« À Mulhouse, on ne pourra bientôt plus consulter un médecin librement. C’est catastrophique. » Le docteur Patrick Vogt, médecin généraliste dans le quartier périphérique Bel-Air, observe avec dépit et depuis plusieurs années la ville haut-rhinoise se vider de ses médecins. Lui-même a 66 ans :
« Nous sommes dans le creux de la vague pour les 10 ans à venir. Comme les généralistes sont vieillissants, nous allons assister à une pénurie totale. »
Depuis 2012, 27 médecins généralistes sont partis (d’après le rapport 2020 de l’Observatoire régional de la santé (ORS) Grand Est). Aujourd’hui, ils sont 52% à avoir plus de 55 ans. En 2015, ils étaient 61%, et l’observatoire relevait la fragilité de l’offre de soins comme un « point de vigilance ».
Mulhouse ne peut pas encore être qualifiée de « désert médical » selon l’Agence Régionale de Santé : avec 123 médecins pour 100 000 habitants, sa densité médicale est supérieure à celle de la France (89). Selon ce même rapport, cette densité médicale s’élève à 144 à Strasbourg. Mais l’observatoire lui-même pointe que ce chiffre s’élèverait plutôt à 83 à Mulhouse, car une partie des 123 exercent une activité de médecin spécialisé : régulateur, angiologue, ostéopathe… D’autre part, les habitants n’arrivent plus, dans les faits, à accéder à un médecin.
Se lever aux aurores pour faire la queue dans le froid
« Je suis en errance de médecin traitant depuis quatre ans », explique Pascale, 58 ans, habitante du centre-ville : « Depuis que notre médecin de famille est partie à la retraite, nous allons chez un praticien qui est un des seuls de son quartier, qui est désorganisé et assailli de très nombreux patients ». « Un soir j’avais rendez-vous à 20h, et quand je suis arrivé, il y avait 12 personnes devant moi », renchérit Hervé, son mari, retraité. D’où leur besoin de trouver un autre praticien, surtout pour les semi-urgences.
Quand leur fils a dû transmettre un arrêt maladie au lycée, ils se sont rendus à la nouvelle maison de santé Guillaume Tell, ouverte au centre-ville en 2019. Quatre médecins généralistes y sont installés. Tous les jours, la matinée est dédiée aux arrivées sans rendez-vous. Ce qui a permis à la petite famille d’obtenir un certificat médical le jour-même pour justifier de l’absence du lycéen. « Mais ça, c’était il y a deux ans », nuance Hervé. « Depuis, les gens se sont « refilés le bon plan, et il faut se battre pour avoir une consultation ».
En janvier 2022, se rendant un lundi à 9h dans cette petite rue presque confidentielle, Pascale s’est vue gentiment renvoyée chez elle. « La secrétaire s’est excusée, elle m’a dit qu’il y avait trois heures d’attente », se rappelle-t-elle. Prenant ses précautions quelques semaines plus tard, Hervé s’y est rendu à 7h05 et s’est retrouvé avec déjà 12 personnes devant lui. Il est reparti et a fini par obtenir une consultation en se postant un matin à 6h40 devant les portes… Il était alors en deuxième position dans la queue. « Ce ne sont pas des conditions pour aller chez le médecin ! », s’indigne Pascale.
À force, en venant très tôt le matin, Hervé a réussi à voir un même praticien, trois fois de suite, à la maison de santé. Celui-ci a accepté de devenir son médecin traitant, notamment pour suivre son affection longue durée.
« En fait, il faut faire du forcing. »
Hervé, Mulhousien retraité
Pascale, elle, reste parmi les 8 000 Mulhousiens de 17 ans et plus qui sont sans médecin traitant. Selon l’ORS, c’est 9,4% des patients, un chiffre moins élevé que dans le reste de la France mais plus important que la moyenne du Haut-Rhin et du Grand Est. Pascale jette l’éponge et « songe à trouver un médecin traitant sur Strasbourg », où elle travaille : « Ce sera presque plus simple. »
À Mulhouse, les patients sont tout simplement trop nombreux à demander des soins, alors même que l’offre est plutôt élevée, d’après le rapport 2020 de l’ORS. On y lit que les Mulhousiens sont plus malades qu’ailleurs : « Tous les ans, 94,1% de la population a recours à des médecins généralistes, contre 82,1% en France. Le nombre d’actes est plus élevé : on compte 5,1 actes par bénéficiaire (contre 4,6 en France) ».
Le rapport fait état de la situation sanitaire des Mulhousiens plus précaire que la moyenne française dans une infographie qui relève un plus fort taux de maladies chroniques et une espérance de vie moindre :
« C’est la démerde »
Alors, comment font les Mulhousiens avec ces salles d’attente qui débordent ? Dominique, chargé de mission dans le public, qui souffre de plusieurs affections longue durée, a recours à la « démerde » :
« Mon médecin est parti à la retraite. Il me voyait les samedis, car mon job m’oblige à être en déplacement la semaine. Je me tourne vers les copains, des pharmaciens qui m’aident à obtenir les médicaments mensuels. Et mon cousin cardiologue me suit pour mon cœur. »
Et pour ceux qui n’ont pas de médecins dans leur entourage ? Patrick Vogt alerte sur la situation critique des quartiers populaires :
« Deux médecins de la rue Lefebvre (dans le secteur Vauban-Neppert, un quartier populaire en profonde mutation vers un éco-quartier, ndlr) s’apprêtent à partir. Ce sera 4 000 à 5 000 personnes sur le carreau. Au Drouot, quartier prioritaire de la ville, il n’y aura bientôt plus de praticien du tout. »
Même à Riedisheim, une commune moyenne bordant Mulhouse au sud-est, Élise, une mère de famille, dit qu’elle « part perdante » quand elle a besoin d’un médecin. Elle se prépare au départ à la retraite de son docteur, chez qui elle ne va de toute façon quasiment plus : « Il faut une semaine ou plus pour obtenir un rendez-vous, ça ne sert plus à rien ».
Quand elle est malade, elle va en pharmacie demander des médicaments, ou… à la maison médicale de garde, qui n’est ouverte que les week-ends (elle est installée depuis 2018 au bâtiment annulaire, près de la gare) : « J’avoue, j’y suis allée pour un mal de dos, j’ai attendu le dimanche et j’ai pu y voir un médecin adorable ».
« Ça arrive tout le temps », confirme Bakir Ider, le médecin généraliste fondateur de la maison de garde, qui se partage les week-ends avec de nombreux confrères et consœurs :
« Les gens viennent pour des maux bénins et quand je leur demande pourquoi ils viennent chez nous, ils me disent qu’ils n’ont tout simplement pas de médecin. »
SOS Médecins, seul recours dans les quartiers populaires
En cas d’urgence, par exemple quand son fils « fait des chocs à cause de ses allergies », Élise se tourne vers SOS Médecins, et « tant pis s’il faut attendre et payer plus cher ». Mais ce service commence à devenir de moins en moins accessible : « Quand j’ai appelé il y a quelques mois, parce que j’étais aphone et qu’aucun généraliste ne pouvait me prendre, ils m’ont dit de « rappeler dans trois jours » », témoigne Pascale.
L’association de médecins réfute ce témoignage. Selon son président, le Dr Frédéric Tryniszewski, SOS Médecin dédie en permanence 10 médecins :
« Nous sommes parfois saturés et dans ce cas, les appelants sont invités par un message vocal à rappeler plus tard. Mais quand on décroche, on ne reporte jamais la réponse à trois jours plus tard. »
Selon l’ORS, les appels à SOS Médecins ont augmenté de 32% depuis 2011, et proviennent principalement des quartiers prioritaires. Mais au quartier Nordfeld, qui n’est pas un quartier prioritaire, c’est devenu tout aussi compliqué. Dominique, une habitante, a appelé SOS Médecins un samedi matin pour sa mère âgée, « ils n’ont jamais répondu ». Alors que l’infirmière qui rend quotidiennement visite à sa mère dans sa résidence soupçonnait un zona, Dominique avait passé « 2h40 montre en main » à chercher un généraliste.
Désespérée, elle avait appelé le 15 mais « le régulateur m’a dit d’emmener ma mère aux urgences, mais j’ai refusé de la faire attendre 10 heures sur un brancard ». Dominique avait finit par obtenir, d’un ami d’ami, une ordonnance pour les bons médicaments. Elle déplore ce désert du samedi matin à Mulhouse, quand la maison médicale de garde n’est pas encore ouverte (elle ouvre l’après-midi) et que SOS Médecins relève du mirage.
Pour les semi-urgences ou douleurs non létales mais très inconfortables, c’est donc très difficile de se soigner pour certains Mulhousiens. À noter qu’en semaine, la maison de santé Guillaume Tell assure des consultations supplémentaires « en cas d’urgence », le soir de 18h à 20h.
Les rares médecins restants sont débordés
Ceux qui ont encore un médecin s’y accrochent. Catherine Mock, médecin généraliste à orientation homéopathique, a pris sa retraite en 2019, et se rappelle de « nombreux patients qui ont pleuré » quand elle leur a annoncé son départ :
« Ils savaient qu’ils ne retrouveraient pas facilement quelqu’un. Certains n’en ont toujours pas trouvé d’ailleurs, notamment les personnes âgées avec un gros dossier et nécessitant un suivi important. Plus personne ne veut d’elles. »
« J’ai 5 à 10 appels par jour de gens qui me demandent d’être leur médecin traitant », signale de son côté Bakir Ider. « Je leur dis que je ne peux pas, que je ne peux plus ». Le jeune quadra fonctionne avec des consultations sans rendez-vous, il n’a pas d’horaires limites, « pour voir toutes les personnes qui viennent dans [s]a salle d’attente ». Tout comme Patrick Vogt, lequel explique n’avoir pris que « 15 jours de vacances en deux ans » et terminer « à pas d’heure » pour voir tout le monde.
De plus, l’affluence a « changé la pratique des médecins », estiment les patients, comme Dominique :
« Ils ne prennent plus le temps de nous examiner ou de prendre la tension. C’est 10 minutes par patient, top chrono. »
Cédric, habitant de Kingersheim, s’est senti très mal accueilli quand il s’est rendu chez un médecin du quartier des Coteaux, le seul disponible via l’application de rendez-vous médicaux Doctolib pour tout Mulhouse au début du mois de mai :
« Je n’avais pas vu de médecin depuis 4 ans, j’avais une plaie à la jambe et des maux de dos. Quand j’ai voulu également lui parler de mon surpoids, il m’a dit : “Je reçois pour une pathologie, pas 3 ou 4”. Ça faisait 8 minutes que j’étais là. Je n’y retournerai plus, mais je ne sais pas où j’irai. »
Où sont les jeunes médecins ?
Pour les docteurs Vogt et Ider, mais aussi pour Simon Zielinski, à la tête de la Pharmacie Aux Lys au centre-ville, la solution résiderait dans l’arrivée de jeunes médecins. Un vœu pieu pour l’instant : « les jeunes docteurs restent à Strasbourg où il y a les facs », regrette le pharmacien :
« Aussi, leur pratique a changé : ils ne veulent plus s’installer seuls, ils veulent un certain confort, le bon coin de la ville, la patientèle sympa… Je pense aussi que certains ne s’installent pas dans les quartiers car ils ne veulent pas “faire du social” et se retrouver avec un patient sur dix qui n’a pas sa carte vitale à jour. »
Bakir Ider accuse le numerus clausus (le nombre maximal annuel de futurs médecins, NDLR), qui a fait baisser le nombre de médecins en activité. « Avant, on formait 8 000 médecins par an. Puis ça n’a fait que baisser depuis les années 80 et 90 », déplore-t-il (en 1993, les places en études de médecine se limitaient à 3 500, ndlr). Ce numerus clausus ayant été rehaussé (jusqu’à 9 000 en 2019) puis supprimé, le nombre de médecins en France devrait peu à peu remonter.
Patrick Vogt, lui, comprend la jeune génération qui refuse de subir « les contraintes terribles du métier » : « Ils ne veulent pas bosser 50 heures et ils tiennent à leur vie de famille, mais personne ne les écoute. » Pour lui, la balle est entre les mains des autorités et de l’ARS pour rendre le territoire accueillant :
« J’ai déjà interpellé la municipalité. Je leur dis : proposez des habitats corrects, des crèches, des zones d’accueil pour doctorants, et pour d’autres professions que des médecins, pour que ça bouge ! »
Des incitations pour attirer les médecins
L’Agence régionale de santé propose cependant des aides incitatives pour l’installation de nouveaux médecins à Mulhouse, explique Pierre Lespinasse, délégué territorial de l’ARS dans le Haut-Rhin :
« L’assurance maladie propose des aides à l’installation, ce qui permet de lever tous les freins et d’aider à investir et de démarrer. Nous proposons également des aides financières pour les médecins qui s’installent dans des zones d’intervention prioritaire (ZIP) ou dans les zones d’action complémentaire. »
Les ZIP sont les territoires où les habitants ont accès à moins de 2,5 consultations par an et les territoires « fragiles » (entre 2,5 et 4 consultations par habitant et par an). Les ZAC sont des territoires un peu mieux lotis, qui « nécessitent de mettre en œuvre des moyens pour éviter que la situation ne se détériore », selon le zonage de l’ARS. Mulhouse est une ZAC depuis 2020. Elle ne l’était pas encore lors du zonage précédent de l’ARS, en 2018.
De son côté, la municipalité pourrait favoriser l’installation de maisons de santé et d’établissements pluridisciplinaires pour offrir de meilleures conditions de travail. Mais la Ville n’a pas souhaité répondre aux questions de Rue89 Strasbourg pour préciser ses intentions dans ce domaine.
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