« Y’en a assez, y’en a assez de la précarité, dans les labos et à l’université ! », scandaient jeudi après-midi étudiants, enseignants et personnels de l’Université de Strasbourg sous une pluie battante.
Au départ du Patio, près d’un millier de manifestants ont défilé dans les rues de Strasbourg, du campus à la place de la République, pour demander le retrait des réformes des retraites, de la formation des enseignants, ainsi que le retrait d’une loi qui ne sera présentée qu’au printemps : la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR).
Les personnels mobilisés de l’enseignement supérieur et de la recherche partagent le constat de trois rapports préliminaires à la loi d’un manque de moyens mais critiquent leurs conclusions. Les manifestants dénoncent la précarisation de la recherche, le recours à la contractualisation plutôt qu’à la titularisation et une « marchandisation de la connaissance. »
Plusieurs laboratoires strasbourgeois s’érigent déjà contre cette future loi de programmation pluriannuelle de la recherche, selon une cartographie réalisée par des géographes mobilisés. Le laboratoire SAGE (Société, Acteurs, Gouvernement en Europe), créé en 2013 et situé à la Maison des sciences de l’homme (MISHA) est le premier à s’être mobilisé à Strasbourg, dès le 10 janvier.
Cette unité mixte de recherche, selon le terme administratif, regroupe 60 enseignants-chercheurs – politistes, sociologues, géographes, juristes, historiens et ethnologues – issus de 7 filières différentes de l’Université de Strasbourg. Mais aussi 8 chercheurs au Centre national de recherche scientifique (CNRS), 6 ingénieurs d’études, 3 personnels administratifs et environ 70 doctorants. Ils effectuent des travaux de recherche sur des sujets transnationaux en sciences humaines et sociales.
Les contrats de recherches apportent 90% du financement
Sous la tutelle du CNRS et de l’Université de Strasbourg, le laboratoire SAGE finance ses recherches, en dehors des salaires des chercheurs qui sont payés par l’État, avec un budget d’environ 1,5 million d’euro. Mais cette somme provient à 90% de contrats noués suite à des appels à projets, seuls 120 000€ proviennent d’une dotation stable de l’Université de Strasbourg et du CNRS.
Marine de Lassalle, 52 ans, directrice du laboratoire SAGE et enseignante-chercheuse à l’Institut d’études politiques à Strasbourg, dénonce ce déséquilibre budgétaire :
« Nous avons besoin d’un accroissement de cette dotation, plutôt qu’un financement de notre laboratoire par ces contrats de recherche qui favorisent la mise en compétition des chercheurs et dont le taux de succès est trop faible (environ 15% NDLR). Beaucoup de dossiers n’aboutissent pas mais mobilisent le temps de nos chercheurs. »
42 heures de direction par an, le reste c’est bonus
Pour ses tâches de directrice de laboratoire – représentation, animation, structuration des thèmes de recherche – Marine de Lassalle n’est rémunérée que 42 heures sur toute l’année universitaire :
« La direction du laboratoire me prend bien plus de temps que ces 42 heures. Je préférerais plutôt, comme la loi le permet, me décharger de ces 42 heures (les retirer de son temps d’enseignement, NDLR). Mais je suis allée voir la personne responsable de ma composante à l’IEP, et ce n’est pas possible : il n’y a pas assez d’enseignants. »
Résultat, Marine de Lassalle jongle entre enseignement, recherche et sa fonction de directrice du laboratoire. « C’est ça le travail gratuit ! », lâche-t-elle. « J’ai l’impression de ne pas pouvoir bien faire mon travail. »
« Mon poste va être supprimé »
La précarité touche également les BIATSS (personnels ingénieurs, administratifs, techniques, sociaux et de santé et des bibliothèques). Après un CDD de 6 mois en 2016, Delphine (le prénom a été modifié) est assistante de gestion budgétaire depuis mars 2017 au laboratoire SAGE. Elle était rémunérée par un contrat de recherche jusqu’au mois d’août 2019. Mais depuis, cette mère de 4 enfants est rémunérée au SMIC à temps partiel (80%) grâce au reliquat d’anciens contrats de recherche. Son contrat de travail s’achève en décembre 2020 :
« Je vais passer un concours externe de technicien de gestion en mai. Si je loupe ce concours, j’irais toquer à Pole Emploi, parce que ce poste va être supprimé. »
Pourtant, le travail ne manque pas. Trois personnels gèrent le budget du laboratoire qui demande plus d’un millier de bons de commande par an pour une trentaine de contrats de recherche simultanés. Delphine explique :
« Nous mangeons en 30 minutes. Au lieu de supprimer le poste, il faudrait au contraire un employé en plus. Et ça l’Université de Strasbourg le sait très bien. »
Fatima, gestionnaire administrative du laboratoire depuis 2013, est en « CDI non permanent », rétribuée par la Direction de la recherche et de la valorisation de l’Université de Strasbourg. D’abord en contrat à durée déterminée pendant 6 ans, la jeune femme a pu faire évoluer son contrat grâce à la loi.
« Mon poste n’est pas ouvert au concours interne des techniciens de gestion de l’Université de Strasbourg. Elle ne reconnaît pas officiellement l’utilité de mon poste. Pourtant j’ai été “cédéisée” l’an dernier. Ça montre l’absurdité de la situation. Je ne suis pas considérée comme une fonctionnaire. Je n’ai pas de carrière. Nous sommes les invisibles. »
Le « LOTOfinancement » contre l’autofinancement
Mathias Thura, maître de conférences en sociologie au Centre universitaire d’enseignement du journalisme, est un des co-initiateurs du LOTOfinancement, une action critique et satirique envers le « renforcement du financement par appels à projets aux effets chronophages et délétères », indique un communiqué de presse.
Mathias Thura, également membre du laboratoire SAGE, a obtenu 7 000€ après un appel à projets de l’Institut français du monde associatif pour mener une recherche sur la protection civile. Sous sa capuche, muni de sa pancarte pour la promotion du LOTOfinancement lancé il y a quatre semaines, il s’étonne d’être rentré « dans cette mécanique aliénante de l’appel à projets » :
« Au lieu de passer du temps à monter des dossiers et à les évaluer derrière, nous allons au bout de la logique de la marchandisation de la recherche avec ce loto. Près de 200 participants ont permis de collecter une somme d’environ 1 000€. Nous allons la jouer à la Française des Jeux. »
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