Place Kléber, deux foules cohabitent. La première, désarticulée, agrège un peuple de promeneurs tranquilles, consommateurs bardés de sacs, parfois en quête de brunchs. L’autre forme une colonne gueularde, œuvrant à bousculer les consciences flemmardes et les résignés. Samedi 11 février, pour la quatrième fois, les opposants à la réforme des retraites veulent faire entendre leur colère contre un projet de loi qu’ils jugent inique et cruel. Notamment à l’égard des travailleurs précaires, ceux pour qui la carrière et les annuités ne se suivent pas en ligne droite jusqu’à la retraite.
« Quand j’étais petit, je pensais que c’était simple, qu’on faisait des études et qu’on avait un travail », commence Tommy en trifouillant ses souvenirs. « Mais mon parcours scolaire est devenu chaotique, et dès le début ma carrière a été hachurée. » Avec un BTS électrotechnique en poche, obtenu en 2017, il entame une série de petits contrats à durée déterminée comme électricien, entrecoupés par des périodes de chômage plus ou moins longues. D’un chantier à l’autre, il additionne les contrats d’intérim :
« Pendant longtemps je ne travaillais qu’avec des boîtes d’intérim. Elles me prenaient pour deux mois, puis me jetaient, avant de me reprendre un mois plus tard. Entre les deux, j’étais au chômage, mais c’était un peu angoissant. Je ne me sens jamais assez serein pour faire des plans à long terme, pour prévoir un achat important par exemple. »
En 2022, Tommy a connu une période de chômage de six mois ; dans son parcours, son plus long contrat n’a duré qu’un an. S’il n’ose pas calculer sa retraite, la question le taraude quand même : « Sur les chantiers où je travaille, je vois beaucoup de collègues âgés, fatigués, obligés de bosser encore en intérim. Ça me fait mal au cœur. »
« À part un CDD de six mois, je n’ai connu que du travail alimentaire »
À mesure que le cortège avance, les amplis syndicaux se lancent dans une lutte féroce, à qui crachera le tube de manif le plus ringard. Duel éternel entre Zebda et Trust, sans vainqueur. Derrière le boucan, Aurélie tente désespérément d’entendre la question. « » »Quoi ? Ma retraite ? C’est simple, ça va être la misère ! » Dans un grand rire, la manifestante désamorce toute gravité. Avant d’avoir son poste de responsable vente dans une boutique de chocolat – en CDD – elle a connu un itinéraire complexe. Après un DUT et une licence, elle finit par obtenir un master marketing-communication à 24 ans, dans une école onéreuse :
« J’ai payé près de 11 000 euros pour ces deux années, mais je n’ai presque jamais pu travailler dans la branche pour laquelle j’étais formée. À part un CDD de six mois, je n’ai connu que du travail alimentaire, dans la vente et le service. Et du chômage, entre deux boulots. »
Régulièrement, elle tempère, précisant « qu’il y a pire », pour ne pas s’étendre sur sa situation. Et pourtant, elle ne s’imagine pas travailler jusqu’à 67 ans pour éviter une décote :
« On ne s’en rend pas compte, mais ces métiers demandent aussi de l’énergie physique et mentale. Il faut être toujours là pour les clients, toujours disponible et on finit la journée éreintée. »
Courir derrière les annuités
Vers la fin de cortège, alors que les rangs commencent doucement à désépaissir, un bloc de manifestantes reste soudé. Au centre, Joëlle, 62 ans, flanquée de ses deux filles et de sa sœur, a des airs de cheffe de troupe. « J’ai moi-même eu une carrière hachurée, mais je viens pour mes filles, et pour les autres. » Née dans une famille modeste du Ried, elle a commencé à travailler à 17 ans, après avoir obtenu un diplôme de sténographe.
Jusqu’à ses 38 ans, elle n’aura connu qu’une succession de petits jobs, les vignes l’été ou l’intérim le reste de l’année. Avec des périodes de chômage, notamment pour s’occuper de ses trois filles. À partir de ses 38 ans, elle trouve un travail pérenne et travaille désormais comme assistante médicale dans un service de médecine du travail :
« De là où je suis, je vois arriver de plus en plus de vieux travailleurs. Certains sont plus jeunes que moi, et paraissent déjà plus vieux. On voit que le travail les use, ce n’est pas possible de travailler plus longtemps. »
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