cyclistes. »

Jeanne Barseghian, interrogée à la suite de la conférence sur les alternatives refusées, défend sa position :

« Il n’y a jamais de configuration idéale. Nous avons dû trancher et c’est la sécurité des cyclistes qui a primé. Le plan qui nous était proposé créait une trop grande proximité avec le tram et les voitures devaient couper la piste cyclable pour stationner. »

Jeanne Barseghian n’a pas validé les propositions alternatives faites par les associations de quartier et de cyclistes qui voient d’un mauvais oeil la cohabitation vélos / piétons avenue des Vosges. (Photo RM / Rue89 Strasbourg).

Un dialogue nébuleux

La maire de Strasbourg n’a pas évoqué la dernière version proposée par l’association Quartier Vosges Neustadt, qui prenait pourtant en compte ces éléments et prévoyait à la place une voie à double-sens pour les vélos. Son porte-parole le déplore :

« Nous avions proposé un stationnement d’un seul côté, pour avoir une piste cyclable à double-sens de l’autre, mais la mairie a voulu un stationnement des deux côtés, pourtant d’après nos calculs, on estime que le trafic automobile sera minime. On sait très bien que la piste à sens unique pour les vélos est illusoire et que ce sera un vrai bordel. »

La troisième proposition pour le ré-aménagement de l’avenue des Vosges, faite par l’association Quartier Vosges Neustadt (Document issu du site de l’association).

Le jour même de la conférence de presse, l’association de quartier, Strasbourg à vélo et Piétons 67, ont adressé à plusieurs médias alsaciens une lettre ouverte, dénonçant le manque de dialogue avec la Ville. Pour Johann Buglnig de l’association Quartier Vosges Neustadt, la concertation « n’a pas réellement eu lieu » :

« On nous a accordé une réunion publique où personne ne répondait à nos questions et un atelier auquel la maire n’a pas assisté. De plus, l’acoustique de la salle était exécrable, personne ne s’entendait parler. »

Pour l’instant, aucune proposition n’a été clairement retenue à l’issue de cette participation citoyenne. Mais l’exécutif en tire simplement des grands « principes pour l’aménagement », encore très vagues. La fin de l’enquête publique est prévue à l’automne 2024.

Une table ronde sur la sécheresse et les restrictions d’eau à Strasbourg

Une table ronde sur la sécheresse et les restrictions d’eau à Strasbourg

« Sécheresses, inondations, pollution : guerres de l’eau ou transition écologique ? ». Le sénateur écologiste Jacques Fernique organise une table ronde ce mercredi 12 juillet, à partir de 19h30, à la Manufacture des Tabacs de Strasbourg.

Dans un contexte de sécheresse et alors que huit bassins hydrographiques (bassins versants irrigués par un même réseau d’eau) sont actuellement en situation d’alerte dans le département du Bas-Rhin, le 7 juillet, la préfète Josiane Chevalier a appelé « chaque citoyen, chaque usager, chaque collectivité locale et chaque professionnel » à limiter sa consommation d’eau, dans un arrêté portant sur la limitation provisoire de certains usages de l’eau dans le Bas-Rhin.

Tout le département du Bas-Rhin est soumis à des restrictions d’eau. Ici, les champs agricoles du Kochersberg en octobre 2021. (Photo Abdesslam MIRDASS / Hans Lucas).

Un problème qui ne risque pas d’aller en s’arrangeant. Selon ce même arrêté, début juin, dans le Bas-Rhin, on enregistrait un déficit de 60% des précipitations par rapport aux normales de saison, entraînant une baisse du niveau des cours d’eau.

Un problème local certes, mais également national. À l’heure où nous écrivons ces lignes, lundi 10 juillet, 24 départements français étaient concernés par les restrictions d’eau. Avec des étés plus chauds chaque année et des sols de plus en plus secs, il est légitime de se demander si nous aurons accès à l’eau demain, comme c’est le cas aujourd’hui.

Restriction d’eau : injustice sociale ?

Si la sécheresse pose des questions quant à notre accès à l’eau à l’avenir, cela pose également des questions de justice sociale. En effet, l’année dernière, en août 2022, alors que des restrictions d’usage avaient été décidées, en parallèle, des dérogations permettaient d’arroser les terrains de golf. Une polémique dont tous les médias avaient parlé.

Le sénateur écologiste du Bas-Rhin Jacques Fernique a donc décidé d’organiser une table-ronde à ce sujet, ce mercredi 12 juillet, à la Manufacture des Tabacs à Strasbourg. Il explique ses motivations sur sa page facebook :

« Qui aura alors accès à l’eau demain ? L’ensemble de la population ou une classe de privilégiés ? Et pour quels usages ? Une gouvernance raisonnée de l’eau au niveau européen est-elle possible et souhaitable ? Quel rôle joue actuellement le monde de la finance dans l’accès à l’eau ? »

Lors de cette table ronde, Jacques Fernique, entouré d’experts, de militants associatifs et d’élus, tentera donc de répondre à ces questions (entre autres) en débattant et en apportant des pistes de réflexion pour « l’avenir de la ressource en eau ».

À Strasbourg, des dizaines d’enfants scolarisés et à la rue

À Strasbourg, des dizaines d’enfants scolarisés et à la rue

Depuis la création du collectif « Pas d’enfants à la rue » fin 2021, les signalements d’élèves scolarisés et à la rue, se multiplient. Depuis septembre 2022, à Strasbourg, 50 élèves de la maternelle au lycée ont ainsi été recensés.

Devant l’école élémentaire de la Ziegelau mardi 20 juin, une vingtaine de parents d’élèves s’apprêtent à installer matelas et oreillers dans une salle de classe. Depuis quatre mois, une élève de CE1 est à la rue.

Face aux caméras et aux journaliste, Santi, 37 ans, détaille son parcours migratoire et ses difficultés pour mettre à l’abri sa famille. Arrivée d’Albanie il y a six ans, elle ne peut pas y retourner. Déboutée du droit d’asile, la mère de deux enfants a choisi de rester en France : elle parle un français parfait et ses enfants sont intégrés à l’école. Seul problème : sans papiers en règle, personne ne peut l’aider à trouver un logement et elle n’a pas le droit de travailler.

Une situation de plus en plus fréquente

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Suicide de Sébastien S., infirmier à l’Epsan : « Il me disait qu’il était à bout, il n’en pouvait plus »

Suicide de Sébastien S., infirmier à l’Epsan : « Il me disait qu’il était à bout, il n’en pouvait plus »

Sébastien S. avait été retrouvé pendu dans son bureau de l’Établissement psychiatrique d’Alsace Nord, à Brumath, le 26 janvier 2023. Fin juin, l’enquête a été transmise au parquet de Strasbourg. L’hôpital a reconnu le décès comme « accident du travail ». Des proches de Sébastien témoignent de la détresse dont il leur a fait part.

« Son geste nous a tous surpris. Ses amis, sa mère, ses filles, et moi. Sébastien n’était pas quelqu’un de déprimé, et il n’était pas reclus chez lui. Il sortait, il voyait ses enfants régulièrement. C’est son travail qui est en cause, c’est évident. » Sophie Baty n’en démord pas. Son ex-conjoint (ils étaient séparés depuis 2020, et en instance de divorce au moment du drame) n’allait pas bien depuis quelques mois, et selon la jeune femme de 35 ans, l’Epsan était la cause de ce mal-être.

La gendarmerie de Brumath, en charge de l’enquête sur les circonstances du suicide, a transmis le dossier au parquet de Strasbourg à la fin du mois de juin. La procureure de Strasbourg doit désormais décider de poursuivre ou non les investigations. Ainsi que de potentielles mises en examen.

Du côté de l’inspection du travail, l’enquête se poursuit mais un rapport d’étape a été rendu fin mai, devant les organisations syndicales et la direction de l’Epsan. D’après nos informations, ce rapport conclut à une exposition de Sébastien S. à un ensemble de risques psycho-sociaux, ainsi qu’à un harcèlement moral. La direction de l’Epsan conteste cette qualification.

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Au Neuhof, la mort de Nahel fait ressurgir celle d’Hassan, tué par un gendarme en 2004

Au Neuhof, la mort de Nahel fait ressurgir celle d’Hassan, tué par un gendarme en 2004

La mort tragique de Nahel au cours d’un contrôle de police ranime le souvenir douloureux de celle d’Hassan Jabiri au Neuhof, un habitant du quartier tué par un gendarme vingt ans plus tôt dans des circonstances similaires. Les émeutes passent, rien ne change.

L’histoire se répète : un conducteur vivant en banlieue fuit un contrôle, le gendarme dégaine, tire et tue. Le 19 mars 2004 sur l’autoroute A35 près de Colmar, Hassan Jabiri, un Marocain de 33 ans vivant au Neuhof, meurt ainsi durant un contrôle routier. Après s’être arrêté sur le côté et avoir posé les mains sur le capot, il aurait eu un mouvement de recul, jure le gendarme, qui aurait paniqué et pressé la détente.

Le coup est fatal, une balle dans la tête. Sa famille s’effondre. Une marche blanche s’organise rapidement au Neuhof autour d’eux. Suivent plusieurs soirs d’émeutes, des voitures brûlées par dizaines. Le poste de police est pris pour cible. D’autres quartiers s’embrasent dans la foulée, à Cronenbourg, à Hautepierre, ou au Marais à Schiltigheim. 

Au sud de Strasbourg, le quartier du Neuhof a suivi le mouvement de révolte après la mort de Nahel. Photo : RG / Rue89Strasbourg

Presque vingt ans plus tard, le 27 juin 2023, à 500 kilomètres de là, à Nanterre, Nahel Merzouk est abattu dans la voiture qu’il conduit suite à un refus d’obtempérer. Deux fois moins âgé qu’Hassan Jabiri, la mort de l’adolescent franco-algérien indigne et provoque une série d’émeutes à travers le pays, dont Strasbourg. Au Neuhof, le sentiment de déjà-vu écœure le quartier et ravive d’anciennes brûlures.

« On était sidéré »

Six jours après la mort de Nahel, et après trois soirs d’émeutes en ville, le Neuhof paraît presque paisible. De loin. Si l’on regarde mieux, les stigmates des dernières nuits sautent aux yeux : entre les poubelles cramées, les cratères et les carcasses d’autos calcinées, les indices ne manquent pas. Seul au milieu du quartier, le centre socio-culturel du Neuhof semble intact. 

Malgré les gros titres et les vidéos chocs qui tournent sur Twitter, le directeur Khechab Khoutir semble imperturbable. Mais pas insensible à l’actualité. « C’est presque plus choquant qu’à l’époque, on se dit « merde, on est en 2023″, et rien n’a changé. Pire, ça a empiré. » Derrière son sourire crispé, le quinqua paraît fatigué. Déjà directeur en 1996, il a organisé avec d’autres la marche blanche pour Hassan Jabiri en 2004. 800 personnes avaient défilé, d’après Libération et les Dernières nouvelles d’Alsace. D’une voix éraflée, il raconte le sentiment du quartier à l’époque :

« Évidemment, on était sidéré. On comprend pas comment c’est possible, comment le coup peut partir comme ça, d’un gendarme expérimenté. Derrière, on a un déficit d’explication, qu’on vit comme une tentative de manipuler la vérité. On retrouve ça à nouveau avec Nahel, sauf que cette fois on a une vidéo. Ces mensonges, ça énerve encore plus, ça renforce le sentiment qu’il y a un “nous” contre “eux”. »

Khechab Khoutir a vécu dans le quartier de 1972 à 1985, avant d’y travailler. Photo : Roni Gocer/ Rue89 Strasbourg

Tout proche du CSC, s’étire la rue Jean Mermoz, où vivait la famille d’Hassan Jabiri. Elizabeth, une voisine, se souvient de leur détresse : « La famille était dévastée. Dans le quartier, ça avait bougé pour eux. Je saurais pas dire si c’était plus ou moins important qu’aujourd’hui avec Nahel. »

« Tout le quartier était solidaire »

En 2004, lorsque la nouvelle de la mort d’Hassan tombe, la crispation enclenche des réactions vives. À la nuit tombée, les feux se propagent dans plusieurs quartiers. À l’autre bout de la ville, près de la cité nucléaire à Cronenbourg, Les Dernières nouvelles d’Alsace mentionne les trois premières voitures incendiées, dès 19h30. Dans ce quartier de l’ouest strasbourgeois, la colère couvait déjà depuis le suicide la semaine précédente d’un jeune de 20 ans, en détention provisoire.

La cité Nucléaire, au cœur du quartier Cronenbourg. Photo : PF / Rue89 Strasbourg

Au Neuhof aussi, des groupes de jeunes démarrent aussi très vite des feux dans le quartier, de poubelles ou de voitures. « Je me souviens, c’était le bordel, tout brûlait », jette Lionel dans la discussion. Né à la cité des Aviateurs, il a toujours vécu au Neuhof. En creusant un peu derrière son air de trentenaire rangé, on retrouve vite ses souvenirs de jeunesse. « J’avais 14 ans, j’ai fait quelques conneries aussi, mais mes parents sont assez strictes, j’ai juste un peu participé. » Dans le décor au loin, une camionnette de police s’approche, comme pour mieux entendre, avant de bifurquer. Lionel poursuit :

« Pour moi, c’était plus chaud à l’époque qu’aujourd’hui avec Nahel. Par contre, ça brûlait moins de commerces, on se tournait plutôt contre la police. Et il y avait aussi des grands avec nous, ont étaient pas que des jeunes comme maintenant. On avait l’impression que tout le quartier était solidaire. »

Ailleurs en Alsace, d’autres bavures s’étaient accumulées les semaines précédentes. Le 7 mars 2004, un homme est blessé à Altkirch d’un tir dans l’abdomen pendant son interpellation, parce que l’un des gendarmes aurait « trébuché ». Le jour même, un autre prévenu est retrouvé pendu dans sa cellule, à la gendarmerie de Cernay.

Dans le fond à gauche, la résidence Demi-lune, au centre du Neuhof. Photo : Evan Lemoine / Rue89 Strasbourg

Pas de justice, pas de calme

Un an plus tard, en novembre 2005, la tension remonte d’un cran avec la mort de Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans), électrocutés dans un poste électrique alors qu’ils étaient poursuivis par des policiers de la BAC. Parties de Clichy-sous-Bois, les révoltes urbaines gagnent toute la France, jusqu’à Strasbourg. « Ici, le quartier ne s’est pas mis en mouvement tout de suite, mais quelques semaines après. Les jeunes se sentaient moins concernés qu’avec Hassan », estime Khechab Khoutir en remuant ses souvenirs.

Sur un bâtiment du quartier du Neuhof, un tag évoque les émeutes de 2005. Photo : RG / Rue89 Strasbourg

Trois ans après la mort de ce dernier, le jugement rendu par la justice tombe : huit mois de prison avec sursis pour le gendarme mis en cause. La décision est reçue comme une insulte. Le soir même, les brasiers reprennent dans le quartier, en réaction. « C’est toujours pareil, ça changera pas », commente Lionel, blasé. « Cette fois-ci (avec Nahel), je suis sûr que ça va être pareil, il va s’en sortir libre. »

Même s’il était encore trop jeune en 2007, Adam* (prénom modifié) connaît parfaitement l’histoire d’Hassan Jabiri, en tant qu’habitant du Neuhof. Tenant en laisse un chien massif et musclé – et totalement paisible – il paraît d’abord méfiant. « D’habitude, quand les journalistes parlent du quartier, c’est pour nous salir. Ils viennent juste quand des choses brûlent. » Quand on évoque les violences policières, il paraît encore plus résigné que ses ainés dans le quartier :

« Des bavures ici, ça arrive tout le temps, ça changera jamais. Des policiers qui vont jouer les cowboys, nous humilier avec des contrôles pour rien, nous mettre des coups pendant ces contrôles. Mais on a pas de vidéo, c’est juste nos paroles contre la leur. Alors ça vaut rien. »

Dans la nuit du jeudi 29 juin, l’une des façades de la mairie de quartier a été légèrement incendiée. Photo : Emilie Terenzi / Rue89 Strasbourg

« Ces jeunes sont tout sauf bêtes »

À 65 ans révolu, Mustapha El Hamdani fait partie des anciens du Neuhof. Lui aussi, a participé à l’organisation de la marche blanche d’Hassan Jabiri. Vingt ans plus tard, dans la nuit du 29 juin 2023, lorsque les incendies se multiplient d’un bout à l’autre de la ville, il est appelé en urgence par des membres de la Coordination alsacienne de l’immigration maghrébine (Calima). En tant que coordinateur de la « Calima », Mustapha a été prévenu que des jeunes essayaient de brûler les locaux de l’association, située à la Meinau, juste à côté du Neuhof. Pour cause : le petit bâtiment sert aussi de dépôt de police, avec une enseigne « Police nationale » bien en évidence.

Mustapha El Hamdani, coordinateur de l’association Calima. Photo : RG / Rue89 Strasbourg

Lorsqu’il arrive, une trentaine de jeunes sont déjà rassemblés devant les lieux. Après avoir maîtrisé un départ de feu avec un extincteur pris à la hâte, il discute pendant de longues minutes avec plusieurs d’entre eux. Et il les défend :

« Quand j’ai expliqué que c’était mon lieu de travail, l’endroit où j’accueillais des chibanis (d’anciens travailleurs maghrébins venus pendant les Trente glorieuses), ils ont arrêté. Ces jeunes sont tout sauf bêtes, ils ont au contraire une analyse très fine de la situation. C’est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour qu’on parle d’eux et que les choses bougent. À côté de ça, les syndicats et les partis politiques sont absents du quartier. »

Entre la mort d’Hassan Jabiri et celle Nahel, les choses n’ont pas vraiment évolué, estime lui aussi Mustapha El Hamdani. « J’ai l’impression qu’on est en train de revenir à la période avant la marche de 1983 (cette manifestation pour l’égalité et contre le racisme avait rassemblé 100 000 personnes à Paris, NDLR), que tout se détériore. »

« On aimerait juste être traités comme tout le monde » : à Cronenbourg, des parents qui ont leurs maux à dire

« On aimerait juste être traités comme tout le monde » : à Cronenbourg, des parents qui ont leurs maux à dire

Des habitants de Cronenbourg reviennent sur les événements qui ont suivi la mort de Nahel, et dénoncent les discriminations que subissent les jeunes des quartiers populaires.

En arpentant les rues de Cronenbourg mardi 4 et mercredi 5 juillet, les troubles de la semaine précédente semblent n’avoir jamais existé. Les carcasses des véhicules calcinés ont soigneusement été retirées. En y regardant de plus près, quelques parcelles de bitume laissent deviner les flammes qui ont embrasé le quartier, suite à la mort du jeune Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier mardi 27 juin à Nanterre. Sous les pas des résidents gisent encore les résidus des bombes lacrymogènes, rappelant les affrontements entre jeunes du quartier et forces de l’ordre.

L’une des bombes lacrymogènes répandues autour des blocs de Cronenbourg Photo : Thibault Vetter / Rue89 Strasbourg / cc

« Lorsque j’ai découvert cette lignée de voitures cramées, j’avais l’impression d’être plongée dans une ville fantôme. » Assistante maternelle et habitante du quartier, Mina fait allusion à la rue Lavoisier, épicentre des tensions à Cronenbourg. Tout comme la plupart des parents du quartier strasbourgeois, cette quinquagénaire désapprouve les détériorations qui en ont résulté. Cheveux minutieusement rangés dans son hidjab rose persan, elle confie, lèvres timidement pincées, « ne pas dormir tranquille » depuis une semaine :

« J’avais peur pour ma voiture ! Ou que ça dégénère encore davantage. Et puis quand bien même les choses se sont calmées depuis, j’entends l’hélicoptère tourner tous les soirs… »

Un air estival qui ferait presque oublier les affrontements des derniers jours Photo : Roxanne Machecourt / Rue89 Strasbourg / cc

« On va être encore plus discriminés »

Près de l’école élémentaire Marguerite Perey, en partie incendiée par les violences urbaines de la nuit du 29 juin, une mère de trois jeunes enfants redoute quant à elle l’effet que ces violences pourraient ensuite avoir. En secouant la tête amèrement, elle lâche :

« Ces jeunes ne se rendent pas compte de l’impact qu’ils produisent. On va être encore plus discriminés dans les quartiers… J’aurais préféré qu’on soit médiatisés autrement, qu’on entende de meilleures histoires sur nous. On a suffisamment de difficultés sans avoir à en rajouter. »

Rue Lavoisier : après les flammes, un sillage qui ne se gomme pas avec tant de facilité Photo : Roxanne Machecourt / Rue89 Strasbourg / cc

Elle s’éloigne en direction du parc de la Bergerie, avant de disparaître dans l’hémicycle de la cité nucléaire. Au bout, des rires d’enfants font voler en éclats l’apparence d’un quartier déserté. Assise sur un banc à l’abri du soleil, Mawel se ravit de la fine brise qui souffle à travers les feuilles verdoyantes des arbres avoisinants. D’imposantes lunettes de soleil au cordon de perles surplombent son visage aux traits fins.

« L’extrême droite doit s’en réjouir »

Papotant avec sa copine Fouzéa, tout en jetant des regards furtifs en direction de ses enfants qui s’amusent gaiement près du toboggan, elle en vient à soupirer en imaginant les conséquences que les émeutes laissent entrevoir :

« Moi, ce qui me fait peur, c’est que le gouvernement en profite pour faire passer des lois plus autoritaires. C’est du pain bénit pour lui ! Et à côté, l’extrême-droite doit probablement s’en réjouir… »

Au-delà des violences et des dégâts occasionnés qu’aucun parent ne cautionne, leur inquiétude est palpable. Pour l’après mais surtout pour les enfants de leur quartier. « Quand on voit cette différence de traitement dans la justice, la sévérité avec laquelle ces jeunes ont été condamnés (lire notre article sur les comparutions immédiates, NDLR), on a peur pour nos enfants », glisse Mawel à son amie, d’un ton austère.

Dans une circulaire émise le 30 juin à l’attention des parquets de France, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti a en effet exigé « une réponse judiciaire rapide, ferme et systématique » envers les auteurs de dégradations et de violences, y compris les mineurs.

La peur que ça « arrive à nouveau »

Dans les yeux bleus perçants d’Omar Belkahla se décèle une crainte semblable à celle de Mawel. Veilleur de nuit au foyer de l’Adolescent d’Illkirch, ce quinquagénaire confie la préoccupation qu’il éprouve pour les jeunes de Cronenbourg :

« J’ai peur qu’un drame survienne à nouveau, parce qu’on ne sait jamais… C’était Nahel hier mais demain, ça peut être un autre. Un jeune qui marche seul, tombe sur un policier… On a bien vu que tout peut aller très vite ! »

« Ils nous ont rien laissé d’autre », commente Omar Belkahla devant la boulangerie du quartier, en faisant référence aux lieux de vie qui ont fermé à tour de rôle Photo : Roxanne Machecourt / Rue89 Strasbourg / cc

Omar a perdu son frère en 1999 à Schiltigheim. Les mains agitées nerveusement et la gorge serrée, il témoigne :

« Il avait 20 ans. Il était très intelligent, mon petit frère. Il voulait faire des études de droit. Il s’est fait assassiner. On l’a retrouvé une balle dans la tête, les mains menottées et le corps brûlé. L’enquête et le procès n’ont rien donné. »

Face à cette hantise partagée de perdre l’un des siens, certains habitants ne sont pas restés passifs lors des tensions. Omar dépeint des mères qui sont sorties dissuader leurs enfants, « par peur qu’ils ne se prennent une balle perdue » :

« Elles se sont mises ensemble pour aller dire aux jeunes que ça n’arrangera rien, que ça créera encore plus de conflits. Des mamans ont réussi à calmer les tensions ! Elles ont été écoutées et ont pu en ramener certains à la maison. »

Une mère de 52 ans atteste du même désamorçage en bas de son immeuble, lorsque son quartier s’est embrasé : « J’ai vu des gens de mon immeuble sortir le premier soir des émeutes pour tenter d’apaiser les choses. »

Elle raconte avoir été surprise, plus tard, lors de l’intervention des forces de l’ordre :

« Les émeutiers étaient en train de courir partout et les policiers n’ont pas cherché à les rattraper. Au lieu de ça, ils ont contrôlé des jeunes à côté, tranquilles dans leur voiture, qui n’avaient rien à voir avec tout ça ! Ils avaient peur qu’elle brûle alors ils restaient dedans. Les flics les ont sortis brutalement et les ont mis à terre pour les contrôler. »

Pour la police, « chaque jeune est un suspect »

Un récit qui illustre le travail d’Olivier Galland, sociologue au CNRS, sur l’existence « d’une discrimination statistique qui fait que chaque jeune est un suspect aux yeux des forces de l’ordre ». Une des mères de famille avait aussi mentionné cette idée du « mauvais endroit au mauvais moment », en repensant à son frère qui avait été plaqué par un policier, par méprise : « Il courait parce qu’il était en retard pour récupérer son fils à l’école », glisse-t-elle en rigolant légèrement. Conservant son sourire tout en étant passablement gênée, elle ajoute : « Le policier a cru que mon frère était en délit de fuite. »

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) ainsi que la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance du Conseil de l’Europe (ECRI) ont tous deux épinglé la France en 2022 pour son « profilage ethnique » dans la conduite des contrôles d’identité et plus largement « les relations entre la police et une partie de la population ».

« Elle est belle la France. On l’aime, et vous aussi on vous aime. Mais cet amour là, vous ne nous le rendez pas », insinue Omar d’un ton las Photo : Roxanne Machecourt / Rue89 Strasbourg / cc

Pour Omar, qui travaille dans le foyer pour jeunes, le mal-être est encore plus profond. Des contrôles abusifs, il en a vécu une flopée. Il lui est déjà arrivé, retrace-t-il, de se faire contrôler « quatre fois en une même journée », ou être témoin de policiers « qui passent et qui insultent gratuitement un jeune ». Avant de conclure :

« Je suis né en France et pourtant, on me demande encore aujourd’hui avec insistance de quelle origine je suis. On est fatigués de devoir se battre toujours plus. Deux fois, trois fois plus que les autres. On aimerait juste être traités comme tout le monde. »

Contre « le poison des discriminations », une marche samedi 8 juillet à Strasbourg

Contre « le poison des discriminations », une marche samedi 8 juillet à Strasbourg

Une série d’organisations politiques de gauche, de collectifs et de syndicats appellent à une marche samedi 8 juillet afin de protester contre les tensions sociales et les affrontements en France. À Strasbourg, le rendez-vous est donné place de la République.

Le décès du jeune Nahel, tué par un policier qui l’avait mis en joue parce qu’il conduisait une grosse voiture sans permis à Nanterre mardi 27 juin, a provoqué des émeutes dans les banlieues, mais aussi un appel sidérant au « combat contre les nuisibles » par deux syndicats de policiers et des sorties racistes d’élus, comme une sénatrice LR qui demande en pleine séance « Ils sont comment “Français” ? » en parlant des émeutiers, ou comme un sénateur LR qui déclare sur Franceinfo que « pour la deuxième, troisième génération d’immigrés, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques »… À cela s’ajoutent des milices d’extrême-droite qui cherchent à faire régner leur ordre dans les rues de Lyon, Lorient ou Chambéry

Pour une série d’organisations politiques, principalement à gauche (La France Insoumise, EE-LV, Attac, Nouveau parti anticapitaliste…), citoyennes comme SOS Racisme ou Droit au logement, et de syndicats (CGT, FSU, Solidaires…), ce climat délétère ne peut plus durer. Dans un communiqué diffusé par la CGT, ces organisations appellent à une « marche citoyenne » samedi 8 juillet partout en France. À Strasbourg, le départ est fixé à 10h, place de la République.

La préfecture a publié dans la matinée du samedi un arrêté interdisant les manifestations dans le centre-ville. En réaction, la CGT a modifié l’itinéraire initialement prévu. La manifestation doit partir via l’avenue de la Liberté, quai Dietrich, rue de Zurich, rue des Orphelins, place Austerlitz, rue de la Première-Armée pour une dispersion prévue place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny.

L’appel cosigné par les organisation est titré « notre pays est en deuil et en colère » :

« Cet événement expose les effets de décennies de politiques publiques discriminatoires et sécuritaires ciblant notamment les quartiers populaires et la jeunesse qui y grandit. L’escalade des violences est une impasse et doit cesser. La conception essentiellement répressive de la police, et l’évolution législative de 2017 sur l’usage des armes de service, aggravent ce que la population vit et subit que ce soit en termes de discriminations et de pratiques racistes. »

En mars 2022, un appel avait été lancé pour une marche contre la montée des idées d’extrême-droite Photo : Danae Corte / Rue89 Strasbourg / cc

Une histoire de discriminations

Le texte rappelle que « les tensions entre population et police viennent de loin et s’inscrivent dans une histoire marquée d’injustices, de préjugés, de violences, de discriminations, de sexisme… et d’un racisme systémique qui traverse l’ensemble de la société et qui n’est toujours pas éradiqué. »

Pour les organisations signataires, cette situation est due à la disparition des services publics dans les banlieues ou bien leur régression, notamment l’Éducation nationale. Elles appellent le gouvernement à ne pas céder à la tentation sécuritaire mais au contraire à prendre des « mesures nécessaires pour répondre à l’urgence de la situation et aux exigences des populations concernées. »

« Ce sont les discriminations qui sont un poison toxique qui décrédibilise l’idée même d’égalité et sème le désespoir », indique encore le texte d’appel qui se termine par une invitation à « tout repenser et construire (…) en respectant les histoires, parcours, cultures et singularités dont se nourrit notre aspiration collective à l’égalité. »

À La Grande Fosse, la petite maison en terre-paille dans la prairie

À La Grande Fosse, la petite maison en terre-paille dans la prairie

Vosges alternatives, notre série d’été sur la vie militante en zone rurale (1/8) – Ancien doctorant en politique climatique, Mathieu Munsch a pensé et bâti une maison autonome en énergie dans les Vosges. Un outil au service d’un mode de vie sobre et durable, où la consommation s’ajuste aux ressources disponibles.

Façade de terre claire sur fond boisé. Dans le bourg de La Grande Fosse, près de Saâles, la maison de Mathieu Munsch passe volontiers inaperçue. Il faut un œil attentif pour débusquer cette drôle d’architecture aux angles arrondis en surplomb de la route et son gardien, sorti à la rencontre de visiteurs qu’il devine un peu perdus. Sur le côté, la porte d’entrée donne sur la pièce principale, spacieuse, lumineuse. Fraîche aussi, malgré les quelques 30 degrés de ce mois de juin caniculaire.

Un seul coup d’œil permet d’embrasser les tatamis posés au pied de la bibliothèque en guise de coin détente, la table disposée devant les larges fenêtres et la cuisine ouverte équipée d’une vieille cuisinière à bois. Il flotte dans l’air un drôle de parfum, légèrement âcre. « C’est sans doute l’huile de lin que vous sentez », sourit le propriétaire des lieux, habitué à l’odeur de cet enduit naturel qu’il utilise pour ses sols. Pas tout à fait réguliers. Agréable sous les orteils. « Vous avez soif ? J’ai sorti de l’hydromel de plantes que je viens de préparer. Il n’est pas encore alcoolisé. Vous serez un peu mes testeurs », plaisante-t-il en servant trois verres.

« Je n’avais pas pris conscience de l’ampleur du désastre écologique »

Originaire de Gresswiller, à l’entrée de la vallée de la Bruche, Mathieu Munsch a beaucoup voyagé avant de se réinstaller dans les Vosges en 2018. Beaucoup cheminé, aussi. Avant de tout quitter pour construire sa maison en terre-paille, autonome en énergie, via un chantier participatif, exploiter son jardin en permaculture et développer une activité de cueillette de plantes comestibles et champignons en forêt.

Il retrace : « Il y a presque dix ans, je suis entré dans un master d’études européennes. C’est lors d’un stage que j’ai commencé à m’intéresser à la question énergétique et au changement climatique. Jusque-là, je n’avais pas pris conscience de l’ampleur du désastre écologique », détaille le jeune homme, qui opère alors un virage et poursuit son cursus avec un doctorat spécialisé dans l’étude des négociations internationales sur le climat, à Glasgow. « C’était juste après la COP 21. Je travaillais sur les promesses faites par les États et les politiques menées par les pays industrialisés pour atteindre la neutralité carbone. » En parallèle, Mathieu Munsch milite au niveau local contre les énergies fossiles, pour que le fonds de pension des institutions publiques de Glasgow retire son investissement de 800 millions de livres dans le secteur pétrolier.

Mais progressivement, un malaise s’installe dans son quotidien. Jusqu’à la rupture :

« En 2018, j’ai fait un burn out. Tout ce que j’analysais théoriquement indiquait que mon mode de vie n’était pas durable, qu’il dépendait des systèmes que je critiquais. Que ces derniers étaient enchevêtrés. J’en suis venu à m’intéresser à des modes de vie alternatifs, échappant à l’extractivisme. »

Utilisé dans les milieux académiques et militants, ce terme désigne un modèle basé sur l’extraction des ressources naturelles des pays du sud pour les concentrer dans les pays riches. Il inclut également l’exploitation d’esclaves ou de salariés sous-payés pour effectuer ce travail.

Faire mentir Margaret Thatcher

Mathieu Munsch décide alors de rompre son contrat doctoral. « Je voulais m’investir totalement dans la recherche de solutions », détaille ce militant désespéré de voir « comment on continue à se projeter dans un modèle à bout de souffle. » « Margaret Thatcher disait “There is no alternative” : il s’agit aujourd’hui d’échapper à cette injonction ». Ses recherches l’amènent à s’intéresser aux habitats écologiques et à l’autonomie énergétique, comme fondements d’un mode de vie plus « soutenable ». La construction de sa propre maison lui apparaît comme une évidence. Un « outil » lui permettant de « militer à plein temps ».

À l’été 2018, le jeune homme part quatre mois dans le nord de l’Écosse pour se former à la technique du terre-paille sur un chantier participatif. Deux professionnels y transmettent leur savoir-faire à une douzaine de bénévoles. « C’est très accessible aux amateurs et il y a un petit côté sculpture assez ludique », détaille Mathieu Munsch, qui se met ensuite en quête d’un terrain pour y mener son projet. Son choix se porte sur La Grande Fosse, accessible en train via la ligne reliant Strasbourg et Saint-Dié. Situés dans le département des Vosges, les terrains y sont aussi trois fois moins chers qu’en Alsace. Un élément important pour l’aspirant propriétaire, fermement opposé au prêt bancaire pour financer sa construction.

16 000 euros et beaucoup d’huile de coude

Début 2019, le terrain est acheté et les travaux peuvent enfin commencer… en bibliothèque. « J’ai passé six mois à étudier des livres d’architecture pour savoir ce qui devait rentrer dans la conception d’une maison, explique Mathieu Munsch. Comment penser la luminosité, maximiser les intrants énergétiques, installer des panneaux solaires. » Néophyte ou presque en matière de construction, le jeune homme a en revanche « appris à apprendre » et s’en sert pour accumuler toutes les connaissances utiles à son projet. Sans se priver de demander conseil à droite à gauche.

Son permis de construire obtenu, l’ancien doctorant peut enfin poser les fondations de sa maison. Mais, pourquoi travailler seul lorsqu’on peut transmettre à son tour et avancer plus vite à plusieurs ? Mathieu Munsch poste des annonces sur Twizza, une plateforme spécialisée dans les constructions écologiques et Work Away, un réseau mettant en relation des voyageurs prêts à donner un coup de main et des hôtes ayant besoin d’aide pour un projet. En deux ans, plus de 70 personnes viennent prêter main forte au propriétaire. Ils restent entre trois jours et trois semaines, aident à empiler les bottes de pailles entre des rails en bois puis à les compacter avant de les recouvrir d’un mélange de terre et de paille. « C’est à la fois la partie la plus simple et la plus longue : il faut tout modeler à la main. Seul, j’y serais arrivé quand même, mais j’aurais mis beaucoup plus de temps. »

En se servant de la terre du site comme matière première et en misant sur la récupération pour les huisseries, Mathieu Munsch parvient à limiter les coûts. Les dépenses pour la construction de sa maison de 50 mètres carrés atteignent 16 000 euros. Sans factures d’énergies à prévoir. Déconnectée des réseaux, elle est alimentée en eau par la source qui coule sur le terrain et en électricité des panneaux solaires reliés à une batterie. Un ballon de 200 litres perché sur le toit permet d’obtenir de l’eau chaude l’été. L’hiver, la cuisinière à bois prend le relais.

Cinq heures par jour pour la subsistance

Particulièrement bien conçue, la maison de Mathieu Munsch est une merveille de sobriété énergétique. Ses larges ouvertures orientées au sud réchauffent la pièce à vivre l’hiver. Son toit en pente limite la déperdition de chaleur – tout en pouvant supporter d’importantes chutes de neige. Excellente, l’isolation conserve la fraîcheur l’été et la chaleur l’hiver. Inutile de chercher un âtre ou un chauffage d’appoint : il n’y en pas. Lorsque les températures chutent, il suffit de se mettre aux fourneaux pour faire remonter le mercure. « J’en profite pour faire des conserves ou des préparations qui nécessitent un peu de cuisson », détaille le maître des lieux, aussi économe qu’ingénieux.

Ici, l’énergie est une ressource. « Je dois calculer ma consommation d’électricité en fonction de ce qui est disponible. L’été, lorsque l’ensoleillement recharge ma batterie en six heures, je peux brancher mon frigo consommant sans problème. L’hiver, je mets les aliments sur le bord de ma fenêtre. » Côté alimentation d’ailleurs, Mathieu Munsch s’appuie sur la permaculture et la cueillette. « Je consacre environ cinq heures par jour à des activités dites de subsistance », détaille-t-il, pédagogue. Faire des semis, entretenir le jardin, faire des conserves, sécher des plantes, cuisiner… les activités ne manquent pas. »

« L’autonomie n’est pas un objectif absolu, c’est un horizon, tempère toutefois Mathieu Munsch. Il ne faut pas voir mon mode de vie à l’aune du rêve américain, ni le comparer à celui du self-made-man en autarcie. » Le jeune homme fait ses courses chez les producteurs du coin et rend régulièrement visite à des amis. Il lui arrive de prendre le train pour aller boire un verre ou s’offrir une séance de cinéma à Strasbourg.

Vivre sobre oui, vivre seul non, bien au contraire. « L’aspect vie au sein d’une communauté était important pour moi quand je me suis installé dans le village, détaille celui qui est aujourd’hui conseiller municipal. Je n’ai pas élaboré ce projet juste pour moi, pour mon bien personnel. Mais je trouve ça enthousiasmant de faire partie des pionniers qui viennent dans les Vosges pour y proposer des alternatives. »

#La Grande Fosse

En Alsace, un plan de prévention contre le harcèlement scolaire est testé… sans moyens humains supplémentaires

En Alsace, un plan de prévention contre le harcèlement scolaire est testé… sans moyens humains supplémentaires

Pour enrayer le phénomène du harcèlement scolaire et ses drames, l’Académie de Strasbourg expérimente depuis 2021 le programme de prévention Phare. Deux ans plus tard, les enseignants oscillent entre optimisme et frustration devant cet outil incomplet et sous-doté.

Après l’émotion suscitée par la médiatisation de plusieurs suicides d’élèves, l’Éducation nationale promet de renforcer sa lutte contre le harcèlement scolaire dès la rentrée prochaine. Il s’agira de généraliser le programme Phare (Plan de prévention du harcèlement à l’école), un dispositif expérimenté dans les écoles primaires et les collèges alsaciens depuis 2021.

Le programme prévoit en priorité la constitution dans chaque établissement d’une équipe d’au moins cinq adultes capables de traiter les signalements à l’aide de la « méthode de la préoccupation partagée » (MPP). Celle-ci est l’adaptation d’une méthode scandinave de résolution du harcèlement scolaire par Jean-Pierre Bellon, philosophe et consultant de l’Éducation nationale. En prime, les établissements sont appelés à s’engager dans des projets de sensibilisation et à former des équipes d’élèves ambassadeurs.

La méthode de préoccupation partagée a été initiée en Suède, dans les années 1970. Photo : Tima Miroshnichenko / Pexels

Lors des deux années scolaires d’expérimentation, des enseignants de tous les collèges et écoles primaires de l’Académie de Strasbourg ont été formés à la méthode de la préoccupation partagée. Ses principes opèrent un renversement : il ne s’agit plus de chercher à comprendre pourquoi la situation de harcèlement s’est installée, et donc d’interroger les causes et le profil de la victime, ni de punir des coupables. Le harcèlement scolaire est vu comme un engrenage de groupe que seuls les adultes peuvent casser en s’adressant à chaque acteur isolément, de manière brève et répétée. Un adulte rassure l’enfant victime dit « cible » sur le fait que sa souffrance est prise au sérieux.

Avec son accord, les adultes référents s’entretiennent avec chacun des « témoins », les intimidateurs, sans accusation ni menace de punition : les enfants sont mis en situation de prendre conscience de l’état de souffrance de leur camarade et encouragés à trouver eux-mêmes des solutions pour qu’il aille mieux. Jean-Pierre Bellon promet une approche efficace à plus de 80%.

Pas de temps dédié au programme

Bleuenn, professeure des écoles à Strasbourg, avoue qu’elle se prend parfois « des claques » quand elle découvre sur le tard des situations de harcèlement qu’elle n’a pas vu s’installer entre des enfants. Pourtant, à la suite de leur formation à la MPP, elle et ses collègues ont estimé qu’ils n’avaient ni le temps, ni les moyens de s’impliquer dans le dispositif Phare et de constituer une équipe de référents. Ils se sont contentés de recycler un projet pédagogique sur l’expression corporelle pour justifier auprès de leur hiérarchie de ce que leur école avait mis en place à la suite de leur formation :

« Nous avons pris cette liberté car nous n’avions pas assez de temps pour nous concerter. Quel enseignant a le temps pour se libérer pour des entretiens dont on ne peut maîtriser la durée avec de jeunes enfants ? Sans compter le temps avec les familles, parce qu’en primaire, il est sensible de s’isoler avec un enfant sans le consentement des parents. »

Les enseignants craignent l’implication excessive des parents. Photo : RDNE Stock Projekt / Pexels

Manque de personnel et de financement

S’il est difficile en primaire de convaincre professeurs et directeurs de constituer des équipes référentes pour le harcèlement, les collèges peuvent au moins compter sur leurs conseillers principaux d’éducation et leurs infirmières scolaires. L’Éducation nationale préconise aussi de mobiliser les autres personnels éducatifs à commencer par les assistants d’éducation. Mais à raison de sept surveillants pour 700 élèves, impossible pour Lucie, CPE dans un collège du centre-ville de Strasbourg, d’inclure ces derniers dans son équipe. Difficile donc de faire sans professeurs :

« Nous manquons de temps et surtout de personnel. Peu d’enseignants se sont portés volontaires pour ces missions, qui ne sont pas rémunérées. Pour moi, ça rentre de toute façon dans mes attributions, même si on nous demande déjà de faire énormément de choses. Mais quand les professeurs doivent gérer des classes de plus de 30 élèves, je ne vois pas comment le dispositif Phare peut reposer sur eux. »

Lors de la mise en route de l’expérimentation, le temps de participation au dispositif Phare, à commencer par les entretiens et les bilans impliqués par la MPP, n’a pas été considéré comme pouvant donner lieu à des heures supplémentaires rémunérées. L’Éducation nationale laisse simplement aux directions d’établissements la liberté de piocher dans leurs enveloppes annuelles d’heures supplémentaires exceptionnelles, sans allocation supplémentaire de sa part. Ces dotations servent pourtant déjà à rémunérer les remplacements ou les voyages scolaires.

Bénévoles ou méchants

Cette absence de moyens a fini de convaincre Baptiste, professeur dans un collège sensible du Haut-Rhin, de quitter le programme au bout d’un an :

« Vu de l’extérieur, les gens se disent “mais c’est merveilleux ! On forme les profs à une méthode révolutionnaire contre le harcèlement scolaire !” Qui est opposé à la lutte contre le harcèlement scolaire ? Pas moi ! Mais si on ne s’implique pas bénévolement, alors on est les méchants… La direction nous a promis que les moyens pourraient venir plus tard. Ça fait deux ans et personne n’a rien vu venir. Cette question des moyens me gêne profondément. »

Julien, professeur dans un collège prioritaire de Schiltigheim, endosse sa nouvelle mission de référent harcèlement en plus d’un engagement dans un dispositif d’inclusion d’élèves autistes. Il estime déjà travailler 45 heures par semaine et avoir de la marge pour accompagner la progression du recours à la MPP dans son établissement. Mais il croit que le « Pacte enseignant » pourra consolider le dispositif. Ce contrat d’engagement que le ministère de l’Éducation nationale prévoit d’instituer à la rentrée 2023 propose aux enseignants d’endosser de nouvelles missions en contrepartie d’une rémunération annuelle supplémentaire :

« Dans mon collège, tous les référents sont convaincus. Mais si on ne donne pas de moyens humains, ça va forcément s’essouffler. Il faut quelqu’un de disponible pour relancer régulièrement et du temps dégagé pour qu’on n’en reste pas à des discussions entre deux portes ! »

Julien prévient qu’il faudra aussi œuvrer à l’adhésion, loin d’être acquise, des autres adultes et notamment les parents :

« La MPP ne peut fonctionner que s’ils n’interviennent pas, même s’ils pensent bien faire. Sinon c’est l’échec. Il faut parfois convaincre les adeptes de la punition et ce n’est pas toujours évident. »

Savoir reconnaître les limites de la méthode

Pour les référents Phare, tout l’exercice consiste à bien cerner les situations de harcèlement qui peuvent relever d’une MPP. La violence physique, le racket, l’humiliation sur les réseaux sociaux ne peuvent plus être stoppés par cette méthode par exemple. Les personnels éducatifs passent alors au recadrage, chez le directeur, avec les étapes de sanction classiques qui peuvent aller jusqu’à l’exclusion de l’établissement.

Après leur formation magistrale, les enseignants continuent de bénéficier de sessions en ligne, en assistance d’une centaine de collègues, pour analyser leur mise en pratique. Tina, référente depuis deux ans dans le même collège que Thibault, a participé cette année à une dizaine de MPP. Elle admet que les adolescents peuvent se jouer de cette méthode bienveillante :

« Les réactions des élèves peuvent être compliquées à gérer. Parfois, alors que nous savons qu’ils sont impliqués, qu’ils ont insulté ou menacé un autre élève, ils sourient et nous affirment qu’ils n’ont rien remarqué, qu’il va très bien. Forcément, les élèves reçus en discutent entre eux par la suite. Et ils se retournent parfois contre l’élève cible. Cela a pu arriver. »

L’Académie de Strasbourg n’a pas indiqué le nombre de signalements pour des cas grave. Photo : Pexels

Sur la trentaine de MPP réalisées dans l’établissement de Julien, deux cas n’ont pu être résolus dans les quinze jours que se fixe son équipe :

« Il s’agissait de situation de harcèlement plus graves et plus ancrées qu’on ne le pensait, des choses commencées en CE2 dont on ne se rend compte qu’en 4e et qui n’avaient rien à voir avec une dynamique de classe qui part mal avec un bouc émissaire. Il fallait passer la main et couper court de manière abrupte. On peut faire quelque chose au début face à des petites insultes répétées mais quand on en est arrivé au montage-photo diffusé sur les téléphones… c’est trop tard. »

Les premiers chiffres de l’Académie de Strasbourg indiquent que 90% des MPP pratiquées dans ses établissements en 2022-2023 ont été couronnées de succès aux dires des enfants « cibles ». Dans un souci d’efficacité, les parents des élèves intimidateurs ne sont pas informés de l’activation d’une MPP les concernant et les parents des victimes non plus, si ce ne sont pas eux qui alertent. 

Lucie assume qu’elle fait remonter pour ces statistiques des MPP employées « de manière très large » dans le cas de multiples petits agissements discrets sur lesquels il est possible d’intervenir sans punir :

« Toutes les situations d’intimidation sont à traiter pour éviter d’en arriver à du harcèlement. Même des petites moqueries systématiques quand un élève prend la parole en classe. »

« On ne voit pas toutes les situations réglées au quotidien »

Toutes les procédures de MPP sont documentées et archivées au sein de chaque établissement. Lucie admet qu’elles servent à minima comme des preuves à leur disposition pour assurer leurs arrières, dans un climat de pression forte sur l’école :

« On ne voit pas toutes les situations réglées au quotidien. Ce qui nous fait peur, c’est d’avoir tiré la sonnette d’alarme de tous les côtés, d’avoir activé la MPP, d’avoir fait un signalement à l’inspection académique, invité les parents à porter plainte en sachant que la réaction de la justice n’est pas immédiate et que le harcèlement puisse continuer pendant ce temps-là… Il faut noter tout ce qu’on a fait parce que le jour où un drame se produira, on viendra nous poser des questions. »

Deux ans après le lancement de Phare, l’Académie de Strasbourg précise que l’engagement des professeurs dans le dispositif pourra bien faire l’objet du « Pacte enseignant ».  Pour les simples référents MPP, elle annonce une indemnité pour mission particulière de 1 250 euros par an. L’institution n’a pas précisé à Rue89 Strasbourg combien de cas de harcèlements graves et non résolus en interne ont été signalés auprès de ses services et pris en charge par ses référents départementaux. Pour l’heure, elle annonce donner la priorité à la formation des enseignants au cyberharcèlement, caractéristique des cas les plus graves.

Les professionnels interrogés dénoncent en parallèle l’absence de moyens consacrés aux élèves traumatisées par un passif de harcèlement, dans un contexte de manque criant d’infirmières, de psychologues scolaires et de place dans les structures extérieures de prise en charge psychologiques des adolescents. À contre-pied de la théorie sous-jacente à la MPP selon laquelle la victime d’un harcèlement de groupe n’a pas de profil type, ils pointent l’augmentation des enfants ciblés par homophobie ou par transphobie.

« Luise » de Matthias Luthardt, un Brokeback Mountain au féminin tourné dans les Vosges

« Luise » de Matthias Luthardt, un Brokeback Mountain au féminin tourné dans les Vosges

Avec Luise, le réalisateur allemand Matthias Luthardt raconte la naissance d’un amour homosexuel féminin en 1918, dans une ferme reculée en plein coeur de la forêt vosgienne. Rencontre avec l’équipe du film.

Octobre 1918, la guerre s’éternise. Seule dans une ferme au milieu de la forêt vosgienne, Luise, qui vient de perdre sa mère, se retrouve confrontée à deux inconnus : Hélène, une jeune Française qui fuit vers les Pays-Bas et Hermann, un soldat allemand blessé par Hélène. Luise accepte de les cacher alors que l’armée allemande les traque. Isolés, leurs repères sont brouillés par la guerre. Se crée alors un étrange ménage à trois où les cartes sociales, nationales et amoureuses sont rebattues.

Avec cette adaptation libre du roman de D. H. Lawrence, Le Renard, le réalisateur allemand Matthias Luthardt, réitère le coup du huis clos. Dans son premier long métrage, Pingpong, primé lors de la Semaine de la critique à Cannes en 2006, c’était un jeune homme qui venait perturber la famille parfaite de son oncle ; ici, ce sont l’Allemagne et la France qui s’invitent dans la ferme d’une jeune Alsacienne.

La forêt vosgienne, froide et humide en ce mois d’octobre 1918, habilement photographiée par la cheffe opératrice Lotta Kilian, se montre tour à tour protectrice et menaçante. Dans ce contexte franchement hostile, Matthias Luthardt filme la naissance d’un désir, sorte de Brokeback Mountain au féminin, influencé par des films comme Lady Chatterley de Pascale Ferran ou La jeune fille en feu de Céline Sciamma.

Bande-annonce de Luise

Rue89 Strasbourg : Est-ce que c’est difficile de filmer le désir en sortant du « male gaze » (regard masculin : façon de filmer les corps en les objectivant, NDLR) ?

Matthias Luthardt : C’était une question très importante pour moi. Je me suis d’abord posé la question de savoir si ce « male gaze » existait, j’ai lu l’essai de Laura Mulvey sur le sujet (Plaisir visuel et cinéma narratif, 1975, NDLR) et je suis tombé d’accord avec son analyse. Après, je ne parlerais pas forcément d’un regard « masculin » mais d’un regard qui détermine l’espace du pouvoir, de la domination. C’est pour ça que j’ai voulu une cheffe opératrice, Lotta Kilian, pour avoir cette discussion avec elle et trouver une façon de filmer les corps et le désir.

Luise Aschenbrenner (actrice qui joue le rôle de Luise) : Matthias et Lotta ont créé une ambiance très confidentielle et je savais exactement ce que Lotta filmait. De fait, la nudité et les scènes très intimes, face caméra par exemple, n’ont pas été compliquées à jouer.

Matthias Luthardt : Avant le tournage, nous avons demandé aux comédiens s’ils souhaitaient travailler avec une coordonnatrice d’intimité, mais ils ont décliné cette proposition.

Luise Aschenbrenner joue le rôle de l’Alsacienne Luise dans le film. Photo : Document remis

L’utilisation des trois langues comme ressort narratif est très ingénieuse…

Matthias Luthardt : Quand j’ai décidé de tourner dans les Vosges, j’ai découvert que la langue alsacienne était plus ou moins en train de disparaître, et je me suis demandé pourquoi le cinéma ne parlait pas de ce phénomène. J’avais envie de donner à entendre les trois langues. Le personnage de Luise peut avoir une intimité avec les deux autres protagonistes à travers ce jeu de langue, même s’ils sont tous les trois dans la même pièce. Le spectateur est toujours avec elle et au même niveau qu’elle, alors que Hermann et Hélène sont dépendants d’elle.

Luise Aschenbrenner : Je ne connaissais pas du tout l’alsacien, qui est très différent de l’allemand (langue maternelle de l’actrice, NDLR) dans sa prononciation, et j’avais fait très peu de français… Donc j’ai appris le français pendant un an. À force de jouer dans ces deux langues nouvelles pour moi, j’avais des douleurs au visage, à la mâchoire !

Dans le roman de DH Lawrence, le personnage masculin est rusé et manipulateur. Ici, il est plus subtil et plus fragile.

Sebastian Bleyl (scénariste) : C’était important pour nous que les trois personnages soient à la même hauteur. On voulait éviter aussi qu’il représente l’homme en général : il a un caractère propre, avec plusieurs couches de complexité et de contradictions. Il représente aussi une époque, on est en 1918, il a les valeurs de son époque et pense que ce qu’il fait est bon. Lui aussi est une victime de cette guerre, il ne l’a pas choisie.

Luise (Luise Aschenbrenner), Hermann (Léonard Kunz) et Hélène (Christa Theret). (Document remis).

Comment s’est fait la rencontre avec la société de production Les Films de l’étranger, basée à Strasbourg ?

Matthias Luthardt : Nous avions déjà nos producteurs allemands et comme nous souhaitions tourner en Alsace, une coproduction nous semblait idéale. La rencontre s’est fait par hasard, au marché de la coproduction des Arcs, et Philippe Avril des Films de l’étranger connaissait nos producteurs. Nous avons parlé du projet et ça s’est fait très vite. C’était parfait que ce soit eux. Nous avons tourné près de Gérardmer, à Liézey, dans cette ferme très isolée. Nous avions un budget restreint, mais nous avons pu avoir un drone, une vache, un renard, des poules et les dresseurs qui les accompagnent.

Pour la musique, très importante notamment pour faire vibrer les paysages vosgiens, vous avez travaillé avec Matthias Petsche, qui avait déjà composé la musique de votre premier film.

Matthias Luthardt : Oui, mais je suis parti de la musique de Pēteris Vasks, qui est un compositeur letton que j’apprécie beaucoup. Sa musique est très fine, presque sacrée. J’ai donc choisi plusieurs de ses morceaux et j’ai demandé à Matthias Petsche d’en composer d’autres, notamment le morceaux de fin plus mélodramatique, en s’inspirant de Vasks.

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