« Fêtes d’Alsace », épisode 6 – Pour rendre hommage au passé de la ville et à ses mythes, 10 000 personnes se sont côtoyées à la Fête des sorcières samedi 16 juillet à Rouffach autour de stands thématiques, attirant aussi certaines « sorcières modernes ». Reportage au cœur d’un fourre-tout festif d’histoire, de légendes et de croyances.
Une tour fortifiée protège Rouffach du soleil cuisant de cette fin d’après-midi du samedi 16 juillet. Les musiques folk du groupe alsacien Quatr’Quart embrasent l’air de la place principale de ce village au sud de Colmar. La foule est monstre à 19h, composée majoritairement de gens en tee-shirts, mais aussi d’elfes et de sorcières. Au moyen-âge, l’édifice qui fait face à l’église servait de prison pour y éloigner des femmes accusées de fréquenter le diable.
Depuis 1993, l’association de la fête de la sorcière de Rouffach s’appuie sur l’histoire de ces quinze femmes exécutées pour sorcellerie entre 1585 et 1627 pour organiser un évènement autour des mythes et légendes. Didier Basse, secrétaire de l’association et bénévole depuis 26 ans, est posté à côté de l’église où les bénévoles se restaurent :
« L’événement a beaucoup évolué au fil des ans, il n’y a plus de thème précis. Si l’on voulait faire une fête tout médiéval par exemple, cela coûterait très cher en infrastructures. On choisit des animations et des stands originaux et très différents entre eux. »
En 27 années, la fête est devenue colossale pour ce village de 4 500 âmes : plus de 10 000 personnes ont été accueillies et 200 bénévoles s’activent depuis 14h autour des stands et animations pour adultes et enfants.
Légendes anciennes, pratiques nouvelles
Une vingtaine de stands de charcuterie, de vin d’Alsace, mais aussi de « potions magiques » et de tenues féériques se mélangent entre les rues de la place de la République et de la place Clémenceau. Les gnomes géants de la compagnie des voyageurs du Bord des Mondes, une troupe de spectacle du Loiret, coupent le passage et les plus petits s’émerveillent.
Stéphanie, 42 ans, accompagnée de son mari Nicolas, parle d’une fascination d’enfant pour les légendes :
« Mon oncle a vécu à Zugarramurdi, une commune au nord de l’Espagne connue pour son mythe de la grotte où se seraient déroulés des sabbats (une assemblée nocturne associée à des rituels démoniaques, NDLR). »
Ce mythe s’est construit sur l’histoire réelle : en 1610, le tribunal de l’Inquisition de Logroño, une ville du nord de l’Espagne, a condamné onze femmes au bûcher pour sorcellerie. Employée de pompes funèbres, elle affirme avoir vu le film Les sorcières de Zugarramurdi « une dizaine de fois » et posséder quelques livres sur le sujet à la maison.
Sur la grande scène, l’ensemble Convivencia joue sa musique médiévale acoustique. Sophie a ramené les enfants de sa voisine pour tester les jeux d’agilité, de mémoire et l’initiation à la calligraphie dans l’après-midi. Cette fan de « tout ce qui touche à la sorcellerie » regrette que cette figure ne soit ramenée qu’au folklore : « Cela va bien plus loin que cela de nos jours, il y a la voyance, la spiritualité, le rapport à la nature, tout cela vient des sorcières », développe celle qui est secrétaire-comptable dans le civil.
Lithothérapie, aromathérapie et consorts
Sur la place Clémenceau, le DJ entonne des musiques du duo pop LMFAO, projetant l’ambiance assez loin de l’univers médiéval. Julie est toute en noir, une lune renversée sur le front. Son ami Mathieu, balafré de peinture noire, l’introduit gaiement : « Cet événement, c’est comme la Fête nationale pour elle ! » La 27e édition de la Fête de la sorcière est pourtant une première pour cette ingénieure de 26 ans. L’occasion d’être « elle-même » en public : « Dans mon travail dans une usine chimique à Mulhouse, je ne peux pas m’habiller comme ça », avoue-t-elle.
Elle dit s’identifier aux sorcières des temps anciens : « Ce sont des femmes qui ont été brûlées car elles osaient sortir du moule, faire les choses différemment », raconte la jeune femme. Il y a six ans, elle a commencé à pratiquer des « rituels » pour le bien-être :
« Mes études ont été difficiles, j’ai pris une année de césure où j’ai travaillé en tant qu’animatrice. Cela m’a permis de me reconnecter à la nature et de m’intéresser à l’astrologie, à la thérapie par les plantes et aux soins naturels. Même si cela n’a pas d’influence réelle, cela m’aide à organiser ma vie ».
Louna, qui fait la queue au stand de saucisses sur l’autre place du village avec son groupe d’amis, raconte aussi utiliser certains remèdes. Elle liste plusieurs pratiques, comme l’herboristerie, qui consiste en la préparation de plantes médicinales, l’aromathérapie, qui est l’utilisation des huiles essentielles de plantes à des fins médicinales, et la lithothérapie, l’utilisation de pierres pour du soin physique et mental.
Certaines plantes et huiles essentielles sont bien utilisée dans la préparation de certains médicaments à base de plante, comme substance active ou comme excipient, selon l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). En revanche, aucune étude scientifique n’a encore démontré un quelconque effet des pierres sur le corps humain. « Ce n’est pas forcément effectif, mais c’est fait avec la volonté de soigner », précise la jeune femme.
Une émancipation féministe
Longtemps refourguée à l’imaginaire de la dame à verrues et au nez crochu, la sorcière veut reconquérir une dimension moderne positive de son « pouvoir ». La jeune étudiante en prépa lettres convertit ses amis à une lecture féministe de ces pratiques :
« Le machisme a fait que l’on a condamné les sorcières alors qu’elles étaient souvent des connaisseuses qui savaient se servir des plantes. Ces rituels, c’est plus pour se guérir en tant que femme. »
« Il y a dans la littérature des discours plus modernes qui mettent en lumière l’Inquisition contre les sorcières comme des féminicides », précise Sarah, 20 ans. Affublée de tresses et de symboles celtiques, elle attend avec sa mère Murielle dans la file d’attente où se tient le sentier de l’étrange, une sorte de maison hantée en extérieur, montée dans les anciennes fortifications de la ville.
Au fil d’une discussion de fond, interrompue par les gesticulations d’un bénévole déguisé en bourreau, elle raconte que sa sœur pratique le wicca, la « religion des sorcières ». Ce mouvement religieux apparu au XXe siècle a été repris par certains mouvements féministes : « Le plus important chez les sorcières c’est la sororité« , affirme Sarah. Elle a même essayé d’intégrer un coven (un groupe de sorcières) à Strasbourg, mais sans succès : « C’est un milieu très fermé, il faut quelqu’un de l’intérieur qui nous fasse rentrer. »
Mélange des genres
Sur la scène principale, à 22h15, des percussions méditatives et des chants clairs résonnent. Les anneaux de feux jaillissent des mains des danseurs de l’Arche en Sel, en même temps que les cris du public. La troupe de danseurs venue de Charente-Maritime impressionne avec ses dessins de feu millimétrés.
Tard dans la nuit, les spectateurs se rejoignent sous les tentes pour se restaurer. Pascal, avec sa femme Marianne, sont tous les deux intéressés par les histoires de sorcières. Pascal de manière un peu plus dévouée : « J’ai créé mon propre cercle de paroles dans mon salon. On fait des chants de chamanes et des soins. Maintenant nous sommes 72 personnes à se retrouver tous les vendredis », assure-t-il en tendant une carte de visite. Il dit « ressentir les énergies » et notamment pouvoir deviner les « traumatismes intimes des gens ».
À droite : Marianne et Hervé. Photos : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg
Même s’il y a des dévoués, la plupart ne s’intéressent pas tellement au thème de la fête, à l’image de Hervé, 40 ans, venu avec sa bande de cinq amis :
« On a regardé sur Wikipédia avant de venir parce qu’on se demandait pourquoi la fête ne s’appelait pas foire aux vins. C’est vrai qu’il y a rarement un lancer de haches dans une foire aux vins… »
Elena, Théo et Romain, tous la vingtaine, sont arrivés de Normandie il y a un an et s’attendaient à une « petite guinguette » : « Chez nous, on n’a pas trop ce genre de fête. C’est plus dans l’est de la France qu’on a des thèmes comme ça, c’est surprenant », dit Théo.
Près de la fin, les participants se concentrent sur la place Clémenceau pour continuer à danser comme dans une boîte de nuit. Mélodie Weber, la créatrice de « Fée moi rêver » remballe avec précaution ses nains miniatures et ses stylos champignons faits en matériaux recyclés. Il ne reste presque plus rien : « Les gens étaient très attendris par l’univers. Après deux ans de Covid-19, je pense que tout le monde avait besoin de ça », raconte la créatrice.