Macbeth, c’est d’abord une tragédie écrite par Shakespeare en 1606, qui s’inspirait de la biographie historique du roi d’Écosse tout en y ajoutant nombre d’éléments surnaturels, comme les fameuses sorcières. C’est une histoire de pouvoir et de folie, d’ambition dévorante : l’hybris de la mythologie grecque, cette envie insatiable d’en avoir toujours plus, toujours plus vite, de devenir au plus vite calife à la place du calife.
Mais mais mais, est-on vraiment en 1606 ? Comment ne pas entendre, à travers cette histoire universelle, les échos familiers de l’actualité du monde ?
Arracher ses oeillères
C’est en effet bien là le propos de Brett Bailey, metteur en scène sud-africain à la tête de la compagnie Third World Bunfight, qui transpose la pièce en terre africaine, plus précisément en République Démocratique du Congo. Ce qui intéresse d’abord Brett Bailey, c’est de parler, à travers son théâtre, de la folie de la guerre, comme il le mentionnait dans un entretien avec Barbara Turquier pour le Festival d’Automne 2014 :
« Des chefs de milice apparaissent, se battent pour la pouvoir, se trahissent, sont vaincus. Dans la pièce de Shakespeare, on voit un chef de milice qui, avec sa femme, est rongé par l’ambition. Dans un accès de faiblesse, il tue son roi et prend le pouvoir. Dès que son règne est menacé, il sombre dans la violence absolue. Le conflit au Congo est le terrain de jeu de tant de milices différentes, d’armées et de factions. »
Engendrant plus de 5 millions de morts et au moins autant de personnes déplacées, la « deuxième guerre du Congo » qui s’est officiellement terminée en 2002 a ravagé le pays. Luttes de pouvoirs intestines entre groupes armés, mutineries diverses, peurs et menaces continuelles fragilisent une paix toute relative, qui ignore les conflits qui se poursuivent au Nord-Kivu et ferme les yeux sur des violences et des persécutions quotidiennes.Beaucoup redoutent la perspective d’un nouvel embrasement en République Démocratique du Congo, même si la situation dans le pays reste largement ignorée au-delà de ses frontières et dans l’actualité internationale.
C’est cette ignorance que Brett Bailey prétend rompre et battre en brèche par son geste artistique. Cette ignorance, et ces préjugés assassins qui font des guerres africaines d’obscures querelles entre ethnies sauvages. Brett Bailey le martèle lors de sa rencontre avec le public après le spectacle:
« Il faut sortir d’une histoire stéréotypée sur un énième tyran africain pour désigner les vrais coupables : les conflits sont pour la plupart créés par nos [en tant qu’occidentaux] demandes insatiables en ressources [minières, agricoles, etc.]. »
Un opéra démentiel
Brett Bailey l’affirme, c’est avant tout la chose artistique qui l’intéresse, plus que de se positionner en lanceur d’alertes politiques et sociales:
« Ma première motivation est de faire un travail qui m’intrigue, un travail dont je pense qu’il saura toucher les gens, les transporter et les étonner. Je suis un animal politiquement engagé, cela caractérise mon travail. Mais il est nécessaire que mon travail interroge des questions sociales et politiques, sinon j’ai du mal à y trouver du sens. Donc non, ce n’est pas ma motivation première, mais c’est toujours là, quelque part. »
Le choc artistique est au rendez-vous, autant sinon plus que le message politique qu’il cherche à faire passer. L’opéra de Verdi, dont la musique est ici arrangée par le compagnon de route de Brett Bailey, Fabrizio Cassol, trouve toute son ampleur dans l’interprétation des chanteurs sud-africains Owen Metsileng pour le rôle de Macbeth et Nobulumko Mngxekeza pour celui de Lady Macbeth. Celle-ci en particulier amène une dimension extraordinaire à la scène, de part l’exceptionnelle ampleur, tout en finesse, de sa voix, mais aussi par sa présence envoûtante. Le choeur, qui reflète les atrocités de la guerre et des comportements violents des hommes sur les femmes (le viol a été une arme de guerre et de terreur essentielle dans le conflit en République Démocratique du Congo), soutient puissamment les deux chanteurs principaux.
L’histoire est raide, mais de nombreuses pointes d’humour apposées en touches décalées, particulièrement dans les accessoires, l’adaptation des textes du livret et la vidéo, viennent aiguiser encore le propos, fournissant une goulée d’air au spectateur pour mieux replonger dans les tourments de la tragédie.
L’apport du No Borders Orchestra n’est pas en reste, et achève de donner à Macbeth son air d’opus bariolé et international, où un vécu partagé des expériences de guerre (Balkans, Afrique du Sud, Congo) parfait encore la symbiose artistique. Le tout donne un spectacle au rythme soutenu, sans temps mort, où chaque parti-pris est sans cesse contredit par un autre, parfois jusqu’à une certaine confusion.
Une nécessaire interpellation
Après les applaudissements à tout rompre des artistes à la dernière note du spectacle, Brett Bailey rejoint la scène clopin-clopant (un accident de scène, paraît-il) pour rencontrer le public strasbourgeois avec Bernard Fleury, directeur du Maillon, et un interprète. Inlassablement, Brett Bailey poursuit son travail de lanceur d’alerte:
« Les immigrés, les réfugiés sont des gens qui n’ont pas voix au chapitre dans notre société. C’est aussi pour cela que je voulais que l’histoire de Macbeth soit contée par ceux que je présente sur scène comme des réfugiés du Nord-Kivu. Des milliers de gens traversent chaque année la Méditerranée, fuyant des conflits générés chez eux par nos propres besoins occidentaux. Et en Europe, les gens les craignent, ils se disent ‘une fois que ces gens seront-là, qu’est-ce qu’ils vont nous faire?’ Même à Cape Town, en Afrique du Sud, où il y a des milliers de réfugiés du Congo et où nous avons joué la pièce, personne ne sait vraiment ce qui se passe au Congo. On parle de la Syrie tous les jours, mais on ne dit rien ou presque de la situation au Congo dans les médias internationaux. Comment cela se fait-il? »
Une jeune femme l’interpelle :
« Merci à vous, votre spectacle est plein de couleurs. J’adore l’opéra et je n’avais jamais eu l’occasion de voir un opéra interprété par des chanteurs de couleurs. C’est un immense plaisir, surtout en France où l’on voie rarement des artistes de couleur sur scène. «
Et lui de lui retourner le compliment, affirmant que c’est aussi un plaisir encore trop rare que de voir des spectateurs de couleurs dans les salles de spectacles européennes. Bons sentiments? Brett Bailey revendique de se faire passeur de cultures, au risque de déplaire aux cyniques et aux envieux. Et son Macbeth est un kaléidoscope surprenant et efficace, fichant son message politique au passage dans les têtes des spectateurs.
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