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Médecins, nous sommes opposés à la disparition des interprètes dans nos cabinets

Plusieurs médecins strasbourgeois interpellent les autorités de santé, alors que s’amorce une réforme de l’aide à la traduction dans les consultations médicales. À Strasbourg, les patients incapables de s’exprimer en français bénéficient de l’aide de traducteurs qui se déplacent dans les cabinets. Ils pourraient disparaître.

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Médecins, nous sommes opposés à la disparition des interprètes dans nos cabinets

Imaginerait-on faire, aujourd’hui, l’examen d’un patient sourd sans l’aide d’un interprète en langue des signes ? Être écouté (à défaut d’être entendu) constitue le vœu que tout patient forme quand il présente une plainte et formule une demande parfois difficile à exprimer, surtout dans le
cadre intime de la consultation médicale et / ou psychiatrique.

Depuis 2007, ce qui est aujourd’hui l’Agence régionale de santé (ARS) du Grand Est et l’Union régionale des professionnels de santé des médecins libéraux (URPS-ML) portent et financent un dispositif qui permet la présence d’un interprète professionnel, via l’association Migrations Santé Alsace, lors des consultations de médecine générale ou spécialisées dans les villes de Strasbourg et Mulhouse. Cet outil est précieux pour la prise en charge de certains patients qui maîtrisent peu ou pas le français. En effet, comme le recommande la Haute Autorité de Santé, « l’interprétariat linguistique dans le domaine de la santé garantit, d’une part, aux patients, les moyens de communication leur permettant de bénéficier d’un égal accès aux droits, à la prévention et aux soins de manière autonome et, d’autre part, aux professionnels, les moyens d’assurer une prise en charge respectueuse du droit à l’information, du consentement libre et éclairé du patient et du secret médical » (HAS 2017).

Le psychiatre Georges Federmann reçoit de nombreuses personnes ne parlant pas français. Il est signataire de cette tribune (photo Swen de Pauw / Sheilac Films)

Traduire les paroles mais aussi les silences

Il est fondamental que l’interprète soit un professionnel formé, qui puisse retranscrire au mieux la parole de la personne, mais également les nuances, les traits d’humour, les émotions… Spécialiste des échanges verbaux, il veille à la bonne compréhension des propos des patients mais
également des professionnels de santé. Le recours à un tiers non formé à l’interprétariat (parents, proche, enfants) ne permet pas le respect du cadre déontologique : fidélité de la traduction, impartialité, secret médical… Il empêche également l’abord de certaines problématiques touchant à l’intime, et le médecin comme le patient se retrouvent amputés d’une partie essentielle et nécessaire au soin.

L’absence d’interprétariat en santé conduit à de mauvaises prises en charge, des erreurs diagnostiques, la répétition coûteuse d’examens complémentaires, des traitements inadaptés, voire dangereux… Ces coûts seront supportés par le patient qui souffrira d’une prise en charge de
moindre qualité (et aussi des risques pour sa santé), mais également par le système de santé qui devra l’assumer.

Plus simple par téléphone mais pas sans limites

Nous avons appris que le dispositif d’interprétariat ne serait plus porté par l’URPS-ML du Grand Est à partir de janvier et que son financement était menacé, au risque de voir disparaître ce mode d’appui à nos prises en charge. Dans le même temps, l’ARS Grand Est déploie un service d’interprétariat téléphonique ouvert à tous les médecins. Cette mise à disposition à tout le Grand Est illustre parfaitement la nécessité de l’interprétariat en santé et nous saluons donc cette reconnaissance. Son extension va favoriser l’équité pour les patients allophones, et permettre une réelle amélioration de l’accès au soin.

Néanmoins, si l’interprétariat par téléphone semble plus simple en termes de logistique, plus rapide en disponibilité, avec un accès sans rendez-vous utile pour les consultations d’urgence, il ne saurait se substituer à une traduction en présence d’un interprète, dans les zones où les deux sont également accessibles. Il reste un dispositif qui peut être ressenti comme froid et impersonnel, qui ne permet pas la prise en compte de la dimension « non-verbale » de la consultation. Son utilisation ne permet pas d’être dans une prise en soin optimale pour un certain nombre de consultations-clés :
consultations de synthèse, consultation d’annonce, éducation thérapeutique, consultations psychiatriques, accompagnement de fin de vie, accompagnement social…

L’interprète présent apporte beaucoup plus qu’une traduction

Dans ces moments essentiels de la relation thérapeutique, l’interprète, aux côtés du patient, permet la mise en confiance, par le regard, la présence soutenante, le renforcement du lien dans la relation à trois, qui se fait par les émotions, le rire, la gestuelle. L’interprète présent peut respecter les silences, les sous-entendus, les hésitations, mais également les émotions comme la peur, la colère, la tristesse, tant importantes quand on aborde l’intime, des violences vécues, des maladies chroniques… L’interprète présent sent quand se mettre en retrait, arrive parfois à apaiser des tensions, encourage aussi l’ébauche de la langue française, aide à trouver les mots… Il pourra, à la demande du médecin, faciliter l’explication d’un schéma ou un plan pour se rendre chez un spécialiste. Il traduit, selon les précisions du médecin, la posologie, les effets secondaires, l’importance
de l’observance d’un traitement, explique un court document, participe, par sa présence, à rassurer des parents parfois isolés, perdus, dépassés…

Enfin, il est essentiel de préserver cette possibilité très précieuse d’avoir plusieurs fois le même interprète pour un même patient, afin d’avancer dans le récit, de ne pas revenir sur des choses déjà décryptées ou dénouées, de maintenir le lien thérapeutique, la relation de confiance.

Un dispositif efficace contre la violence institutionnelle

Les interprètes professionnels de Migrations Santé Alsace ne disent pas autre chose : la plupart d’entre eux ont insisté pour revenir dans les cabinets après avoir dû travailler par téléphone en raison de l’épidémie de coronavirus. Ce dispositif d’interprétariat en présence fonctionne. Mieux, il permet de réduire les inégalités de santé et de respecter une certaine qualité de soins pour des consultations complexes. De plus, il reste moins cher que l’interprétariat téléphonique sans rendez-vous.

Pour toutes ces raisons, nous ne comprenons pas ce recul dans l’accueil des patients non-francophones. Nous souhaitons, pour leur bien, que les deux dispositifs d’interprétariat professionnel, téléphonique et en présence, cohabitent et perdurent. Chacun a son utilité, nous sommes en capacité de choisir le mode d’interprétariat le mieux adapté selon chaque situation et
besoin rencontrés. Les patients allophones subissent déjà parfois de la violence institutionnelle (parcours administratifs complexes voire incompréhensibles qui peuvent mener à des inégalités d’accès aux soins jusqu’au non-recours aux soins), ne les excluons pas davantage. Qu’ils puissent continuer à dire en quittant nos consultations qu’ils se sentent plus écoutés… La manière dont nous offrons l’hospitalité, dans nos cabinets, à ces patients vulnérables nous aide aussi à améliorer l’accueil de tous les autres.


#agence régionale de santé

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