Une fois achevée, elle sera la plus grande mosquée d’Europe. Mais pour l’heure, le projet Eyyub Sultan est un chantier en accordéon dans le quartier de la Meinau à Strasbourg. Le manque de financement de l’organisation turque Milli Görüs a déjà mis fin à la progression des travaux pendant près d’un an avant de reprendre, timidement, fin 2020. Ainsi l’édifice Eyyub Sultan reste pour l’instant une façade en trompe-l’œil quant aux moyens réels de l’organisation. Derrière l’ambition démesurée des cadres du mouvement islamique, la réalité de Milli Görüs à Strasbourg est celle d’une communauté musulmane aux moyens limités.
Transmettre l’Islam, un « devoir fondamental »
Comme l’indique une vidéo promotionnelle, Milli Görüs « aspire à être la voix des Musulmans à travers le monde dans toutes les langues. » Ainsi, dès les années 70, l’organisation s’est installée à Strasbourg pour permettre aux fidèles d’avoir un lieu de culte. « En 1976, il n’y avait que le local de la mosquée Fatih dans le centre-ville, raconte le président de Milli Görüs à Strasbourg, Eyup Sahin, l’association ne portait pas encore le nom de CIMG (Confédération Islamique Milli Görüs). Ce n’est qu’en 1996 que nous avons déménagé dans le hangar de la Meinau grâce aux dons. »
« En tant que communauté religieuse, la CIMG considère l’apprentissage, l’enseignement, l’application et surtout la transmission de notre religion, l’Islam, aux générations suivantes, comme un devoir fondamental », poursuit le même clip sur la page Youtube de Milli Görüs. Pour ce faire, la branche strasbourgeoise de l’organisation a créé l’association Vision, responsable de la gestion de ses établissements scolaires. Dès 2014, le projet éducatif du mouvement islamique commence par un collège. Une école élémentaire est lancée cinq ans plus tard. À la rentrée 2020, le groupement scolaire Eyyub Sultan se félicitait d’accepter les inscriptions en seconde pour son futur lycée.
« Je faisais mon programme librement »
Comme le décrit Elif (le prénom a été modifié), une ancienne salariée du collège Eyyub Sultan, « la différence avec un établissement public, c’est que les élèves peuvent avoir des cours de religion musulmane et une option en langue turque. Sinon le socle commun, c’était vraiment les cours indiqués par l’Éducation nationale. » L’ex-membre de l’administration du collège se souvient d’un établissement « qui voulait faire ses preuves auprès de l’Éducation nationale pour devenir un établissement sous contrat ». Elle témoigne aussi d’une équipe enseignante constituée de « professeurs expérimentés, qui enseignaient dans des établissements scolaires publics de la région. »
Delic Dzana a fait partie de ces enseignants. Elle se décrit elle-même comme « athée ayant travaillé dans un établissement scolaire religieux. » « On ne m’a jamais posé de questions sur ma vie personnelle ou religieuse. J’étais là-bas pour enseigner l’anglais, je faisais mon programme librement », ajoute la professeure au collège Eyyub Sultan entre 2015 et 2017.
« Les parents d’élèves ont l’impression que leurs enfants seront mieux protégés »
Les deux anciennes salariées détaillent aussi des raisons pratiques qui poussent des enseignants et des parents d’élèves à choisir cet établissement confessionnel. Elif évoque des collégiens issus « de quartiers difficiles, où les profs absents ne sont pas toujours remplacés. Ils ont aussi l’impression que leurs enfants seront mieux protégés des problèmes liés aux drogues ou au harcèlement scolaire. »
Delic Dzana se souvient de petites classes d’une vingtaine d’élèves maximum, ce qui permettait aux professeurs « de suivre de près ce que disaient les élèves, notamment dans leur activité sur les réseaux sociaux, pour prévenir toute forme de harcèlement scolaire. » L’enseignante explique aussi que certaines enseignantes musulmanes préféraient rester au collège Eyyub Sultan afin de pouvoir porter le voile tout en enseignant. Concernant les motivations des parents d’élèves rencontrés, « certains d’entre eux n’étaient pas d’accord avec le mariage homosexuel ou l’avortement, d’où leur inscription dans un établissement confessionnel, mais à ce niveau là je ne vois pas de différence avec des établissements de confession juive ou catholique. »
Elif et Delic ont quitté cet établissement pour des raisons différentes. La seconde évoque des raisons financières, « les salaires n’étaient pas versés à temps et je n’étais pas d’accord sur le calcul des heures. »
Un millier d’adhérents à Strasbourg
Au-delà des lieux de culte et d’enseignement, Milli Görüs cherche à être présent aux côtés des musulmans, à chaque étape de la vie. Selon Eyup Sahin, la communauté strasbourgeoise compte un millier d’adhérents qui cotisent mensuellement « de 10 à 1 000 euros, le plus souvent entre 10 et 50 euros. » Des fonds qui permettent d’offrir « des services culturels, des sorties ou encore un accueil des enfants pendant les vacances », décrit le président de l’association de la mosquée Eyyub Sultan. L’organisation islamique propose aussi des services funéraires :
« Les gens souscrivent à un fonds d’obsèques. Nous organisons les rapatriements des corps vers plusieurs pays (Turquie, Bosnie, Algérie, Tunisie). Mais les générations plus récentes demandent de plus en plus à être enterrées en France. »
Adem (le prénom a été modifié) est un jeune homme issu d’une famille active au sein de Milli Görüs. Il décrit d’autres activités proposés par l’organisation islamique. Enfant, Adem est parti en colonie de vacances à Metz grâce à la communauté :
« Ce sont des colonies classiques, avec sorties en forêts, activités sportives, sauf qu’il y a des cours religieux le matin. Si tu pars en Turquie, on te fait visiter les mosquées et on te parle de l’empire ottoman, des sultans. »
Un soutien aux femmes musulmanes et aux futurs étudiants
Rue89 Strasbourg a pu consulter des documents d’organisation interne du mouvement islamique. Celui-ci propose en outre des formations aux relations publiques pour ses membres les plus actifs, mais aussi des activités au sein du « département de la Jeunesse féminine » pour que les « jeunes femmes puissent s’épanouir dans leur identité de femme musulmane ». D’autres documents servent par exemple à offrir « différents services aux jeunes musulmans qui se préparent à entrer à l’université, qui y étudient ou ont terminé leur cursus universitaire, à élaborer leur existence selon leur conscience identitaire propre à leur religion. »
L’organisation islamique va jusqu’à organiser des discussions pour les enfants à domicile. Un document intitulé « Abi-Kardes Projesi (projet frère et soeur) » décrit comment une section locale met en place ce dispositif destiné à inculquer les valeurs musulmanes. Adem décrit :
« Le but, c’est qu’un grand frère fasse la discussion sur les principes religieux auprès des enfants dans des maisons de quartiers strasbourgeois. C’est comme quand l’imam de la mosquée vient à la maison, le contenu est le même, on parle des paroles du prophète pour bien comprendre les versets et apprendre à vivre l’islam à travers les cinq principes. En plus de ça, les grands frères jouent un rôle de modèle pour les enfants. »
Au-delà des adhérents, des fidèles aux motivations variées
Mais tous les fidèles de la mosquée Eyyub Sultan ne sont pas investis à ce point dans le mouvement Milli Görüs. Comme le décrit le président de la communauté strasbourgeoise :
« Chez nous, il y a des Turcs, des Kurdes, des Maghrébins. Il y en a qui votent CHP, d’autres AKP. Il y a parfois des discussions politiques houleuses au moment des élections turques ou françaises, des échanges vifs sur Emmanuel Macron ou des débats sur la politique turque auxquels les Maghrébins ne comprennent rien. »
Du côté de Ditib, bras armé de l’islam turc officiel, un membre de la mosquée Yunus Emre décrit aussi un certain opportunisme chez certains membres de la communauté musulmane turque :
« Depuis le début de la construction d’Eyyub Sultan, nous avons gagné quelques centaines de visiteurs lors des prières du vendredi. Mais cela ne veut pas dire que Milli Görüs a perdu des fidèles. C’est juste que certaines personnes attendent la fin du chantier pour retourner à la mosquée Eyyub Sultan. En attendant, ils n’ont pas envie qu’on leur demande de soutenir financièrement le chantier chaque semaine. »
Une organisation locale encore fragile
Dans le quartier de la Meinau à Strasbourg, l’infrastructure mise en place par Milli Görüs semble encore bien timide en comparaison avec le complexe du Ditib dans le quartier de Hautepierre. En attendant la construction d’une mosquée dans un style ottoman, Ditib y possède déjà plusieurs immeubles qui accueillent des bureaux, un lycée, des espaces de conférences pour le réseau européen de l’organisation, et des salles pour les cours de religion à destination des jeunes enfants et les activités des groupes.
L’implantation française de Milli Görüs semble aussi bien plus fragile à Strasbourg qu’en Allemagne. Le fondateur du mouvement et père de l’islam politique turc Necmettin Erbakan y avait fait ses études d’ingénieur dans les années 1960. Il s’agit du premier pays d’implantation de Milli Görüs. Pas étonnant puisque l’Allemagne a aussi été le premier pays d’accueil de l’immigration turque en Europe. C’est à Cologne que le mouvement a installé le siège de sa fédération d’associations européennes. Le mouvement y héberge notamment sa vaste imprimerie qui produit ses livres pour enfants et son journal. Outre-Rhin, Milli Görüs règne sur plus de 500 mosquées, rassemblant des centaines de milliers de personnes. Une emprise qui surpasse largement l’ampleur du mouvement en France où seules 71 associations sont actives.
Un mouvement isolé, localement et à l’international
Dans l’Hexagone, Milli Görüs s’est soudainement retrouvé isolé à plusieurs niveaux. L’organisation islamique comptait sur un soutien financier étranger pour son projet de mosquée : « Tout le monde nous a promis de l’argent, des ministres turcs, le Qatar, le Koweit, mais on n’en a jamais reçu de personne », regrette Eyup Sahin. D’où cette décision de solliciter une subvention à la Ville de Strasbourg.
Lorsque la délibération d’une aide de 2,5 millions d’euros au chantier de Milli Görüs a été votée, c’est le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin qui a contribué à isoler un peu plus encore l’organisation islamique au niveau national. Comme l’explique Nicolas Matt, ancien conseiller municipal délégué aux relations aux cultes, « jusqu’au refus de signer la charte des principes de l’Islam de France, localement, le Milli Görüs était politiquement fréquentable. Ils ont toujours joué le jeu du dialogue et ont toujours réagi quand la République est attaquée. Autour de cette charte, il y a eu un avant et un après. »
Malgré les espoirs de l’association, le Département et la Région Grand Est ont déclaré qu’elles n’avaient pas l’intention de participer au financement de la mosquée Eyyub Sultan. Quant au soutien de la Ville de Strasbourg, une décision définitive est attendue au courant du mois d’avril.
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