Il est vendredi soir, vous rentrez du boulot en voiture, musique à fond, c’est le week-end. Sur l’autoroute entre Illkirch et Obernai, au niveau de Geispolsheim, votre regard se perd dans le paysage (pas trop longtemps hein), juste assez pour remarquer de drôles de pics en bois plantés çà et là dans un champ, avec des espèces de machins noirs qui flottent au bout. L’espace d’une seconde, ça vous étonne, puis vous évacuez la question pour un sujet bien plus important : qu’est ce qu’on mange ce soir ?
L’énigme reste donc entière, jusqu’à ce que vous décidiez d’aller faire une virée en famille à la campagne dimanche après-midi, précisément dans les environs de Geispolsheim. Là, pas de bol, vous retombez sur ce champ. Cette fois, votre curiosité est piquée à vif et vous vous approchez pour voir ce qu’il en est. Immense déception : les machins noirs qui flottaient au vent ne sont que de vieux morceaux de plastique noir destinés à effrayer les oiseaux. Vous vous apprêtez à faire demi-tour, quand votre fils de 8 ans, qui était allé plus loin que vous dans le champ, pousse un cri d’horreur : en fait de morceau de plastique, lui est tombé sur un vrai corbeau mort.
Ils sont là, par dizaines à pendouiller ainsi au milieu des champs. Les plastiques noirs ne sont qu’en première ligne, pour tromper les curieux. Pour le reste, des corbeaux mis hors d’état servent d’exemples à ceux – encore vivants – qui chercheraient à se nourrir des semis dispersés dans les champs.
Les écolos montent au créneau
Pour la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO), ces potences à corbeaux – elle en a repéré d’autres à Colmar – sont « inefficaces ». Elle dénonce une pratique « moyenâgeuse et macabre » et, interpellée à de multiples reprises par des témoins choqués, demande son interdiction.
Jacques Fernique, conseiller régional (EELV) et dans l’opposition municipale à Geispolsheim, se souvient d’un cas similaire il y a quelques années de cela :
« J’avais déjà râlé à l’époque. J’étais dans le conseil municipal et l’action des écologistes avait réussi à faire en sorte qu’ils arrêtent. Le champ était vraiment juste à côté de la route départementale alors tout le monde pouvait voir cette horreur. Mais il n’y avait pas eu d’arrêté municipal. On avait juste demandé aux exploitants d’enlever les pieux et ils l’avaient fait. »
Manifestement, la leçon n’a pas été bien retenue… Au-delà de l’aspect choquant de la pratique, la LPO s’interroge sur sa légalité :
« Du fait de leur statut d’espèce dite nuisible, les corbeaux et les corneilles (au même titre que les pies et les étourneaux) peuvent être chassés et piégés pratiquement toute l’année. Mais ce qui est réglementé, c’est la manière dont ces oiseaux peuvent être détruits. Les textes de lois prévoient quels tirs et quels pièges sont autorisés, et surtout, exigent que la personne qui les pratique ait obtenu soit un agrément de piégeage soit une autorisation de tir de la part de la préfecture. »
Or, les forums agricoles regorgent d’exemples montrant que certains exploitants s’affranchissent des dispositions réglementaires :
Certains seulement. D’autres font des pieds et des mains pour trouver des solutions légales aux dégâts causés par des corbeaux de plus en plus nombreux. En plus de s’attaquer aux semis de maïs, les corbeaux percent aussi les bâches qui protègent les salades ou les asperges. Les remplacer prend beaucoup de temps selon les agriculteurs. Enfin, certains exploitants entourent les bottes de foin destinées à l’élevage d’un film plastique, pour empêcher l’oxygène d’y pénétrer et ainsi conserver le foin plus longtemps. Mais c’est sans compter les trous faits par les corbeaux, qui peuvent ainsi gâter une balle entière.
« Un corbeau fait autant de dégâts qu’un sanglier »
D’autres recours existent, mais leur portée est limitée, explique Laurent Fischer, membre du bureau de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) du Bas-Rhin. Lui-même cultive du maïs, du blé et du tabac, et quand les corbeaux pointent le bout de leur bec, il n’hésite plus à sortir les potences :
« Faut savoir qu’un corbeau fait autant de dégâts qu’un sanglier. On est arrivé à un stade où il n’y a plus d’autres solutions que les potences. Tirez et le corbeau ira sur une autre parcelle. C’est une espèce intelligente : une fois qu’elle a repéré le chasseur, elle ne revient pas au même endroit, mais elle va faire des dégâts ailleurs. On peut utiliser des cages à corbeaux, avec des oiseaux vivants à l’intérieur pour les attirer et les attraper. Mais ces cages sont systématiquement détruites par les intégristes écolos… »
Des générations de corbacs
Un autre recours est le Tonnfort, un canon à gaz qui effarouche les oiseaux en produisant des détonations à répétition. Mais il est inutilisable en zone périurbaine, il a l’inconvénient d’effrayer aussi les enfants et de stresser les voisins. La Chambre d’agriculture, désespérée, en est aujourd’hui à tester des cerfs-volants venus de Bourgogne, et elle s’est même rapprochée du CNRS pour analyser le comportement des corbeaux et tenter de planifier les semis en fonction. Pour Laurent Fischer, il devient surtout nécessaire de réguler leur population :
« Le développement des corbeaux ces cinq ou six dernières années est énorme… et ils peuvent vivre jusqu’à 60 ans ! On a bien essayé de réguler ça, mais tirer dans les nids est interdit. On nous dit que des espèces protégées nichent avec les corbeaux… Mais il faudrait être bien courageux pour nicher avec un corbeau ! »
Car les corvidés s’attaquent aux petits oiseaux ainsi… qu’aux hamsters, même s’ils sont grands. Laurent Fischer reprend :
« Ces gens qui vivent dans des bureaux climatisés en été et chauffés en hiver, qui vont à la campagne deux heures par semaine, viennent nous donner des leçons, interdire tous les recours les uns après et les autres, puis râler quand on revient aux pratiques ancestrales. En Alsace, on a l’habitude de parler aux gens, qu’on soit d’accord ou pas avec eux. Mais la LPO ne veut pas parler. Suite à leur communiqué de presse en début de semaine, on leur a envoyé un beau courrier pour leur donner les raisons des potences à corbeaux… On attend toujours la réponse ! »
La Ligue pour la protection des oiseaux ne nie pas les problèmes que causent les corvidés aux agriculteurs, mais son directeur Christian Braun rappelle que la monoculture est la cause d’un dérèglement :
« Avec le maïs cultivé plusieurs fois par an, c’est Noël toute l’année pour les corvidés, qui du coup ne souffrent pas d’une mortalité naturelle. Et leurs prédateurs, des rapaces, sont systématiquement détruits par les chasseurs. Il y a donc un décalage trop grand entre la population de corvidés et leurs prédateurs. Donc oui, il y a un problème avec les corvidés, mais il existe des solutions qui n’impliquent pas de planter des cadavres plein d’asticots dans les champs… Il en va de l’éthique. On travaille avec une éthologue pour trouver des solutions. »
Finalement, ces potences, sont-elles efficaces ? Pas de doute pour Laurent Fischer :
« Bien sûr que c’est efficace ! Pourquoi croyez-vous que c’est une pratique ancestrale ? Les gens qui vivaient sur cette planète avant nous n’étaient pas plus bêtes que ceux d’aujourd’hui. J’en connais qui rechignaient à utiliser les potences. Ils ont eu des corbeaux une fois, puis deux, et puis à la troisième ils les ont sorties. Et ça marche. »
Mais Christian Braun rappelle :
« Les corvidés sont très intelligents, ils repèrent la voiture de l’agriculteur qui vient les chasser ! Planter des corbeaux morts peut fonctionner deux jours, mais ensuite les oiseaux ont compris et ils reprennent leurs activités dans les champs, juste à côté des cadavres. »
La bataille des potences à corbeaux est donc loin d’être terminée. Et en attendant, âmes sensibles, évitez les champs.
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