« La direction nous demande de vivre pour notre job. On est des pions qu’on balance où on veut, quand on veut. » Christian (son prénom a été modifié), conducteur de tram à la Compagnie des Transports Strasbourgeois (CTS), a accepté de témoigner. Le chauffeur dénonce des conditions de travail qui se dégradent depuis une vingtaine d’années. L’entreprise, dont le président est Alain Fontanel, candidat LREM pour les élections municipales, compte environ 1 000 conducteurs pour 1 500 salariés au total.
Des chiffres inquiétants
Dans le collimateur du syndicat Unsa, majoritaire à la CTS : la gestion des plannings et des congés. La plupart des conducteurs ont des cycles irréguliers. « Ils peuvent commencer un service à 4h du matin un jour, et finir un service à 1h deux ou trois jours plus tard », explique un délégué syndical de l’Unsa CTS. Pour cette raison, une grève indéfinie a été entamée depuis le 24 décembre. Le mouvement est peu suivi, mais il y a un peu moins de trams (notamment la ligne F) et bus sur le réseau depuis.
Rue89 Strasbourg a pu consulter une enquête du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité, et des conditions de travail) datant de 2015. Pour cette « enquête du service de santé au travail concernant l’état de santé des conducteurs », 191 salariés ont été auditionnés.
En introduction du rapport, les auteurs rappellent que « le travail en horaire décalé est à l’origine de risques bien connus. » Il induit régulièrement « une dette chronique de sommeil qui augmente le risque de somnolence, les risques cardiovasculaires, les risques digestifs et les risques de développer des troubles anxio-dépressifs. »
Les données recueillies lors de l’enquête confirment le propos syndical : « 36% des conducteurs de tram et 9% des conducteurs de bus interrogés disent s’être déjà endormis en conduisant. » Suite à des entretiens, l’expertise conclut qu’au dépôt CTS de l’Elsau, sur les 51 salariés auditionnés, 19% sont en dépression et 25% sont anxieux. Le rapport souligne l’apparition d’une « dette chronique de sommeil chez des conducteurs » et formule des « inquiétudes quand à leur somnolence et leur état de santé mentale. »
Des plannings du jour au lendemain
Tous les conducteurs de bus ou de tram ont un statut particulier au début de leur carrière à la CTS : ils sont « conducteurs de réserve. » Cela dure en général 6 ou 7 ans, mais la période peut s’allonger à 10 ans. La particularité de ce statut : ils n’ont aucune visibilité sur leur planning et ne connaissent leurs horaires que la veille de leur service, à 10h.
Saïd (son prénom a été modifié), conducteur de bus depuis 4 ans, est dans cette situation. Il explique que « son corps a du mal à suivre » :
« Il m’arrive de faire des nuits blanches avant mon service parce que je suis incapable de m’endormir. Ça arrive surtout quand je commence très tôt. Je peux être amené à me lever à 3h du matin alors que d’autres jours, je me couche à cette heure là. Comme bien d’autres collègues, je suis souvent à la limite de l’endormissement pendant le service. Je stresse beaucoup, j’ai peur d’avoir un accident ou de faire une erreur qui pourrait me coûter mon travail. »
Horaires irréguliers et vie de famille
Le délégué syndical de l’Unsa explique que de nombreux conducteurs rencontrent de lourdes difficultés pour articuler leur vie privée avec leur travail : « Certains accusent même leur métier pour leur divorce. » Christian, qui sort de 8 années en réserve, en témoigne :
« C’est difficile de prévoir des sorties vu que nous ne savons que du jour au lendemain si nous sommes disponibles. Avec ma compagne, nous avons été contraints d’inscrire notre enfant à la crèche tous les jours de 7h à 17h30, parce que nous ne savions pas quand je pouvais le garder. Souvent, je pouvais le chercher à 13h mais nous payions jusqu’à la fin de la journée. »
Les congés doivent être posés 6 mois à l’avance
Le représentant du personnel évoque ensuite les difficultés relatives aux congés que rencontrent les conducteurs :
« S’ils veulent se reposer, il est extrêmement difficile pour eux d’obtenir des jours de repos. Maintenant, il faut les négocier 6 mois à l’avance, et les congés isolés d’une journée ne sont quasiment plus acceptés. Des journées de « congé provisoire », pendant lesquelles ils sont tout de même susceptibles d’être appelés, sont parfois placées en plein milieu de leurs vacances. C’est compliqué pour organiser des vacances ou être sûr d’être présents à des événements particuliers comme des mariages, sachant qu’ils travaillent les week-ends et les jours fériés. »
Les jours de repos des conducteurs CTS doivent être posés avant le 20 mars, date après laquelle un nouveau cycle annuel de congés commencera. À la fin janvier, Saïd a encore 15 jours à prendre, mais ceux-ci lui sont « systématiquement refusés. » En théorie, seuls 5 jours sont transférables sur la période suivante :
« L’année dernière, la direction a fait un geste et nous a transféré plus de jours. Cette année, on ne sait pas encore ce qu’il en est… C’est symbolique parce que les congés c’est quelque chose qui nous permet de souffler, de vivre d’autres choses, et on nous les vole. »
Des temps de parcours « réduits au maximum »
Les temps de parcours fixés pour les lignes de tram et de bus sont réduits au maximum. Christian explique que cela provoque « une tension permanente » pendant le service :
« On est obligé d’avoir une cadence énorme. Notre temps de battement lorsqu’on arrive en fin de ligne est très court : on a 5 minutes de pause pour traverser le tram et repartir dans l’autre sens. Si pour une raison ou une autre, on a un retard de deux ou trois minutes qui s’accumule durant le parcours, ce qui arrive très régulièrement, le temps de battement passe à 2 minutes. Impossible d’aller aux toilettes ou de souffler un peu, on enchaîne direct. Pour manger, on a 40 minutes en général. Ce moment, où on est censé se reposer, peut devenir très stressant parce que même là, il nous faut être rapide. On se retrouve souvent à manger sur le pouce en 15 minutes. »
Christian explique qu’il « aime son travail » et qu’il se sent « prêt à faire des efforts »… mais « la situation est devenue infernale dans l’entreprise. » Au cours de la carrière d’un conducteur, le salaire passe d’environ 1 500 euros nets au début à un peu plus de 2 000 euros nets à la fin. « On est pas trop mal payé, c’est vrai, » admet Christian, « ça fait partie des choses qui rendaient l’entreprise attractive. Mais ça ne suffit plus par rapport à la pénibilité de notre travail. » Stéphane de l’Unsa constate que de plus en plus de conducteurs lui demandent « comment il est possible de quitter la boite, parce qu’ils n’en peuvent plus. »
Des plannings à la limite de la légalité
Jointe par Rue89 Strasbourg, la direction de la CTS a indiqué dans un mail « toujours rester dans le cadre des règles légales en vigueur » quant aux conditions de travail appliquées à la CTS. Le délégué syndical de l’Unsa explique que les plannings sont « effectivement dans la légalité mais souvent à l’extrême limite. Onze heures minimum doivent séparer deux services, « or souvent des conducteurs en sont à 11 heures tout pile, ou 11 heures et 2 minutes. »
En ce début 2020, l’Unsa CTS demande une réorganisation de l’organisation du travail et une remise en question des cycles irréguliers. Le syndicat dénonce la flexibilité demandée aux conducteurs. Il critique également le contrat de performance établi à la mi-2017 entre la CTS et l’Eurométropole, qui stipule que l’entreprise publique doit réaliser une économie de six millions d’euros par an, ce qui « pèse inévitablement sur les conditions de travail des salariés. »
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