Strasbourg pourrait bien perdre plusieurs librairies indépendantes l’année où elle est sacrée capitale mondiale du livre. Elles sont plusieurs à faire état de leurs difficultés. Vendredi 8 septembre, La Tache Noire, spécialisée dans les romans policiers, a alerté sa communauté : « Nous traversons une période difficile qui pourrait bien hypothéquer notre avenir à court terme. »
Le gérant de la librairie, Éric Schultz, ancien élu municipal, a lancé une campagne de financement participatif sur la plateforme Ulule. L’objectif est de réunir au moins 25 000€ pour payer les distributeurs des livres (10 000€), rattraper des retards de loyer (8 000€), relancer les rencontres d’auteurs (5 000€) et redonner des couleurs au stock proposé dans la boutique (2 000€).
Éric Schultz a tout tenté avant d’en arriver là :
« À partir de février, la situation est devenue vraiment complexe : les distributeurs se sont mis à raccourcir les délais de paiement, voire à bloquer nos comptes. Ce qui nous a empêchés de proposer des sorties attendues à nos clients… Pour débloquer une partie de nos comptes, nous avons différé le paiement des loyers. Mais ça n’a pu durer qu’un temps… »
Une librairie installée et disposant d’une clientèle
Une situation d’autant plus frustrante que le chiffre d’affaires de la librairie est en progression, +5% en 2022 par rapport à l’année précédente qui avait déjà établi un record. Éric Schultz a en outre mené une « gestion prudente » de son affaire, après un prêt initial de seulement 60 000€, pas de quoi plomber les comptes d’exploitation même si le libraire reconnaît que son salaire ne pourra dépasser le Smic que lorsqu’il aura fini de le rembourser. « Heureusement que je suis décroissant », s’amuse Éric Schultz pour qui l’établissement d’une librairie indépendante consacrée aux polars est un geste politique.
Si les comptes de la librairie se sont rapidement dégradés, c’est en raison de l’augmentation du prix des livres suivant la hausse des coûts du papier, et de certains frais, comme le transport, mais aussi parce que le modèle économique d’une petite librairie est intrinsèquement fragile. « Il faut vendre beaucoup de livres pour pouvoir se sortir un salaire », observe Éric Schultz. Avec un prix des livres bloqué, c’est lors des négociations avec les fournisseurs que se décident les vraies marges… Des négociations auxquelles les petites librairies n’ont pas accès. « On doit traiter avec des financiers, déplore Éric Schultz, qui n’ont strictement rien à faire de l’édition, des livres, des dates de sorties ou du rôle social d’une librairie indépendante… »
Une très grande librairie aux multiples rayons
Car Éric Schultz fait remarquer qu’autour de La Tache Noire, une douzaine d’autres petites librairies indépendantes et spécialisées existent : Obscurae sur l’étrange et le fantastique, Les Bateliers sur la littérature et l’art, Manga Koï, Cyclops sur les comics, La Bouquinette sur la jeunesse, etc. « Au total, les libraires de Strasbourg arrivent collectivement à proposer une offre très complète, avec à chaque fois un service personnalisé », dit-il.
Mais l’appel à l’aide de La Tache Noire a mis en lumière d’autres situations économiques fragiles parmi les librairies indépendantes. Ainsi L’Oiseau Rare, petite galerie sur le quai des Bateliers et librairie spécialisée dans la littérature féministe et les beaux livres, a également publié mardi une alerte sur sa page Facebook.
Morgane Albisser, cogérante de L’Oiseau Rare, détaille :
« Avec l’activité de librairie, la galerie d’art, et le café sur le quai, c’est une petite affaire qui peut fonctionner. Depuis quatre ans, notre clientèle se construit peu à peu, grâce à nos efforts sur la sélection et à nos événements mais là, ça fait trois mois que je ne peux plus me payer. On espère tenir jusqu’à Noël. »
Comme Éric Schultz, Morgane Albisser met en avant la hausse de ses frais, toujours le transport, et des marges trop faibles sur les ventes. Mais elle déplore aussi une absence de politique de la Ville de Strasbourg quant au commerce : « Pour l’occupation de la terrasse, on paie la même chose qu’un bar, alors qu’on ne vend pas d’alcool », évoque-t-elle en exemple. « Si on ne veut voir en ville que des franchises et des groupes, alors continuons ainsi. »
Sur le même quai, Nico Deprez se tient devant sa librairie spécialisée dans la bande dessinée, les bras croisés à la manière d’un tenancier de bistrot. Installé en 2018, lui aussi parle de « nuages noirs » au dessus du Tigre :
« C’est simple, les dépenses ont toutes augmenté et les recettes baissent. Tétanisés par l’ambiance de crise, les clients viennent moins, font état de blocages comme le stationnement… Et ceux qui viennent prennent moins de livres qu’avant. »
Nico Deprez n’entend pas lancer d’appel à l’aide. Mais il a pris des mesures conservatoires, il a réduit l’offre proposée par Le Tigre. « J’ai un peu de vide dans les étagères mais je préfère ça plutôt que de renoncer aux événements, j’aime trop faire ça », conclut-il.
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