Une jeune femme est assise au fond de la salle commune de l’ancienne Brasserie Gruber, accoudée à une table en bois noirci. Élégante, elle dénote de l’idée commune du squat. Ses cheveux ondulés, coupés en carré long, sont retenus en chignon. Son chemisier blanc moucheté tombe légèrement sur son épaule. Ici, elle se fait appeler Nato. Quelques jours après l’ouverture du squat Gruber, presque tous les bénévoles la connaissent déjà. « C’est une journaliste de Géorgie », « Elle est impressionnante, elle parle huit langues », peut-on entendre.
Entre les salutations matinales, Nato se charge des traductions. Lorsqu’il faut un interprète russophone, c’est elle qu’on vient trouver. En plus du russe et de sa langue natale, le géorgien, la journaliste parle également l’anglais, le turc, le tchétchène, l’allemand, le danois et l’arabe. Mais pas le français. « Pas encore », précise-t-elle. « Je commence à apprendre. C’est une langue très difficile, un peu comme l’arabe. »
Nato a 23 ans. Elle décide de quitter la Géorgie il y a deux ans, laissant derrière elle sa mère. Elle travaille un temps au Danemark comme interprète en prison, l’occasion pour la linguiste d’apprendre le danois, l’arabe et le tchétchène. Mais la journaliste ne se sent pas en sécurité. Des membres de la communauté géorgienne aurait agressé son compagnon, d’origine arabe. Elle décide de rejoindre Strasbourg mais l’inquiétude est tenace :
« La Géorgie est un petit pays. Si tu fais quelque chose de bien mais que le gouvernement n’apprécie pas, tu deviens tellement célèbre. Même ici, quand je sors, certains Géorgiens reconnaissent mon visage à cause de mes reportages TV. On m’a même déjà prise en photo. »
« J’avais peur de l’hiver »
La journaliste est arrivée en France il y a trois mois. Avant, elle dormait dans le camp des Canonniers, dans le quartier du Neuhof. C’est grâce à son cousin qu’elle entend parler du squat :
« Je suis arrivée le 29 avril 2019, et je dormais chez mon cousin de 21 ans les deux premières semaines. Je ne voulais pas abuser de sa gentillesse, exagérer, alors j’ai décidé de continuer toute seule. Avec un peu d’argent, on a acheté une tente et je me suis installée dans le camp. J’avais peur de ce qui se passerait quand l’hiver arriverait. Je suis remplie de bonheur qu’on ait trouvé cet endroit. »
Journaliste et corruption en Géorgie
La jeune femme préfère ne pas évoquer les raisons exactes de son départ de Géorgie, il y a maintenant deux ans. « Personnel et pas très intéressant », selon elle. Nato a étudié le journalisme en Géorgie. Elle a ensuite travaillé pour une chaîne radio puis une grande chaîne télévisée d’opposition, où elle réalisait des reportages politiques évoquant les problèmes de corruption du pays. La journaliste en garde un souvenir âpre. En parler suffit à lui donner la chair de poule. Elle frémit.
« Il y a des régions en Géorgie où les journalistes ne sont pas les bienvenus, alors que je suis citoyenne géorgienne, c’est mon pays. Quand ils vous voient avec des gilets pare-balles, ils vous tirent automatiquement dessus. Ça m’est arrivé trois fois. La dernière fois, mon caméraman s’est fait tirer dans le bras. Après ça, j’ai décidé de faire une pause, je suis restée chez moi pendant un mois en 2017. Mais c’est dans mes gênes, je suis journaliste, je ne peux pas m’arrêter. »
La Géorgie occupe la 60ème place sur 180 du classement mondial de la liberté de la presse de 2019, établi par Reporters Sans Frontières. Selon l’organisme, “les violences contre les journalistes sont moins courantes, même si les menaces restent fréquentes dans le pays”.
Des appels, des menaces
« Ce n’est pas facile de vivre en tant que journaliste dans mon pays, surtout quand on veut dire ce que fait réellement le gouvernement. Si tu en parles, ils t’appellent directement sur ton téléphone et te menacent. Moi, ils m’ont déjà appelée… »
Sa mère, une avocate de 40 ans, réside encore à Tbilissi, la capitale géorgienne. Mais travailler est devenu impossible, le nom de sa fille faisant écho dans tout le pays. Mère et fille sont proches. Elles communiquent régulièrement :
« Ma mère n’a que 40 ans. Je l’ai appelé pour lui annoncer que j’ai trouvé un endroit où vivre. Elle m’a d’abord demandé de ne pas donner mon identité. Quand je lui ai dit que je m’y sentais comme chez moi, elle s’est mise à pleurer et m’a répondu « c’est la première fois que je t’entends dire ça depuis deux ans ». Elle est rassurée. »
« Il n’y a plus qu’à attendre »
Nato s’est jurée de revenir en Géorgie, retrouver sa mère et reprendre son métier de journaliste. « Mon rêve, ce serait de continuer à faire mon travail. Mon arme, c’est mon micro », scande-t-elle. En attendant, la journaliste est devenue membre de Reporters Sans Frontières, et se renseigne sur ses droits. Elle souhaiterait travailler pour Deutsche Welle, une radio internationale allemande. Nato a enclenché la procédure de demande d’asile. Son dossier est en cours d’examen. « Il n’y a plus qu’à attendre. »
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