Le 31 janvier 2020, plusieurs infirmières du centre hospitalier de Guebwiller ont alerté leur direction sur le manque de masques chirurgicaux de type II-R. Sans réponse satisfaisante, elles rédigent une seconde déclaration « d’événement indésirable » mi-février. Rien n’y fait : « Jusqu’au 25 mars, une partie du personnel soignant n’a porté que des masques chirurgicaux simples alors qu’ils étaient en contact avec des patients Covid », constate Guillaume Raimondi, secrétaire général CGT de l’hôpital haut-rhinois.
À la mi-mars, 15 membres du personnel soignant de Guebwiller étaient diagnostiqués positifs au coronavirus. Selon l’infirmier Guillaume Raimondi, le port de masques FFP2 ou II-R aurait pu permettre d’éviter ces contaminations.
« Un masque chirurgical, c’est une passoire »
Rue89 Strasbourg a recueilli de nombreux témoignages de personnels hospitaliers alsaciens, équipés de simples masques chirurgicaux. Ces derniers protègent certes les patients en contact avec le soignant, mais pas le porteur, contrairement au FFP2 (voir encadré ci-dessus). À l’hôpital public de Cologne, en Allemagne, le personnel soignant doit ainsi porter un masque FFP2 pour tout type de contact avec un patient Covid-19.
Au Nouvel hôpital civil de Strasbourg, une infirmière déplore l’absence de masques FFP2 dans son unité conventionnelle, transformée en secteur Covid :
« Quand on a rempli une déclaration d’événement indésirable sur le stock de FFP2, on nous a répondu avec une dépêche des hygiénistes pour justifier que les masques chirurgicaux seraient suffisants. Sauf qu’un masque chirurgical, c’est une passoire. C’est pour ça que plus de 300 personnes des HUS sont positives au Covid aujourd’hui (519 au 14 avril, ndlr). Je pense qu’il y a une vraie hypocrisie quand on voit le président Macron qui se balade à Mulhouse avec un FFP2 alors que nous, on nous dit que c’est réservé à l’intubation, extubation et les soins en aéorosolisation. En fait, on nous a envoyé éteindre un feu en bermuda. »
Un changement de doctrine pratique
« On a l’impression d’être livrées à nous mêmes », témoigne Anne-Marie (le prénom a été modifié), aide-soignante dans un hôpital strasbourgeois. Les réponses des directions hospitalières ne calment pas les inquiétudes des soignants. Le 23 mars, le directeur des Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS), Christophe Gautier étend le port du masque chirurgical à tous les agents des HUS, mais le FFP2 est attribué en priorité à certaines interventions : « les soins critiques type intubation, extubation, fibroscopie bronchique… » En préambule, le responsable rappelle la conformité de cette décision avec « l’avis conjoint de la Société française des Sciences de la Stérilisation et de la Société française d’Hygiène hospitalière du 21 mars 2020. »
Suite à une déclaration de danger grave et imminent le 27 mars, la direction de l’hôpital de Guebwiller maintient sa position, la même qu’à Strasbourg : « Les masques FFP2 sont laissés en priorité aux personnels qui pratiquent, notamment sur des patients atteints du Covid-19, des manœuvres susceptibles de générer un risque d’aérosolisation (diffusion d’un liquide en particules très fines dans l’atmosphère, ndlr) des sécrétions. »
La doctrine officielle sur l’utilisation des masques vient en fait de changer. Jusqu’au 28 janvier, la Société française d’Hygiène hospitalière préconisait le port d’un FFP2 pour « tout soignant au contact d’un cas « suspect, possible ou avéré de Covid-19 ».
« On est pas du tout protégées »
Pour tenter de convaincre de l’inutilité du masque FFP2 pour tout type de contact avec un patient contaminée par le coronavirus, la direction hospitalière de Guebwiller a aussi rappelé au personnel soignant le port du masque pour les patients suspectés Covid-19. « Au départ, cela me paraissait une réponse satisfaisante », témoigne Christine (le prénom a été modifié), infirmière de l’hôpital de Guebwiller.
Mais sur le terrain, elle constate rapidement les limites de cette politique : « Nous intervenons constamment à proximité des patients. Or, certains d’entre eux enlèvent le masque parce qu’elles ont du mal à respirer, ou des personnes âgées démentes l’arrachent… Au final, on est pas du tout protégées… »
Près d’un mois après le début du confinement, Christine regrette avant tout un manque de transparence de la part de sa direction :
« Ce qui est frustrant, c’est qu’on ne nous dit pas que c’est la pénurie niveau masques FFP2. On aurait préféré entendre qu’on a pas de masques et qu’on les réserve donc aux soignants à risque, avec une pathologie ou en période de grossesse. Là, on a juste l’impression de ne pas être entendues lorsqu’on alerte sur la protection insuffisante du masque chirurgical… »
Un risque de pénurie connu
À Strasbourg, le risque de pénurie sur les masques FPP2 était connu dès la mi-février. Le 18 février, un mail interne aux HUS informait les différents services des « difficultés d’approvisionnement en masques FFP2 et chirurgicaux. » Les cadres hospitaliers se voyaient ainsi conseiller d’adopter une « stratégie d’épargne des masques ». « Des limitations de distribution pourront être mises en place aux HUS au besoin, selon l’évolution de la pénurie », concluait le mail.
Un mois plus tard, les urgences de Colmar connaissent les mêmes tensions. Dans un mail daté du 15 mars, le chef du pôle Urgences de Colmar, Yannick Gottwalles, alertait sur le manque de matériel dans son établissement : « moins de 3 jours de stock en masques FFP2, moins de 4 jours de stock en masque chirurgical (…) et des perspectives de réapprovisionnement dans 6 à 8 semaines ! »
Le mensonge d’État
La pénurie de masques FFP2 est donc constatée depuis des semaines à Colmar, Mulhouse, Strasbourg ou Guebwiller. Une situation qui n’empêche pas le ministre de la Santé, Olivier Véran, de déclarer sur France Inter le 17 mars :
« Nous avons suffisamment de masques FFP2 pour faire face aux besoins hospitaliers et pour équiper les infirmières ou les médecins libéraux. »
Le successeur d’Agnès Buzyn reviendra sur ces propos 4 jours plus tard, le 21 mars, admettant qu’ »il ne restait notamment aucun stock d’État de masques FFP2. » Une enquête de Mediapart a démontré les ratés étatiques sur la gestion des stocks de matériel de protection, entre commandes insuffisantes, livraisons tardives et masques laissés au personnel de l’entreprise Airbus…
« Tous les outils de l’État n’ont pas fonctionné »
Début avril, les urgences de Colmar profitaient enfin d’une baisse du nombre de patients après trois semaines de crise sans précédent. « On était à deux doigts d’une implosion complète du service », estime le directeur du pôle Urgences de Colmar Yannick Gottwalles. Selon lui, le conseil régional autorités régionales a permis de pallier les carences de l’État :
« Tous les outils de l’État n’ont absolument pas fonctionné. Ils ont mis plus d’une semaine, dix jours, à nous entendre. Le président de la Région Grand Est, qui connait bien les équipes, a fait le max pour nous trouver des équipements. Il nous a trouvé une solution en 24-36 heures quand j’apprenais que le stock d’État n’était pas encore arrivé. »
Réponse de l’ARS, de la Région et des professionnels locaux
Le 7 avril, l’Agence régionale de santé (ARS) estimait que Santé Publique France avait livré 1,6 million de masques FFP2 en un mois dans le Grand Est. Pour compléter ce stock, l’ARS, la Préfecture et la Région ont lancé une « plateforme de mise en relation d’initiatives industrielles (…) visant à mettre en relation les entrepreneurs du Grand Est et la demande d’équipements de protection individuelle. (…) Cette démarche vient compléter les actions engagées de distribution d’équipements de masques chirurgicaux et FFP2. »
Le travail du Conseil régional pour commander des masques destinés au personnel soignant et organiser une production locale de matériel de protection fera l’objet d’un deuxième article. Cette trilogie d’investigation locale se terminera par la mobilisation inédite de quelques soignants alsaciens pour construire une plateforme de distribution des masques dont l’utilisation se développe dans d’autres régions françaises.
Chargement des commentaires…