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Nappe phréatique d’Alsace menacée : 20 ans d’inaction coupable de l’État à Stocamine

Depuis 2002, des déchets ultimes sont stockés sous la nappe phréatique alsacienne. Malgré sa promesse initiale, l’État français ne les a pas remontés à la surface pendant 20 ans alors que la mine se dégradait. Il a ainsi créé tout seul son argument principal pour l’enfouissement définitif : le site est détérioré, ce qui rend un déstockage dangereux.

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Nappe phréatique d’Alsace menacée : 20 ans d’inaction coupable de l’État à Stocamine

Les déchets devaient ressortir de la mine. C’était l’engagement initial de l’État, pris dans l’arrêté préfectoral du 3 février 1997, autorisant Stocamine, une filiale de la société publique des Mines de potasse d’Alsace (MDPA), à stocker de manière réversible des déchets industriels ultimes à Wittelsheim, au nord de Mulhouse. Il s’agit du seul site en France qui a été autorisé à accueillir des déchets de « classe 0 », soit des éléments considérés comme « particulièrement dangereux ». L’État promettait alors, à la population locale, un système de stockage moderne et sécurisé.

44 000 tonnes de déchets et un incendie

Entre 1999 et 2002, 44 000 tonnes de déchets contaminés au mercure, au cyanure, à l’amiante ou encore au chrome, ont été placées dans des galeries minières creusées à 550 mètres de profondeur. Cette poubelle industrielle se situe sous la nappe phréatique d’Alsace, l’une des plus importantes réserves d’eau potable en Europe. Le 10 septembre 2002, un incendie a mis fin à l’activité de Stocamine. Ce feu maitrisé en deux mois a été initié par des déchets thermiquement instables, inflammables, notamment des produits phytosanitaires organiques, qui n’étaient pas censés être stockés dans ce centre selon l’arrêté préfectoral d’autorisation.

Depuis, des élus locaux et de nombreuses associations comme Alsace Nature ou la CLCV 68 demandent à l’État de remonter ces déchets à la surface afin d’éviter une pollution de la nappe phréatique. « À l’époque, on aurait pu tout ressortir bien plus facilement, la mine était encore en bon état, je ne m’explique pas cette longue inaction, c’est irrationnel », regrette Bruno Fuchs, député Modem du Haut-Rhin.

Exemple de fûts déformés par la convergence des terrains. Photo : MDPA / Enquête publique

Une longue période d’indécision a suivi l’incendie de 2002. Les MDPA et les gouvernements successifs ont commandité des dizaines d’expertises sur la faisabilité d’un déstockage ou sur les effets d’un confinement définitif des déchets. Malgré plusieurs études montrant la possibilité de les déstocker, une autre solution est désormais plébiscitée par le gouvernement : l’enfouissement irréversible des déchets grâce à la réalisation de barrages de béton pour éviter au maximum les contacts entre la nappe phréatique et les polluants.

Une grande inertie administrative

Face aux demandes des locaux de sortir ces éléments dangereux de la mine, l’État a temporisé pendant 20 ans. D’abord, entre 2004 et 2006, les MDPA ont prescrit de premières études qui ont conclu que le déstockage serait complexe à mettre en œuvre, comme l’indique un rapport d’information parlementaire sur Stocamine publié en 2018. Ce même rapport expose qu’en 2008, Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Écologie, a créé une « mission d’expertise conjointe du Conseil général des mines, du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) ainsi que de l’Inspection générale des finances. Le rapport n’a été remis que deux ans plus tard, en 2010, proposant de sortir les déchets les plus dangereux et de confiner les autres.

Dans la foulée, Jean-Louis Borloo a ordonné la constitution d’un comité de pilotage de Stocamine, composé de 13 membres, principalement des ingénieurs et des géologues. Dans son avis rendu en 2011, le comité a « préconisé le retrait partiel des déchets contenant du mercure (très dangereux pour la nappe phréatique car très solubles, NDLR) et le confinement au fond du reste », établissant à nouveau que « le retrait des colis de Stocamine est techniquement possible mais qu’il s’agirait d’un chantier complexe ».

Selon le rapport d’information parlementaire, « en décembre 2011, la ministre de l’Écologie Nathalie Kosciusko-Morizet a adressé un courrier au ministre de l’Industrie François Baroin, chargé de la tutelle des MDPA, afin qu’il prenne une décision. Aucune réponse n’a cependant été apportée à la ministre de l’Écologie ».

Un déstockage partiel entre 2014 et 2017

Sous la présidence de François Hollande, les ministres de l’Écologie Delphine Batho et Ségolène Royal ont décidé d’un déstockage partiel de plus de 2 000 tonnes de déchets contaminés au mercure, considérés comme la plus grande menace pour l’eau potable. L’entreprise allemande SaarMontan a réalisé cette opération entre 2014 et 2017, plus de dix ans après l’incendie. À cette occasion, les mineurs ont dû déplacer près de 10 000 tonnes de déchets pour atteindre les colis contenant du mercure. Pour les partisans du déstockage, déplacer autant de big-bags sans les remonter à la surface était absurde.

Suite à cette opération de déstockage, à l’été 2017, Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique, a annoncé sa volonté de procéder au confinement définitif. Puis il a reculé en demandant une étude sur la faisabilité du déstockage intégral des colis, en dehors de ceux qui ont brûlé en 2002. C’est le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) qui s’est chargé de réaliser l’expertise et qui a conclu qu’extraire les déchets était possible mais difficile techniquement, encore une fois.

Malgré cette étude, en janvier 2019, un nouveau ministre de la Transition écologique, François de Rugy, a annoncé sa volonté de lancer l’enfouissement définitif. Puis il a également reculé en demandant, en février 2019, une nouvelle étude sur un déstockage partiel des déchets.

« J’ai repris le dossier à une étape trop avancée »

Cette expertise commandée par François de Rugy a été menée par le cabinet Antea-Tractebel, qui a comparé les coûts, les délais, les risques d’accidents et les impacts environnementaux de plusieurs scénarios allant du déstockage total au confinement de tous les colis. En 2020, Antea-Tractebel a conclu que le plus pertinent était l’enfouissement définitif sans ressortir d’autres big-bags, vu l’état du site.

Ces tergiversations ont duré deux décennies. Avec le temps pris pour réaliser ces nombreuses études, la mine s’est détériorée : les galeries se referment sur elles même bien plus vite que prévu sous l’effet de la pression des couches géologiques. Par endroits, les parois compressent les colis de déchets.

En janvier 2021, Barbara Pompili, ministre de la Transition écologique, a donc décidé une nouvelle fois d’enfouir définitivement les déchets. Contactée, elle estime avoir pris la « moins mauvaise décision » :

« J’ai repris le dossier à une étape malheureusement trop avancée. Le déstockage aurait dû être fait beaucoup plus tôt mais je ne pouvais pas changer le passé. Au départ, ces déchets n’auraient pas dû être stockés à 550 mètres de profondeur, dans un environnement instable, sous la nappe phréatique, c’était risqué. Cette situation est lamentable. Aujourd’hui, vu la dégradation avancée de la mine, même si on décide de réaliser un déstockage partiel, on ne peut retirer que 15 ou 20% des déchets, et on risque de ne pas parvenir à réaliser les barrages de béton pour protéger la nappe. »

L’entrée du site de Stocamine se trouve à Wittelsheim, près de Mulhouse. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Des liens entre Stocamine et Cigéo

Contactés pour évoquer les motivations de leurs différentes prises de position, les anciens ministres Delphine Batho, François de Rugy, Nicolas Hulot et Jean-Louis Borloo n’ont pas donné suite aux sollicitations de Rue89 Strasbourg. Ségolène Royal a conseillé de se diriger vers Alain Rollet, qui était directeur des MDPA : « C’est lui qui nous transmettait les éléments. »

L’intéressé a affirmé que « les déchets confinés à 550m de profondeur n’auront aucun impact sur la potabilité de la nappe d’Alsace ». Il est aujourd’hui membre du comité technique souterrains de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), chargé d’apporter une expertise pour la construction de Cigéo, un projet de confinement de déchets nucléaires ultimes à Bure.

« Ils n’ont jamais vraiment eu la volonté de tout ressortir », balaye Marcos Buser. Ce géologue suisse a participé au comité de pilotage de Stocamine. Il avait présidé, dans les années 90, le groupe d’expert en charge d’un déstockage de déchets réalisé avec succès en Suisse, à Sainte-Ursanne :

« Le comité d’experts de Stocamine était composé majoritairement de géologues et d’ingénieurs qui n’étaient pas compétents concernant la faisabilité d’un déstockage, ils n’étaient jamais intervenus sur une opération de ce type car c’est très rare. Pierre Berest, le président du comité, défendait le confinement dès le départ, il essayait de me convaincre. Il a ensuite travaillé sur le projet Cigéo de Bure. »

Un déstockage toujours possible pour certains experts

Effectivement, Pierre Berest et Emmanuel Ledoux, anciens experts du comité de pilotage de Stocamine, sont tous les deux devenus membres du groupe permanent d’experts pour les déchets de l’Autorité de sureté nucléaire, où ils ont travaillé sur le stockage souterrain définitif des déchets radioactifs.

On peut aussi interroger la fiabilité de l’avis rendu par le comité de pilotage de Stocamine vu que Emmanuel Ledoux et Gérard Vouille, qui en étaient membres, sont aussi les auteurs des études de sureté qui ont permis à Stocamine de commencer son activité 20 ans plus tôt… avec le résultat qu’on connait.

Pour Marcos Buser, ressortir les déchets est toujours possible en 2023. De concert, l’ingénieur de l’entreprise SaarMontan, qui était responsable de l’opération de déstockage entre 2014 et 2017, estime que les risques sont « tout à fait maîtrisables » aujourd’hui.

Une pollution inéluctable

En cas de confinement des déchets, la pollution de la nappe phréatique sera inéluctable. Les galeries contenant les big-bags se rempliront d’eau, puis cette saumure polluée remontera vers la nappe phréatique. D’après des études basées sur des modélisations mathématiques de l’Ineris et du cabinet Itasca, la pollution de la nappe phréatique sera négligeable et ne menacera pas, à terme, la potabilité de l’eau. Le processus devrait durer pendant des siècles.

Ces projections sont loin de rendre la solution du confinement acceptable et sans risque pour les partisans du déstockage, comme l’explique Daniel Reininger, chargé des problématiques liées à l’eau chez Alsace Nature :

« Et si ils se trompent, on fait comment ? À l’origine de Stocamine, l’État garantissait qu’on pourrait déstocker les déchets et que le site serait bien contrôlé. Finalement, il y a eu un incendie dans la mine à cause de déchets irréguliers et ils nous disent aujourd’hui qu’un déstockage n’est plus possible. Il est donc difficile de leur accorder de la confiance.

Leurs études sont des projections qui dépendent de nombreux facteurs. Il peut se passer des choses en souterrain qu’on n’est pas capables d’évaluer aujourd’hui, nous ne sommes pas au summum des connaissances. Et nous sommes dans une zone sismique. Le seul moyen d’être tranquilles serait de tout sortir de la mine. Donc nous devons déstocker au maximum. Confiner les déchets, c’est accepter de prendre un risque important pour les générations futures. »

L’État et les MDPA se sont aussi illustrés par des manœuvres douteuses pour précipiter le confinement des déchets. Après des recours d’Alsace Nature, en octobre 2021, la justice a annulé l’autorisation de l’enfouissement en établissant qu’il n’y avait pas de garanties financières pour la prise en charge de la surveillance illimitée du site. Quelques semaines plus tard, le gouvernement a tenté un « cavalier législatif », soit un amendement de la Loi de finances qui promettait des ressources jusqu’en 2030 à la Société des mines de potasses d’Alsace (MDPA) pour garantir finalement les capacités financières. L’acrobatie a été retoquée par le Conseil constitutionnel en décembre 2021.

Une expertise annulée

L’enquête publique pour confiner définitivement les déchets s’est terminée le 10 mai. La préfecture du Haut-Rhin a publié un arrêté autorisant les travaux en octobre. Contacté, le cabinet du nouveau ministre de la Transition écologique Christophe Béchu affirme que le confinement est aujourd’hui « la seule solution technique qui permette de garantir la qualité à très long terme de l’eau de la nappe d’Alsace ». Il ajoute avoir discuté avec France Nature Environnement et des élus locaux, qui se seraient « accordés sur la nécessité d’un confinement, qui devra être réalisé avant que la mine soit inaccessible en 2027 ». Alsace Nature nie être favorable à un enfouissement et assure continuer à demander l’extraction des déchets à l’État.

L’association dénonce aussi l’annulation par le ministère de la Transition écologique d’une étude sur la faisabilité du déstockage pendant l’été 2023, car les experts étaient favorables à la sortie des déchets. Mardi 19 septembre, Christophe Béchu a annoncé officiellement aux élus alsaciens l’imminence du début des travaux de confinement, désormais urgents selon lui pour préserver la nappe phréatique. « C’est paradoxal parce que l’argument principal de l’État, c’est de dire que le déstockage est devenu impossible. Mais il a tout fait pour procrastiner pendant 20 ans, et refuse encore aujourd’hui de voir si une extraction des déchets est possible », résume Daniel Reininger.

Alsace Nature a déposé un recours pour annuler l’arrêté préfectoral d’autorisation du confinement qui devrait passer en audience fin 2024. De son côté, Emmanuel Fernandes, député insoumis de Strasbourg, a demandé mardi 19 septembre l’ouverture d’une enquête parlementaire sur « l’attentisme des pouvoirs publics » qui laisse penser qu’ils ont « joué la montre en laissant les galeries se détériorer pour imposer » le confinement définitif.


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