Les 15 et 22 mars, les Strasbourgeois sont appelés à élire l’équipe qui dirigera la Ville et l’Eurométropole pour les six années à venir. En ces temps marqués par la défiance croissante des citoyens à l’égard du personnel politique, le scrutin municipal fait office d’exception au regard du niveau encore élevé de participation qu’il continue de susciter.
Pourtant, celui qui se déroulera en mars est jugé « illisible » par de nombreux politistes. L’extrême variété des configurations politiques locales rend les résultats peu prévisibles et renforce les effets de déstructuration du paysage politique français, à la suite de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et de son parti La République en marche (LREM) en 2017.
Cet éclatement se retrouve à Strasbourg puisque quatre listes présentes au premier tour ont fait partie de la majorité municipale sortante. Quatre têtes de listes sur sept, Catherine Trautmann, Jeanne Barseghian, Chantal Cutajar et Alain Fontanel sont issues de la majorité précédente. Face à une telle offre, quelle place le discours politique peut-il encore occuper dans une campagne municipale comme celle qui se déroule à Strasbourg ?
Innovation, attractivité, compétitivité… Mais quels choix ?
La standardisation à l’œuvre des politiques municipales, désormais davantage occupées par les enjeux « d’innovation, « d’attractivité » ou de « compétitivité » est l’un des traits marquants de la vie politique locale.
Largement, par des logiques marketing qui tendent à invisibiliser voire à dénier toute forme de discours militant ou politique, elles tendent à reléguer tout débat de nature proprement politique. L’obligation de parler au plus grand nombre, de même que la généralisation d’un référentiel de « proximité » qui incite les candidats engagés à sur-jouer le lien affectif qu’ils entretiennent au territoire, renforcent encore cette dynamique.
L’explosion d’images de tractages, de rencontres avec des professionnels, de visites dans tel ou tel quartier, érigés en passages obligés de la campagne de terrain, illustrent cette tendance. L’enjeu principal est alors de ne pas se couper d’une partie de l’électorat et de montrer que l’on est avant tout un acteur de terrain soucieux de l’avenir de son territoire.
Si l’intention est louable, son application elle, n’est pas sans danger pour l’avenir tant elle peut avoir pour effet d’invisibiliser certains enjeux de la vie d’une ville comme Strasbourg.
« Ville juste, » « ville heureuse », « ville de demain… »
Ainsi, de « la ville juste » à « la ville heureuse », en passant par la « ville de demain », le recours à ces mots valises qui caractérise la campagne strasbourgeoise interroge. On peut y voir le signe de la place croissante de la communication politique et l’illustration d’un abandon progressif des idéologies partisanes dans le débat public.
La rationalisation des pratiques militantes, qui veut que le militantisme soit « efficace », et illustrée entre autres par la multiplication des outils numériques destinés à cibler les électeurs abstentionnistes, fait disparaître toute référence idéologique et réduit à néant le travail de conviction propre à l’action politique.
Il ne s’agit plus de convaincre les habitants d’une ville sur la base d’une vision politique construite et assumée mais de gagner coûte que coûte, y compris si cela implique des alliances entre forces politiques hétéroclites.
Ces évolutions marquent une évolution majeure valorisant la figure du maire « entrepreneur », réputé bon gestionnaire et capable de développer des « projets » d’envergure, dont nombre de candidats peinent parfois à se dégager.
Face à cette double tendance à la dépolitisation et à la standardisation des campagnes municipales, les candidats et citoyens strasbourgeois risquent bien de passer à côté des débats politiques portant sur l’avenir de notre ville.
Les villes, centres politiques en devenir
Les villes, incitées à inscrire leur futur à l’échelle de l’Europe et dotées de pouvoirs importants, ont vocation à jouer un rôle politique majeur. Parce que leur population croît de manière régulière, mais aussi parce qu’elles sont dotées de compétences toujours plus stratégiques, nos candidats doivent être à la hauteur, en proposant aux électeurs de se prononcer sur ces enjeux.
Strasbourg est une ville riche, en pleine croissance, mais qui compte également un taux de pauvreté très élevé (22% de la population vit sous le seuil de pauvreté). Cela implique des prises de position politiques fortes rendues encore plus indispensables par les réformes en cours et dont les effets ne s’arrêteront pas aux frontières de la ville.
Dans un contexte de remise en cause des politiques sociales (baisse des indemnités chômage, des APL, et bientôt des pensions de retraite) ou de criminalisation de la pauvreté (contrôles renforcés des chômeurs et allocataires du RSA), qu’ont à nous proposer les futurs candidats et où se positionnent-ils ? La multiplication des squats, ou encore la place croissante de sites de locations touristiques comme Airbnb constituent autant d’incitations à prendre position sur le plan politique : veut-on faire de Strasbourg une ville « vitrine » ou est-on prêt au contraire à prendre des décisions pour limiter ces offres favorisant la spéculation immobilière ?
Dans cette entreprise de repolitisation du débat politique local, il ne s’agit en aucun cas d’opposer les questions entre elles mais plus simplement de rappeler qu’une campagne municipale devrait donner lieu à des prises de position dont certaines catégories de population sont parfois exclues.
Ces prises de position sont rendues d’autant plus urgentes par le retrait progressif de l’État dans la vie quotidienne des Français, comme la prise en charge des plus démunis mais aussi par une tendance devenue universelle, notamment dans le cadre des politiques des rénovations urbaines, à la spatialisation des problèmes sociaux. On cherche alors à agir sur l’organisation de l’espace public au détriment parfois de réflexions liées aux conditions de vie des habitants des quartiers périphériques de la ville. La question urbaine ne doit pas faire disparaître la question sociale, et, derrière l’habitant, c’est le citoyen qui doit retrouver toute sa place dans le fonctionnement de la ville : il doit pouvoir se loger, se déplacer, se nourrir, travailler dans de bonnes conditions avant toute autre considération relative au développement économique de la ville.
La cadre de vie supplante le lieu de vie
Les récents débats sur le Marché de Noël sont emblématiques de cette préoccupation politique qui tourne de plus en plus autour du cadre de vie, saisi par le double prisme du tourisme et du commerce. Si les enjeux de liberté de circulation et des dérives sécuritaires du marché de Noël se posent, elles illustrent une tendance à ne plus penser la ville qu’à partir des convenances des habitants résidant dans les zones privilégiées de la ville.
Ces quelques exemples rappellent qu’il est grand temps que la ville redevienne un espace de débat politique dans ce qu’il a de plus noble. Les tentatives régulières d’effacer toute forme d’appartenance à une formation politique contribuent à la déconnexion artificielle des enjeux politiques du moment de ce qui se passe localement. Or, les effets des réformes actuelles ne s’arrêteront pas aux frontières de Strasbourg et doivent au contraire faire l’objet de débats sur le rôle que la ville de demain entend jouer dans la régulation des rapports sociaux.
Parce que les villes ont été à travers l’histoire des laboratoires de l’expérimentation politique et sociale, il est grand temps que celles et ceux qui aspirent à gouverner Strasbourg pour les six prochaines années se remettent – enfin – à faire de la politique.
Vincent Lebrou
Maître de conférences en science politique
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