Sur un trottoir étriqué de la route d’Altenheim, un couple et leurs trois enfants se pressent vers l’arrêt de bus Dalis. Une fourgonnette de chantier les frôle avant qu’ils ne montent dans le car. La petite famille paraît accoutumée à ce type d’événement. Un peu plus loin dans la même rue – l’axe principal du quartier du Neuhof – Sylvia récupère une commande devant chez elle. Elle assure ne plus oser laisser jouer ses petits-enfants aux abords de sa maison :
« Le week-end, quand il fait chaud, c’est là que c’est le pire. Il y en a qui roulent vraiment très vite et on a beaucoup d’histoires d’accidents. C’est dommage parce que ça pourrait être agréable ici. Je ne sais pas ce que devrait faire la Ville, peut-être mettre plus de dos d’ânes. »
Au Neuhof, la dangerosité de l’axe central est une évidence. En avril 2023, à 400 mètres de chez Sylvia, une fillette a été fauchée par une camionnette et gravement blessée à la jambe alors qu’elle traversait la route avec sa mère. Dans la rue, beaucoup racontent spontanément l’histoire de cette voiture qui, en 2009, allait tellement vite qu’elle a percuté le premier étage d’un immeuble.
Jean-Paul, gérant de l’épicerie Barthel, semble fatigué par cette intense circulation. Pendant qu’il discute avec des passants, un bus fait claquer une plaque d’égout devant sa boutique. « J’entends ça toute la journée, j’ai demandé à la municipalité s’ils peuvent améliorer quelque chose mais pour l’instant rien ne se passe », souffle-t-il. Il désigne une maison voisine dont le muret est entièrement déchaussé : « Ça, c’était la nuit dernière, une voiture est rentrée dedans. »
« Je suis stressée à chaque fois que je me promène »
Mais le commerçant peine à trouver des solutions concrètes, à part baisser la vitesse de circulation. À la caisse de la boulangerie La Pétrie, Mélina relate que ses clients lui confient avoir peur quand ils marchent dans la rue : « Parfois, ça fait vraiment autoroute », conclut elle, laconique, en encaissant la baguette et le bretzel d’un client.
Hélène est arrivée au Neuhof en 2020. Ancienne habitante de Rennes, elle a été choquée de découvrir un cadre de vie si hostile :
« Je me rends compte que je suis stressée à chaque fois que je me promène pour faire mes courses. Il faut toujours rester aux aguets, on a l’impression que les voitures passent tout près. »
Ancienne architecte urbaniste, elle participe aux ateliers de quartier du Neuhof, le dispositif de démocratie participative de la municipalité écologiste qui vise notamment à inclure les habitants dans les réflexions sur les aménagements publics.
Hélène y milite pour changer la route d’Altenheim :
« Comme les autres, les résidents du Neuhof ont le droit d’avoir une rue principale agréable. On ne peut pas accepter, parce qu’il s’agit d’un quartier populaire, que l’environnement soit dégradé. C’est aussi une question de santé publique : la qualité de l’air est moins bonne, à cause de l’intense circulation sur la route. Des camions passent ici pour aller vers le Port du Rhin. »
Contactée par Rue89 Strasbourg, Charlotte Sitz, ingénieure à Atmo Grand Est, est formelle. Route d’Altenheim, la pollution rejetée par les voitures est supérieure à la valeur guide de 10 microgrammes de dioxyde d’azote par mètre cube (μg/m3) fixée par l’Organisation mondiale de la santé :
« Sur cet axe, la route du Polygone à Neudorf est la plus polluée selon les moyennes de l’année 2022, avec des pics à 30 μg/m3. Avenue du Neuhof et route d’Altenheim, on est plutôt à 20 ou 25 μg/m3, comme dans la plupart des rues passantes de la ville. »
Limiter la vitesse des voitures
Le sud du Neuhof, appelé Stockfeld, a des allures de village, avec de petites maisons anciennes dont certaines ont gardé leurs loyers modérés. Mais les infrastructures pour les mobilités semblent figées dans le temps. Elles contrastent avec d’autres quartiers de Strasbourg, où les piétons ont une place. Ici, la route est entourée de trottoirs, souvent très étroits et difficilement praticables.
De nombreux cyclistes se succèdent sur une voie qu’ils doivent partager avec les camions, les bus et les voitures. Un jeune homme sur son vélo se fait doubler par un automobiliste qui profite d’un laps de temps où la file à contresens est libre.
L’ambiance détonne avec la route du Polygone à Neudorf, dans la continuité de la route d’Altenheim en direction du centre-ville. Le même jour dans ce quartier, de nombreuses personnes divaguent sur de larges espaces pavés dédiés aux piétons, à côté d’une piste cyclable séparée de la route.
Jean-Luc a emménagé au Neuhof en 1996. Lui aussi s’investit dans les ateliers de quartier. Il présente des revendications partagées « par la plupart des dix personnes investies » dans le programme de démocratie participative pour « apaiser » la route d’Altenheim :
« L’idée serait de limiter la vitesse à 30 km/h, d’installer des ralentisseurs et des radars. Sur le modèle de ce qui se fait en Allemagne, on pourrait repenser les abords des commerces et des écoles en installant des dalles, qui ont un impact psychologique sur les conducteurs pour qu’ils aillent moins vite. »
Des carrefours mieux pensés pour les piétons
Hélène propose également de retravailler le carrefour avec la rue Pierre-Bouguer, en rendant le tournant plus étroit pour les voitures afin de rapprocher le passage piéton, qui est caché pour les automobilistes arrivant du sud.
Idem pour l’intersection de la rue Welsch, à côté de l’école primaire Alice Mosnier :
« Cela permettrait de sécuriser ces traversées, notamment pour les jeunes, tout en rendant leur chemin plus droit et plus logique. Aujourd’hui, le passage clouté est un peu décalé et impose de contourner le carrefour. Les piétons sont relégués au second plan. »
D’autres habitants ne s’étonnent plus des soucis d’agencement du quartier, comme s’ils avaient intégré que le Neuhof ne pouvait pas bénéficier d’un axe principal accueillant. Brahim (prénom modifié), assis dans son snack avec quelques amis, pointe que la rue a été construite trop étroite dès le départ. « Maintenant, ce n’est plus possible d’élargir les trottoirs et de mettre une bande cyclable, il faudrait pousser les bâtiments », constate-t-il.
« C’est un grand axe », lance Kevin en haussant les épaules. Le jeune homme n’identifie pas de problème particulier, mis à part les accidents : « Peut-être qu’il faudrait modifier certains endroits, mais je ne m’y connais pas. »
En fin d’après-midi, la circulation s’intensifie sur la route d’Altenheim. Des collégiens marchent en groupe après les cours. Sur les 3,4 kilomètres de la route centrale qui séparent la piscine de la Kibitzenau de l’extrémité sud du quartier, des habitants regagnent leurs domiciles. Au niveau de l’avenue du Neuhof, des pistes cyclables rendent plus facile le passage des vélos en comparaison de la route d’Altenheim, sur le même axe.
Des améliorations à la marge ?
Mais la zone reste agressive pour les piétons. Coincée sur un petit trottoir entre les rails du tram et la voie cyclable, Halima se décale brusquement au passage d’un vélo. Accompagnante d’élèves en situation de handicap (AESH) à l’école élémentaire Reuss, elle rentre chez elle après sa journée de travail. « L’avantage, c’est qu’on a quand même tout ce qu’il faut ici, les pharmacies, les supermarchés… Mais c’est sûr qu’il y a plein de choses qu’on pourrait améliorer, c’est un quartier sensible », tempère-t-elle :
« Pour emmener les enfants dehors, on change de quartier en général, on va à la Citadelle ou à l’Orangerie parce qu’il n’y a quasiment rien ici, à part le parc Schulmeister (à la Meinau, NDLR), mais c’est tout petit. »
Jean-Luc, l’habitant fidèle des ateliers de quartier, explique qu’ils ont établi avec les services de la Ville un plan pour une piste cyclable serpentant autour de la route d’Altenheim, en joignant la rue Parallèle et la rue Pierre-Bouguer. « On verra si cela se fait, ça serait un début », sourit le retraité.
Mais les travaux nécessaires seraient titanesques pour créer un cadre sécurisé pour les piétons et les cyclistes, en réduisant la place de la voiture dans tout le Neuhof. À défaut de changer radicalement le paysage, des bricolages autour de cet axe de circulation, hérité d’un autre temps, pourraient au moins améliorer la situation.
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