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« On a laissé péricliter cet ensemble » : une partie de l’Esplanade devient « prioritaire »

Une partie du quartier de l’Esplanade va rejoindre la liste des « quartiers prioritaires de la Ville », des zones où se concentre la pauvreté. Derrière l’acronyme « QPV » se dessine l’histoire d’un quartier lentement déclassé, figé depuis des décennies.

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« On a laissé péricliter cet ensemble » : une partie de l’Esplanade devient « prioritaire »

« L’Esplanade, pauvre ? » Au milieu de sa cuisine, Anoush Reihanian-Hadany s’arrête et tourne la tête, pour vérifier la question. « Pauvre, c’est excessif. C’est un quartier populaire, pas pauvre. C’est pas la même chose, il y a de tout ici. » En répondant, elle reprend méticuleusement son geste : étaler des herbes mouillés entre deux torchons, pour les faire sécher. Elle s’arrête, tourne à nouveau la tête : 

« On ne peut pas nous confondre avec les quartiers pauvres. On a deux lignes de tram, quatre écoles, les facs toutes proches et un centre commercial. […] Mais de l’autre côté, c’est vrai que c’est différent. »

L’autre côté, c’est le secteur qui s’étend derrière la rue de Londres où elle habite, vers la Citadelle. Sur le quartier entourant le parc et la rue du Jura, l’État appose trois lettres, qui viendront s’inscrire au fer rouge sur la réputation de l’Esplanade : Q-P-V, pour « Quartier prioritaire de la politique de la Ville ». S’appuyant sur des analyses de l’Insee, de l’Agence nationale de la cohésion des territoires, et de la Ville de Strasbourg, l’État intègre cette zone à la liste des QPV strasbourgeois (voir notre article dédié). Cette partie de l’Esplanade va ainsi rejoindre une liste fixée par décret où l’on retrouve à Strasbourg les quartiers du Port du Rhin, Hautepierre ou encore le Neuhof.

Les Galeries gourmandes, petit centre commercial au coeur du quartier. Photo : Roni Gocer / Rue89 Strasbourg / cc

Dans le secteur, les habitants rencontrés s’étonnent, s’indignent, essayent de comprendre. Comment la situation sociale d’un quartier résidentiel a pu s’aggraver ainsi ? Dans le même quartier, l’écart entre deux réalités sociales distinctes se creuse.

Quartier coulé dans le béton

Au départ, le quartier se dessine presque sur une page blanche. Après avoir récupéré des terrains militaires désaffectés, la Ville confie en 1957 à l’architecte Charles-Gustave Stoskopf une tâche ambitieuse : édifier sur ces parcelles un quartier neuf et complet, avec de larges tours d’habitation, des écoles et des commerces. Très marqué par les canons architecturaux de l’époque – béton partout – le nouveau quartier résidentiel est achevé en 1969. L’arrière du quartier précède de quelques années cette inauguration : le même Charles-Gustave Stoskopf réalise en 1952 l’ensemble des petits bâtiments d’habitations, situés quai des Belges.

« Dans notre immeuble (situé au milieu de la rue de Londres, NDLR), il y avait beaucoup de professeurs, très diplômés, dont beaucoup étaient propriétaires », raconte Anoush Reihanian-Hadany. Venue d’Iran en 1978, elle finit par s’installer avec sa famille à l’Esplanade, en 1998. Bien avant d’emménager rue de Londres au début des années 2010, elle s’était installée comme locataire dans la grande tour à l’arrière de la rue d’Upsal, toute proche du nouveau QPV.

Anoush Reihanian-Hadany, présidente de l’association des résidents de son immeuble. Photo : Roni Gocer / Rue89Strasbourg / cc

« Au départ, on était dans un petit appart de 65 m², au 11e étage de la tour », commence Anoush :

« C’était accessible, pas cher. Quand on a déménagé de l’autre côté par contre, on avait l’impression de franchir un mur. Après l’école Jacques Sturm, les logements sont beaucoup plus riches, on trouve beaucoup de médecins, on est plus proche des transports. »

Deux réalités sociales

Quelques mètres plus loin, au pied d’une tour toute proche, Judicaël Lienhard fait le même constat. Fils d’une famille de concierges ayant vécu pendant vingt ans dans le quartier, il est devenu lui-même concierge – toujours dans le même secteur. Quand il parle de l’Esplanade, c’est avec orgueil :

« C’est un quartier qui était coté, haut de gamme, avec de belles prestations. Certains immeubles ont des services spécifiques, comme un cours de tennis ou une piscine en sous-sol. Il ne faut pas croire, il y a des gens qui ont de l’argent ici. »

Dans ce coin plus riche de l’Esplanade, Judicaël voit surtout deux types de logements : les grands appartements cossus et spacieux, et les studios étudiants. Eux aussi onéreux. Des tours comme Les Lauréades – renommées atrocement « Studéa Winston 2 » – sont construites autour des années 90, avec des studios calibrés pour les étudiants. On y trouve des studios de 20 m² pour un loyer mensuel de 600 euros.

Judicaël Lienhard, concierge ayant grandi dans le quartier. Photo : Roni Gocer / Rue89 Strasbourg / cc

Une agente de recensement ayant écumé des bâtiments du quartier pour l’Eurométropole a pu observer la pluralité des situations, d’un bâtiment à l’autre :

« C’est très compartimenté. Dans certaines tours, comme celle au 5 rue de Stuttgart, on retrouve une écrasante proportion d’étudiants et de jeunes qui se partagent 93 logements. En traversant le trottoir, au 17 rue d’Upsal, c’est tout l’inverse : peu d’appartements, mais très spacieux et presque tout le monde est propriétaire. »

L’entrée du 17 rue d’Upsal. Photo : RG / Rue89 Strasbourg / cc

De l’autre côté du « mur » que décrivait Anoush, le passage se raréfie. Quelques étudiants, ça et là, des familles surtout. En l’absence de commerce, ou de bureaux, peu de raisons de se promener dans ce coin là du quartier. « Il y a la Citadelle, quand même », commente Camille. Elle est retournée vivre dans le quartier avec sa mère, à la lisière du quai des Belges. « Je n’ai jamais été très difficile, j’ai l’impression qu’il y avait tout ce qu’il fallait dans ce quartier quand j’étais enfant : on avait l’Ares et la Citadelle. » Sur l’état du quartier, et son basculement en QPV, elle hausse les épaules :

« J’ai pas forcément l’impression que ça s’est dégradé. Mais c’est difficile de dire que ça s’est amélioré. J’ai l’impression que la Citadelle a été mieux aménagée pour les enfants, mais à part ça j’aurais du mal à dire ce qui a évolué depuis mon enfance. »

« Ils ont mis un peu de peinture mais je reconnais tout » 

En posant son vélo de facteur, Guillaume Lambour se plonge lui aussi dans ses souvenirs d’enfance. Avec sa liasse de lettres en poche, il se faufile dans l’entrée et distribue. Avant d’être facteur, le quadra était un gamin du quartier qui vient de basculer en QPV ; après avoir vécu quai des Belges, ses parents s’installèrent rue de Chamonix. « Toute mon enfance et mon adolescence, je les ai faites ici », commence-t-il en décryptant un nom mal écrit sur une enveloppe. En redressant ses lunettes, il anticipe :

« C’était comment avant ? Comme maintenant. J’ai l’impression que rien n’a changé du tout, à part des petites choses. Comme la barrière qui marque le début de la rue école, devant la primaire Jacques Sturm. Non vraiment, ils ont mis un peu de peinture, mais je reconnais tout. »

En tant que facteur, Guillaume Lambour fait sa tournée dans le quartier où il a grandi. Photo : RG / Rue89 Strasbourg / cc

Même jugement sévère pour Judicaël :

« Tout est resté pareil depuis des années. La seule chose qui a changé, c’est l’arrivée du tram vers Neudorf et la reconstruction du Pont Winston Churchill. Parce qu’avant ça, c’était la catastrophe sous l’ancien pont. »

« On a laissé péricliter cet ensemble »

Quand on l’interroge sur le basculement d’une partie de l’Esplanade en QPV, Samuel Ngue Nogha semble déjà au courant. L’architecte-urbaniste, qui a notamment travaillé sur la rénovation de la place de l’Esplanade, déplore que l’ensemble du quartier soit resté trop longtemps figé :

« On a pu aménager le quartier à la marge, mais on a laissé péricliter cet ensemble, d’un point de vue de sa qualité urbaine. Dès qu’on quitte le périmètre autour du centre commercial, c’est une cité dortoir, il n’y a aucune autre activité que le résidentiel. Il faudrait injecter plus de mixité fonctionnelle dans les habitats, avec des bureaux ou des commerces. »

L’architecte-urbaniste Samuel Ngue Nogha a travaillé sur l’aménagement de la place de l’Esplanade. Photo : RG / Rue89 Strasbourg /cc

Puis l’architecte tempère son propos : un tel projet nécessiterait l’aval de plusieurs syndicats de copropriétaires. Ces derniers sont nombreux à l’Esplanade et tiennent une bonne part des terrains.

« C’est simple : pour faire muter la Ville, il faut être propriétaire des sols. Il se trouve que la municipalité ne l’est pas. La vraie difficulté est là : vous ne pouvez pas travailler sur les espaces extérieurs, les jardins, les trottoirs, les rues, en bref redynamiser et réorganiser si vous n’avez la maîtrise foncière ou la délégation. »

Samuel Ngue Nogha ne voit qu’une issue : que les associations de copropriétaires entament une « réflexion sur le statut des sols » et concèdent du terrain à la Ville. Un vœu pieu.


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