Yorgos Lanthimos aime les fables froides et distanciées. Dans The Lobster, son précédent film, Colin Farrell était plongé dans une institution où il devait trouver un compagnon de vie, pour ne pas finir transformé en bête. L’homme était donc contraint d’assumer sa dimension d’animal social, alors même que le cinéaste s’employait à dépeindre les affres d’une écrasante solitude. Mise à mort du cerf sacré marque un gigantesque pas en avant dans la carrière du cinéaste grec. Exit le cynisme désinvolte et le postulat sociétal, et place à l’implacabilité du récit mythologique.
Un brillant chirurgien s’attache à un adolescent dont le père a été l’un de ses patients. Il lui offre des cadeaux, l’introduit dans son cercle familial, s’inquiète de son avenir, de son bien-être. Mais le jeune homme vient avec une sentence et la promesse d’un sacrifice.
Lanthimos, proche des maîtres mais maître de son art
Il y a ces phrases d’abord. Ces logorrhées inbouffables qui vous construisent un personnage en deux plans. Il y a cette raideur, cette distance, cette impression de voir de passifs pantins, attendant qu’on veuille bien venir tirer sur leurs ficelles. Comme peu d’autres auteurs, Lanthimos offre un cinéma à l’identité irréfutable.
On lui adjoindra volontiers des adjectifs : kubrickien, pasolinien. Le cinéaste grec partage avec le premier une sorte de géométrie mortifère. La scène la plus dramatique de cette Mise à mort du cerf sacré ne manquera pas d’évoquer le duel final de Barry Lyndon. Des personnages marchent au-devant d’un destin inéluctable. Ils sont déshumanisés mais provoquent pourtant l’empathie d’un spectateur qui retient perpétuellement son souffle. Et il y a la transgression, l’éclatement du cocon familial si cher à Pasolini.
Mise à mort du cerf sacré, c’est ainsi l’histoire du ver dans le fruit, mais un ver qui a toujours été là, dans un fruit promis à une pourriture certaine.
La sinistre maturité
Dans ses films précédents, Yorgos Lanthimos pouvait donner l’impression de gentiment sermonner l’audience, de s’amuser de ses valeurs, de la famille dans Canine ou du couple dans The Lobster.
Sa nouvelle œuvre obéit à une logique de déconstruction. Dans la lente déchéance qu’affronte le personnage de Colin Farrell (peut-être l’un des comédiens anglo-saxons les plus sous-estimés actuellement), il n’y a aucune leçon à retenir et aucune échappatoire possible. Film sensoriel par définition, cette Mise à mort du cerf sacré observe une logique de rétrécissement. C’est en cela qu’elle est une sublime tragédie. Il n’y a ni raisons, ni excuses ni motifs à la souffrance des personnages. La mise à mort, c’est un diaphragme qui se referme sur le destin de ses protagonistes.
La clé se trouve dans une vague idée de culpabilité, un fondement tragédien porté par le personnage veule et doucereux de Martin. L’interprétation surprenante, crispante et infiniment subtile du jeune Barry Keoghan sert totalement la démarche du cinéaste.
Cette Mise à mort… est un impressionnant bloc de cinéma, un film écrasant d’ambition, quelque part pédant et conscient de ses forces. Mais c’est surtout une oeuvre qui se vit. Mieux, ou pire, qui se subit.
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