Rendez-vous au pied de la statue du général Kléber dans le centre de Strasbourg, tout est prêt pour une visite guidée. Ma guide m’attend, une jeune femme qu’on appellera Élena. Elle m’accueille et m’emmène sur un itinéraire qu’elle semble connaître par cœur : d’un pas leste, elle rallie la Petite France à la Neustadt, en passant par la Cathédrale, où elle me montre le célèbre « mesureur de bedaine » (une colonne de grès datant de 1527). Il fait très beau en ce vendredi de février, les touristes ne sont pas encore vraiment revenus.
Pas grave puisqu’aujourd’hui, la touriste, c’est moi. Je fais part de mon intérêt pour en « apprendre » plus sur Strasbourg grâce à mon guide. Puis, au lieu d’écouter patiemment une experte, la discussion tourne plutôt à l’échange amical, comme si j’étais avec une camarade très calée sur l’Histoire et qui aurait un peu trop envie de partager. Car je ne suis pas en présence d’une guide de l’office du tourisme, ni même avec un guide proposant un « free tour », mais d’une « lokafyer » : une prestataire de la plateforme Lokafy. Cette start-up canadienne propose de « trouver un ami » le temps d’un jour, pour qu’il ou elle fasse visiter la ville.
Date, clic, c’est validé
Le processus de réservation est très simple : le touriste curieux choisit la date et l’heure sur le site Lokafy ou sur Tripadvisor, et, en quelques minutes ou quelques heures, il reçoit un e-mail de confirmation, une fois qu’un « lokafyer » a accepté la visite. Pas de guichet, pas de salaires, pas de structure… C’est le même principe qu’Uber avec les taxis ou Deliveroo avec les livraisons de repas, appliqué aux visites touristiques.
En marchant d’un point d’intérêt à un autre, Élena se livre un peu. Après tout, nous allons passer deux heures en tête à tête. Elle n’est pas guide de métier, elle a une formation scientifique et fait des visites Lokafy quand elle a le temps, souvent le week-end, et davantage en été et autour de Noël. Simplement, elle adore Strasbourg, où elle réside depuis une dizaine d’années, et tire ses connaissances d’une option Histoire de l’art au lycée et de ses recherches personnelles. Son enthousiasme à faire connaître sa ville et ses particularités est palpable. Elle profite des espaces dans les échanges pour conseiller des attractions qui ne feront pas partie de la visite : le quartier européen, la cave des hospices de Strasbourg, etc.
Une foule d’anecdotes et de faits historiques
J’ai réservé une visite de deux heures en matinée. Pour une personne, le prix est de 50€. À deux, la visite aurait coûté 60€ ou 180€ à six, le nombre maximal de participants. Le lokafyer reçoit 60% du prix, ce qui met la commission du service à 40% quand même (pour mémoire, Uber prend 25% du prix de la course aux chauffeurs)… Pour une visite similaire via l’office du tourisme, le prix aurait été entre 80 et 160€, mais quelque soit le nombre de participants (les visites en groupe coûtent 9,5€ la place)…
Pour Lokafy, ce ne sont pas seulement des visites d’ailleurs mais des « rencontres » entre deux habitants… Lors de notre rencontre, Élena me demande ce qui m’intéresse le plus : l’histoire, l’architecture, la culture, la gastronomie ? Elle adapte alors son discours et son itinéraire. On opte pour un panorama très généraliste et mon « amie » du jour commence par un topo rapide sur l’histoire de la ville, du premier camp romain à la guerre de 1870, sans erreur que j’aurais pu détecter.
Elle commente la façade de l’Aubette, glisse que son nom vient de ce qu’un général, du temps où c’était un bâtiment militaire, criait ses ordres du balcon à l’aube (en fait, il s’agirait plutôt du fait que la relève de la garde se faisait à l’aube). En passant devant l’église Saint-Pierre-le-Vieux, catholique et protestante, elle évoque l’histoire du protestantisme en Alsace, décrit avec fierté le Concordat et les autres spécificités régionales, avant de m’emmener sur les Ponts Couverts. Du barrage Vauban, elle raconte les différentes vies de l’ENA, explique pourquoi il y a des écluses ou pourquoi la Petite France porte ce nom. Elle partage aussi ses intérêts personnels, dont son admiration du travail du graffeur Dan23.
Même en connaissant déjà très bien la ville, j’apprends beaucoup de choses, comme le fait qu’il y a un mausolée dédié à Maurice de Saxe, un maréchal de Louis XV, dans l’église protestante Saint-Thomas (Élena s’amuse du fait que son caractère baroque tranche avec la simplicité protestante), ou que la famille du dessinateur Tomi Ungerer a assuré l’entretien de l’horloge astronomique de la cathédrale.
Arrivées à la Neustadt, où Élena profite de l’architecture allemande pour passer en revue l’histoire compliquée de la région, nous finissons par se quitter. J’ai la satisfaction d’avoir redécouvert Strasbourg autrement, avec quelqu’un de fort sympathique, pour un prix plus avantageux que pour une visite privée avec un guide professionnel (titulaire de la carte de guide conférencier).
Une « concurrence déloyale » pour les guides professionnels
Juliette Bossert-Meyer, présidente de l’Association des Guides d’Alsace, voit dans les services de Lokafy une concurrence déloyale :
« Je comprends l’attrait tarifaire et l’envie d’une visite personnalisée. Mais dans la vie, quand on veut une prestation de qualité, on met le prix qui permet de payer un professionnel. C’est le cas pour d’autres services comme ceux d’un prof particulier par exemple. »
Elle ajoute que la plateforme Lokafy a approché plusieurs guides professionnels de Strasbourg, en leur proposant une rémunération de 30€ pour deux heures de visite avec une ou deux personnes et un versement par virement. Une démarche qui tranche avec la position officielle de la plateforme, qui assure ne proposer des « rencontres » qu’avec des guides amateurs… Ce tarif est de toutes façons jugé « dérisoire et dévalorisant pour le métier de guide », selon Juliette Bossert-Meyer :
« Sur notre chiffre d’affaires, près d’un quart doit être payé à l’Urssaf pour nos cotisations sociales. Un tarif de 30€ ne prend donc pas en compte le temps de préparation de la visite. C’est triste car ces systèmes précarisent notre métier. »
« Il n’y a aucune garantie que le lokafyer s’y connaisse bien »
En moyenne, un guide touristique professionnel gagne un peu plus de 1 800 euros bruts par mois. Élena, elle, ne paye aucune charge sur ce que Lokafy lui verse. La société étant canadienne, elle s’affranchit allègrement de la loi française. Élena n’a même pas besoin de présenter un statut d’auto-entrepreneur et reçoit sa rémunération par virement bancaire ou par Paypal. Interrogée, Élena ne s’étend pas sur son statut, mais dit simplement qu’elle ne déclare rien, « car les montants sont trop bas ». Elle devrait cependant les déclarer à l’administration fiscale comme des revenus et, s’ils excèdent un certain montant, payer des cotisations sociales.
Fin janvier, sur le groupe Facebook « Strasbourg » de Rue89 Strasbourg, une femme se présentant comme travaillant pour Lokafy cherchait un strasbourgeois germanophone pour « montrer la ville à des voyageurs » à peine une semaine plus tard. En guise de rémunération, elle parlait de « compensation » et insistait sur le fait qu’elle cherchait « des gens qui aiment leur ville et aiment rencontrer des nouvelles personnes ».
La présidente de l’Association des guides d’Alsace estime qu’il n’y a aucune garantie que le lokafyer s’y connaisse bien ou ne dise pas de contre-vérités :
« Avec un guide professionnel, on est sûr du contenu de la visite, et on peut sortir des sentiers battus ou poser des questions poussées, le guide s’y connaît vraiment. »
Il est vrai qu’Élena n’était pas forcément très précise dans les dates ou avait un doute sur l’étymologie du nom latin de la ville, Argentoratum (elle se rappelait de la traduction « la cité entourée d’eau », or, le débat subsiste encore entre historiens). Mais les visiteurs ne peuvent pas attendre des guides de Lokafy qu’ils savent tout, la plateforme précise bien lors de la réservation que les lokafyers ne sont pas des professionnels.
Une image faussée du métier de guide
En revanche, les atouts des lokafyers sont mis en avant. Sur les langues étrangères étrangères par exemple, pas moins de 11 langues sont disponibles à la réservation pour une visite de Strasbourg sur Lokafy. Élena assure elle-même des visites en espagnol, en anglais et en français. Elle a peu de visiteurs de France d’ailleurs, elle rencontre plus souvent des personnes seules ou des couples en escale à Strasbourg, venant des États-Unis ou de pays européens.
En outre, la facilité de réservation est sans commune mesure avec le processus proposé sur le site de l’office du tourisme, où il faut au moins cinq clics pour trouver une page consacrée aux visites à pied avec un guide conférencier. Remontée, Juliette Bossert-Meyer rappelle que les guides professionnels proposent aussi ces expériences :
« Il est possible de réserver des visites individuelles sur le site de l’office du tourisme, ou sur le site book-a-guide par exemple. Et c’est comique que Lokafy axe sa communication sur le “vrai”, le local… Comme si les guides strasbourgeois n’étaient pas du coin ! Nous sommes de la région, nous pouvons aussi parler de nos cafés préférés ! »
Sur book-a-guide, mis en ligne par l’association des guides conférenciers d’Alsace, les profils des guides sont consultables, avec leurs thématiques privilégiées, et quelques mots de présentation pour les visiteurs qui souhaitent s’assurer de « matcher » avec le meilleur compagnon d’un jour, selon leurs intérêts et envies.
Contactée, la direction de Lokafy n’a pas répondu à nos sollicitations.
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