Dans la paisible ville frontalière de Kehl, 17 000 habitants, on est peu habitué aux protestations. Mais depuis l’automne, deux collectifs se sont formés à la découverte des décisions qui découlent de l’extension du tram D de Strasbourg. Des habitants soucieux du développement l’urbanistique et culturel de la commune composent l’Arbeitskreis Stadtentwicklung Kehl (cercle de travail pour le développement de Kehl). Sa création a été suivie par celle de l’Initiative für nachhaltige Mobilität in Kehl (initiative pour une mobilité durable à Kehl). Ce collectif qui réunit des riverains du sud-ouest de Kehl, voit d’un mauvais oeil le bruit et la circulation s’installer dans leurs quartiers.
L’implantation de la gare routière en débat
Principal point de discorde, l’emplacement du terminus de l’ensemble des lignes de bus. Les deux collectifs jugent que l’emplacement à la Bahnhof, la gare ferroviaire à l’entrée de Kehl, est plus simple. Cet endroit permet de prendre le tram au plus près de la France (un arrêt), soit le train, tandis que la rue piétonne de Kehl n’est qu’à quelques centaines de mètres. Mais la municipalité a décidé de l’implanter face à la mairie, en plein cœur de Kehl (voir carte).
La mise en service du tram jusqu’à la gare de Kehl est prévue pour avril 2017. Celle jusqu’au terminus à la mairie pour la fin 2017. Huit lignes de bus et de car y termineront leur trajet (voir plan plus bas). La gare routière prévoit de pouvoir garer 4 bus de chaque côté de la route.
Un choix qui suscite l’incompréhension d’Éva Martinez, à la tête du collectif de riverains :
« Nous étions pour le tram, mais quand nous voyons le projet de gare routière, il va surtout apporter des désagréments. Ce projet n’a aucune dimension sociale. Il va détourner des bus et les voitures dans des petites rues ou les enfants ont l’habitude de passer du temps. On dirait qu’il est conçu pour les personnes qui viennent des communes environnantes qui travaillent ou font leurs courses à Kehl, mais pas pour ses habitants. »
Et encore. Les personnes des communes environnantes qui souhaitent se rendre à la gare devront désormais descendre à la mairie, puis prendre un tram pour deux arrêts (qui fait un détour par la Hochschule), plutôt que de descendre directement à la gare.
Terminus pour 8 lignes de bus au centre de Kehl
Un projet gonflé
Pour justifier cette décision, la municipalité avance un obscur « coefficient de rentabilité », lié au nombre de passagers potentiels sur la ligne. Alors qu’il était de 0,49 avec une gare routière au niveau de la gare ferroviaire, il passe à 1,23 lorsque ce terminus géant est devant la mairie, en plein cœur de Kehl. Ces études d’impact déterminent la structure de financement.
Pour André Gounot, à la tête du collectif de développement économique, l’intérêt financier a été privilégié :
« La municipalité a fait gonfler le nombre de passagers potentiels et la facture en dépit du bon sens, avec des détours ou l’obligation de prendre le tram pour ceux qui veulent aller à la gare. Les critères du coefficient ne sont pas clairs. Nous n’avons pu voir le dossier qu’avec un expert de la mairie qui ne montrait que quelques pages. On nous disait que c’était trop complexe pour comprendre. »
La recherche de subventions nationales
Le coût des travaux est estimé à 42,8 millions d’euros et permet d’être éligible à la loi de financement des transports en commun (GVFG), un argument mis en avant par la municipalité. Si le Land (équivalent de nos régions) du Bade-Würtemberg donne son approbation, le gouvernement fédéral prend en charge jusqu’à 80% des investissements. Mais pour André Gounot monter un dossier exclusivement en fonction des subventions est risqué :
« Un avis favorable du Land ne vaut pas pour un engagement de payer pour l’État. Un revirement au vu de la faiblesse du dossier mettrait la ville de Kehl devant d’énormes difficultés. L’astuce permet de demander moins d’efforts aux contribuables de Kehl, mais plus d’argent public sera dépensé. »
Dans cette facture, figurent 12 millions d’euros pour financer la moitié d’un troisième pont entre la France et l’Allemagne pour permettre le passage du tramway.
Réunion publique tendue
Lundi 2 mars, environ 200 personnes se pressent à une réunion publique à la Stadthalle de Kehl. Les retardataires ne trouvent pas de place assise. Le maire, Toni Vetrano (CDU), le chef de l’administration et un spécialiste en urbanisme et transports présentent quatre emplacements pour la gare future gare routière de Kehl. Lors de la présentation, la salle chahute l’expert, ce qui pousse le maire à reprendre le micro et demander d’attendre les questions pour s’exprimer. La présentation est suivie d’une heure et demi où les habitants attendent en ligne derrière le micro pour poser des questions.
Mais lorsque le choix de l’emplacement de la gare routière est évoqué, le maire adresse une fin de non-recevoir :
« La décision d’un terminus à la mairie a été votée le 18 décembre 2013 par la précédente municipalité. Nous n’allons pas remettre en question ce qui a été voté. Il fallait venir aux précédentes réunions publiques. Je comprends l’enthousiasme et la passion autour de ce sujet, mais nous devons avancer. »
Toni Vetrano (CDU, droite) a été élu en mai 2014. La décision du terminus à la mairie avait été prise par son prédécesseur Günther Petry, pourtant issu du SPD, l’équivalent du PS en France. André Gounot se rappelle de la chronologie des faits :
« L’idée de cet emplacement devant la mairie avait été évoquée en juin 2013, mais était passée inaperçue. C’est au cours d’une réunion en septembre 2014 que les citoyens se sont rendu compte des conséquences d’une installation de la gare routière à côté de l’hôtel de ville. À l’issue de cette réunion, nos deux collectifs s’étaient formés. »
Le faible pouvoir des élus locaux
Dans ce projet, les citoyens ne se sont pas toujours sentis représentés par leurs élus comme l’indique Éva Martinez, de l’association de riverains :
« La majorité des élus représentent les communes de l’agglomération de 34000 habitants et pas la ville de Kehl. (les petites villes environnantes n’ont pas de conseil municipal indépendant ndlr) »
André Gounot, professeur à l’Université de Strasbourg, rappelle que les élus allemand ont peu de poids :
« À l’exception des grandes villes, les élus locaux allemands sont bénévoles. L’administration est très puissante. Les dirigeants ont été réduits à donner leur aval à ce qu’avait prévu le personnel de la mairie. Cela pose des questions sur l’étendue de la démocratie locale. »
L’aspect écologique du tram en question
Lors de la réunion publique du 2 mars, la déception autour de ce tramway semble avoir pris le dessus sur l’enthousiasme initial. Lors de la réunion publique, un habitant soulève que les avantages du tram sont réduits à néant :
« N’était-ce pas un projet écologique ? Nous allons avoir plus de circulation dans nos quartiers et des bus dont les rejets sont très polluants. »
Les travaux prévoient aussi d’abattre 86 arbres. Parmi les propositions, un aménagement prévoit que les bus rouleraient 202 kilomètres par jour, à vide, juste pour faire demi-tour d’après un calcul de l’Arbeitskreis Stadtentwicklung Kehl. D’autres riverains s’inquiètent de la difficulté de circuler entre les quartiers de Kehl avec le bus, lorsque toutes les lignes arriveront au même endroit.
L’extension du tram vers Kehl prévue par la CUS
La grande agglo de Fribourg comme espoir de recours
Le maire a répété qu’il ne reviendrait pas sur la décision votée par la municipalité précédente. Alors les opposants comptent sur le Regierungspräsidium de Fribourg, sorte de collectivité territoriale allemande à mi-chemin entre l’agglomération et le département dont Kehl fait partie, pour revoir le projet.
André Gounot pense que cette administration peut pousser Kehl à d’autres choix :
« S’il y a trop d’avis négatifs et de demandes d’indemnisation des habitants, cette collectivité peut demander à Kehl de revoir sa copie. C’est sur ce terrain que nous espérons désormais avoir gain de cause. »
Plus d’argent disponible après 2019 ?
Quelle que soit la solution choisie, Kehl ne peut se permettre de longs reports. Les travaux doivent être terminés à la fin de l’année 2019, date à laquelle le programme d’investissements expire. Compte tenue des sommes engagées, un autofinancement par Kehl relèverait alors de l’utopie. Ce délai peut expliquer que le projet ne soit pas remis en question par la mairie.
Le tram vers Kehl est l’un des projets principaux du nouveau mandat du maire de Strasbourg, réélu en mars 2014. Plusieurs reports ont déjà émaillé cette extension, initialement prévue pour 2016. Alors que certains investissements doivent être retardés compte tenu de la situation budgétaire, Roland Ries (PS) a toujours répété que cette réalisation était prioritaire. Des retards allemands, qui doivent participer à la construction du point viendraient contrecarrer le calendrier de la municipalité ou la pousser à débourser davantage.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Le tram vers Kehl, pas « utile » avant 10 ans
Sur le site de la mairie de Kehl : les infos sur l’extension du tram (en allemand)
Sur Rue89 Strasbourg : tous nos articles sur le tram
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