17h30, vendredi 13 octobre, place Kléber. La quasi-totalité de l’esplanade est fermée à la circulation à l’aide de rubalise bleu-blanc-rouge portant l’inscription « Police Nationale ». Un rassemblement était prévu pour permettre aux soutiens du peuple palestinien d’exprimer leur solidarité. Depuis le début des bombardements par l’armée israélienne, plus de 1 400 civils sont morts à Gaza. Jeudi 12 octobre, la préfecture du Bas-Rhin a interdit le rassemblement.
« Ça me rend triste que la manifestation soit interdite »
Malgré l’arrêté préfectoral et le relais de l’interdiction par les organisateurs du rassemblement, quelques centaines de personnes se sont déplacées. À côté de la rubalise et en face d’un camion de la police nationale, Yasmine et quatre de ses copines contemplent la place quasi-vide. Au-dessus de son voile, la jeune femme a accroché un keffieh bicolore :
« On est venues même si on sait que c’est interdit. Je n’ai jamais vu la place Kléber bouclée comme ça. Ça me donne l’impression que nous ne sommes plus vraiment en démocratie. En se rassemblant ce soir, on ne voulait rien faire de mal, simplement s’exprimer. Nous n’avions aucune volonté de nuire. Ça me rend triste, que la manifestation soit interdite. »
Pendant qu’elle exprime sa déception, un agent de la police nationale vient la voir. Il rappelle l’interdiction du rassemblement et explique que manifester malgré tout est un délit. Pour l’occasion, une soixantaine de CRS est mobilisée ainsi qu’une centaine de policiers de la sécurité publique.
De l’autre côté de la place, en face de la Fnac, les manifestants se rassemblent malgré la présence policière. En cercle, entassés à côté des toilettes publiques, ils commencent à scander des slogans : « Nous sommes tous des Palestiniens », « Israël assassin », « Vive la lutte du peuple palestinien », « Gaza, Strasbourg est avec toi… »
Treize personnes interpellées
Des drapeaux sont brandis, des pancartes agitées… Beaucoup filment le début du rassemblement, sous l’oeil des policiers postés à distance sur la place balisée. En cette fin d’après-midi, les trams circulent encore normalement et quelques passants regardent sans s’arrêter. Mais dès 17h35, une première sommation vient intimer aux participants de se disperser.
Après plusieurs messages adressés à l’aide d’un haut-parleur rappelant que le rassemblement est interdit, l’ambiance se tend. Vers 18 heures, les premières arrestations ont lieu. Treize personnes ont été interpellées dans la manifestation, selon un bilan communiqué par la préfecture.
Un sentiment d’injustice
Adossé à une camionnette blanche, Yann (le prénom a été modifié) estime à voix haute qu’il est « au mauvais endroit ». À sa gauche, un cordon de police. À sa droite, les manifestants. Un sourire aux lèvres, Yann assure qu’il n’a pas peur :
« J’aurais eu peur s’ils avaient interdit la manifestation en soutien à l’Israël de lundi, là ils ont juste interdit notre manifestation, ce n’est pas correct. Les vidéos du rassemblement commencent à tourner sur Snapchat, on va être de plus en plus nombreux ».
Tout au long du rassemblement, le sentiment d’injustice revient dans les discussions. Katia et Soraya sont déterminées à rester rassemblées le plus longtemps possible. Katia explique :
« Notre cause est plus importante que des jets de gaz lacrymogène. On censure tout dans ce conflit, mais que dans un sens. On a le droit d’être là tout comme les soutiens à Israël avaient le droit de se rassembler lundi soir. Cette interdiction montre le deux poids deux mesures alors qu’il s’agit de vies humaines. »
Soraya acquiesce :
« Je suis très peinée. Quand j’exprime mon soutien à la Palestine, on me dit que je suis une antisémite ou une terroriste. Alors que pas du tout. Je veux juste qu’on soutienne ce peuple qui est tout le temps oublié dans les discours politiques. Je ne veux pas d’un monde comme ça. »
Tensions et gaz lacrymogène
Alors que le cortège dissipé stagne en face des Galeries Laffayette, les slogans changent : « Liberté de manifester », « Libérez Gaza ». Lorsqu’un jeune homme tente d’accrocher le drapeau palestinien à un lampadaire, il est interpellé et emmené dans une entrée de porte grillagée par les forces de l’ordre. Toute la manifestation s’agglutine au grillage. « On reste là ! Cette manif, on y a droit », crie une manifestante, vite éloignée par les premiers jets de gaz lacrymogène.
Dans la panique, Soumia (le prénom a été modifié) cherche son fils. C’est la première fois qu’elle respire le gaz irritant et ses yeux pleurent. « Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là », regrette-t-elle avant de continuer de le chercher dans le nuage blanc.
La librairie Kléber est évacuée, le cinéma municipal Cosmos aussi, malgré sa terrasse remplie. Quelques minutes auparavant, deux membres de collectifs citoyens de soutien à la Palestine ont été interpellés. La préfecture annonce elle-même sur le réseau social X que « l’organisatrice de la manifestation a été interpellée et qu’elle sera présentée à la justice. »
« Tout le monde s’en fout »
Pendant de longues minutes, les forces de l’ordre font face aux manifestants, avancent puis reculent. Un autre jeune qui brandit son drapeau à quelques mètres d’eux est plaqué au sol puis interpellé. Les trams sont interrompus. La situation fait sourire un homme adossé à la vitrine d’une boutique de produits cosmétiques à l’arrêt de tram Langstross :
« Moi j’en ai fait une centaine des manifs pour la Palestine. Mais c’était pas comme ça, c’était des bals dansants ou des moments pour se retrouver et parler. De toutes façons, je pense que ça ne sert à rien. Tout le monde s’en fout. »
Soudain, des oeufs pleuvent depuis un balcon de la rue. Le voisin à l’origine des jets interpelle les manifestants. Des cris fusent : « Venez avec nous plutôt que de nous détester ».
Pendant ce temps, les sommations tournent en boucle sur le haut-parleur de la police. Puis le cortège reprend sa marche jusqu’à la place de la Cathédrale : « Palestine vivra, Palestine vaincra ». Peu après 19 heures, il reste près de 300 manifestants place du Château. À l’arrivée des gyrophares de la police, ils reprennent leur marche jusqu’à la place d’Austerlitz. Quelques jets de gaz lacrymogène continuent de disperser le cortège.
Face aux terrasses pleines, les quelques jeunes restants s’asseyent sur la place avant d’en être à nouveau chassés par la police. Une vingtaine de CRS leur font face, chargent à nouveau. « S’ils les avaient laissés manifester, on n’en serait pas là », déplore une passante.
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