Il est 22h dans le Neuhof. Le ballet des voitures et des motocross s’est estompé et laisse place à une animation non moins captivante dans la partie pavillonnaire. Sandrine a déjà préparé la gamelle d’eau, les croquettes et la pâtée, mais elle rajoute un petit extra ce soir : une belle assiette de charcuterie avec jambon à l’os et cervelas.
Rien n’est trop beau pour Gédéon, qui doit manger l’équivalent en bidoche d’une choucroute aux cinq viandes chaque semaine. Cette secrétaire de direction détaille :
« Je prends les morceaux à date limite de consommation rapprochée chez le charcutier. Ça doit me coûter dans les trois euros. Et puis les chats en profitent aussi. »
Sandrine est une observatrice privilégiée du hérisson. Installée depuis 2014 dans sa maison, elle fait partie de ce petit groupe d’élite béni par la nature en ville. Nous sommes bien décidés à rejoindre ce club fermé, au moins le temps d’une séance photo nocturne. Seulement voilà : la météo pourrie du mois de juillet laisse peu d’opportunités : quand il pleut, le hérisson se gave de limaces et retourne digérer dans son coin. Il y a plus de chances de l’apercevoir les soirs de canicule, quand l’eau et la nourriture se font rares.
Pour avoir la chance d’observer un hérisson, un jardin est quasiment indispensable. Avoir des chats, auxquels il adore taxer des croquettes est un plus. Cette petite boule de piquants n’est pas seulement un prédateur, c’est aussi un pique-assiette. Il y a deux ans, Sandrine avait trouvé une offrande au petit matin à côté du bol de croquettes pour matous disposé sur le perron : une crotte d’origine non identifiée. Puis une autre… Un soir d’été, alors qu’elle travaille sur la table de sa cuisine, elle entend le raclement d’un bol sur le perron. Elle va ouvrir, et se retrouve nez à nez avec un hérisson bien en chair.
Nourriture bio et eau de pluie
Rien de très surprenant en soi, le hérisson a l’habitude de vivre aux côtés de l’être humain (ou de ses chats). Il dort la journée dans les tas de bois et de feuilles ou dans les haies, et sort la nuit pour aller chercher sa nourriture. En ville, le hérisson aime les jardins, voire mieux : plusieurs grands jardins avec des points de passage naturels comme des haies où il trouve un abri et de la nourriture. Malgré sa petite taille, le hérisson est un grand randonneur rappelle Cathy Zell de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) :
« Ce sont des animaux qui se déplacent énormément, un seul jardin ne lui suffit pas. Il va parcourir de longues distances, sauf au moment de la mauvaise saison où il va hiberner dans le même abri pendant des mois. »
Sandrine a baptisé son nouveau coloc Gédéon, comme dans le livre pour enfants. Ses visites s’arrêtent avec l’arrivée de l’hiver, mais Gédéon n’est pas bien loin :
« Un jour je suis allée remettre la bâche sur la table du jardin qui avait glissé. Et je l’ai trouvé là. Il s’était enroulé dans la bâche pour hiberner ! Je me suis dit tant pis pour la table. Je l’ai remis dans sa bâche et je l’ai laissé dormir. »
Au retour du printemps, Gédéon a maigri et a besoin de se remplumer. Le petit manège recommence. Tous les jours, Sandrine lui laisse un peu de nourriture, et il la gratifie d’une crotte en retour. Sa manière à lui de dire « je vais bien, ne t’en fais pas ». Il faut dire que le bougre a trouvé une excellente cantine :
« Je me suis un peu renseignée, j’ai vu qu’il était conseillé de leur donner un œuf par mois. Du coup il a son œuf bio de temps en temps. Et pour l’eau, ce n’est que de l’eau de pluie. J’ai remarqué que les chats la préfèrent à l’eau du robinet, donc je me dis que c’était bon aussi pour le hérisson. »
Un des chats de Sandrine justement, a repéré l’assiette de charcuterie. C’est la chatte d’une ancienne voisine partie en maison de retraite. Au très vénérable âge de 24 ans, elle ne voit plus rien, est sourde comme un pot, mais n’a rien perdu de son odorat. Gédéon n’a pas encore pointé son museau, la Jeanne Calment des félins en profite pour prélever son dû dans la gamelle avant de repartir. Est-ce qu’il en reste assez pour Gédéon ? Sandrine va s’en assurer. Une limace a elle aussi humé le fumet de la viande et se traîne jusqu’aux morceaux de jambon. Tant pis pour elle, elle finira mangée.
Les marchands de pesticides le détestent
Le hérisson ne doit pas son succès qu’à son charmant minois. C’est aussi un excellent allié pour venir à bout des limaces et des escargots qui ont la fâcheuse habitude de transformer les potagers en gruyère végétal. Nombreux sont les jardiniers adeptes de la permaculture – ou du moins désireux de se passer de pesticides – à essayer d’en attirer un dans leur potager.
Au Neudorf, les membres du jardin partagé du Lands’herb, lassés de ramasser les limaces à la main, ont construit un petit abri. Mais le hérisson ne sait pas ce que c’est qu’une zone immobilière tendue. Même au Neudorf, où le prix de l’immobilier gonfle, l’animal peut se payer le luxe de snober un pavillon avec jardin. Sylvie a même tenté d’introduire dans le jardin un couple de hérissons qui squattait sa cave, sans succès :
« Je me faisais du souci pour eux, cette cave est bétonnée, aucun moyen pour eux d’y trouver à boire et manger. Alors, avec l’aide de Daniel, également adhérent du jardin et de sa fille, nous les avons mis dans un carton et transportés dans le jardin du Lands’herb. Les jours suivants, j’ai regardé si je les voyais dans le jardin, mais ils ont visiblement quitté les lieux… Je crois qu’il n’y pas de coin assez sombre pour eux. Les hérissons que j’ai vus dans des jardins d’amis se mettaient dans des coins très protégés et ne sortaient que le soir. »
Les membres du jardin de l’(H)être à Schiltigheim, ont eu plus de chance, sans rien demander à personne. À peine ont-ils inauguré leur jardin dans le parc de la Résistance, que des voisins leur ont dit avoir aperçu un hérisson. David et Jean-Marie, deux adhérents, ont construit un abri rudimentaire : un peu de paille, des pommes, deux palettes empilées et des tuiles récupérées. Et ça marche ! Les jardiniers n’ont jamais vu leur invité, mais les pommes entamées et la paille aplatie attestent de son passage… Même si celui-ci ne brille pas encore comme auxiliaire jardinier. « Ça serait bien qu’il fasse sa part au jardin », râle Jean-Marie. « On est envahi par les limaces. »
La tondeuse et le pare-choc comme Némésis
Il est 22h20 chez Sandrine, et les herbes hautes en bordure de la cabane à outil s’agitent. Une petite boule fauve traverse l’herbe à toute vitesse. Nous sommes en plein milieu de l’été, Gédéon est au sommet de sa forme. Son objectif à lui pour le summer body, c’est d’accumuler autant de graisse que possible pour passer l’hiver. Il est à peu près aussi gros qu’un lapin nain ! Mais quelque chose ne lui convient pas : la terrasse est éclairée et il y a deux humains dessus, dont un journaliste de Rue89 Strasbourg qui s’agite autour d’un appareil photo monté sur trépied. D’habitude à cette heure-ci, le jardin est sombre et désert ! Gédéon rase les murs, se planque dans les massifs de fleur, hésite et repart. Il va falloir battre en retraite dans la cuisine pour avoir une chance de l’approcher.
La cohabitation entre l’homme et le hérisson ne coule pas de source. Il y a les collisions avec les voitures bien sûr, mais aussi les blessures causées par les tondeuses. Alors que certains animaux ont profité du premier confinement pour se réapproprier la ville, le hérisson n’a pas vraiment eu ce privilège. En pleine sortie d’hibernation, il s’est retrouvé avec des humains qui passaient la tondeuse plus que de raison. Lui non plus n’a pas échappé à l’hécatombe du printemps. Pendant que l’humanité luttait contre le coronavirus, la LPO était submergée comme chaque année de hérissons blessés rapportés par de bons samaritains. Son centre de soins à Rosenwiller a reçu plus de 800 boules de piquants en 2020. Près d’un tiers sont décédés avant même d’avoir pu être soignés, et un peu moins de la moitié ont pu être sauvés et relâchés dans la nature.
Aux lames des tondeuses s’ajoutent les noyades dans les piscines (prévoyez une marche intermédiaire, le hérisson pourra y nager sans mourir d’épuisement), les grillages qui peuvent étrangler les hérissons aussi sûrement qu’un collet (laisser un espace de 15 cm environ), et les granulés anti-limaces… Même ceux tolérés par l’agriculture biologique insiste Cathy Zell de la LPO.
« Il ne faut pas confondre les pratiques bio et les pratiques respectueuses de la biodiversité ! Si un hérisson mange une limace qui s’est empoisonnée, il s’empoisonnera aussi. Il y a d’autres solutions pour empêcher les limaces d’envahir un jardin, même si cela peut prendre plusieurs années avant d’arriver à un équilibre. »
Coloc sympa, mais mange la bouche ouverte
Peu avant 23h dans cuisine de Sandrine, un raclement se fait entendre dehors. Pas de doute, c’est Gédéon. La porte s’ouvre sur le hérisson à l’appétit vorace. Il s’arrête deux secondes, puis continue d’attaquer le jambon à belle dents. Un gamin de cinq ans qui ferait autant de bruit en mangeant arracherait une grimace de dégoût à l’importe qui. Gédéon lui, est juste adorable. Mais le flash de l’appareil photo le gêne dans son quart d’heure pantagruélique.
Est-ce qu’il ne faudrait pas remettre de la lumière sur le perron et reprendre la séance photo avec un meilleur éclairage ? Sandrine s’avance tout doucement pour activer le détecteur de mouvement sans effaroucher Gédéon. Ça marche. En revanche, le trépied de l’appareil photo produit un horrible grincement. Gédéon s’arrête net et fait demi-tour. Il ne descend pas par les escaliers… Mais en sautant directement depuis le perron, puis en s’accrochant aux plantes grimpantes. Pas mal, pour un hérisson dodu qui vient de s’envoyer l’équivalent d’un repas au Winstub.
En descendant dans le jardin pour le voir disparaître dans les ténèbres, il y a une surprise : un deuxième hérisson était resté en retrait, et attendait probablement le feu vert de Gédéon pour venir manger à son tour. Est-ce qu’il y a des petits plus loin ? On ne le saura pas. Tous deux disparaissent dans la même direction. Ce soir, Sandrine se couchera avec des réponses à ses questions : « C’est donc ça toutes ces crottes que j’ai retrouvées l’autre matin. Je me disais bien que c’était beaucoup pour un seul hérisson ! »
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