En 1963, Annie Ernaux a 23 ans quand elle tombe enceinte. Elle est en fac de lettres, dans une famille qui n’a pas fait d’études. Elle choisit d’interrompre cette grossesse non désirée. À cette époque-là, en France, la contraception est interdite et le fait de subir, pratiquer ou aider un avortement est passible d’une peine de prison et d’amende. En 2000, la romancière raconte son histoire, aujourd’hui adaptée au cinéma par Audrey Diwan.
La réalisatrice signe un film fort, où son actrice, Anamaria Vartolomei, ne quitte pas l’écran. Le spectateur suit ce parcours de combattante, les yeux écarquillés, jusqu’au bout, au plus près de ce qu’ont pu vivre des millions de femmes jusqu’en 1975.
Rue89 Strasbourg : Quelles ont été vos relations avec Annie Ernaux, l’autrice de L’Événement, pour cette adaptation?
Audrey Diwan : Je lui ai demandé l’autorisation d’adapter son livre, en lui envoyant mon premier film Mais vous êtes fou, et en lui parlant de mon projet. Comme c’est un récit autobiographique, je sentais peser sur moi une charge plus importante qu’avec un roman classique. Nous nous sommes rencontrées et j’ai pu lui poser tout un tas de questions sur le hors-champ du texte : ses parents, ses amis, des choses très intimes sur son désir, son rapport au sexe… Puis elle a dû lire deux ou trois versions du scénario, en me pointant ce qui était plus ou moins juste. Je travaille de façon empirique, j’ai besoin d’essayer pour voir si ça fonctionne, de me tromper, de recommencer.
C’est une vraie réussite, parce que vous ne respectez pas le livre à la lettre, mais on y retrouve la force du récit d’Annie Ernaux. Dans le livre, le personnage de Pio Marmaï n’existe pas, la « faiseuse d’ange » est très différente et l’avortement y est encore plus cru.
J’ai gardé les images fondamentales, qui m’avait tellement marquée à la lecture, puis j’ai changé des choses tout en gardant la justesse de l’histoire. Il y a une question que je voulais développer, et qui l’est moins dans le livre, c’est la dimension sociale de cette première génération d’étudiants issus du prolétariat. Quelle pression sociale pèse sur leurs épaules ? Je voulais aussi incarner le corps enseignant, et j’ai créé ce professeur joué par Pio Marmaï, qui m’a été inspiré par des récits d’Annie Ernaux.
Pour Anna Mouglalis, qui ne correspond pas physiquement à la « faiseuse d’ange » du livre, j’ai joué avec le mystère que dégage cette actrice. Elle incarne cette inconnue, qui disparaît totalement de la vie d’Anna et qui a été pourtant si importante, vitale.
Pour l’avortement, la scène est légèrement différente. Ce qu’il m’importait de montrer, c’est la jeune fille qui la soutient. Toutes les femmes qui ont avorté ont parcouru des chemins différents, faits de hasards et de rencontres, où l’on ne sait jamais qui va nous aider, qui va nous trahir.
Dans son livre, Annie Ernaux écrit : « Je ne crois pas qu’il existe un Atelier de la faiseuse d’ange dans aucun musée du monde ». C’était un enjeu de réparer cette invisibilité de la souffrance des femmes ?
Oui ! Cela a d’ailleurs posé problème quand il s’est agi de représenter un avortement clandestin ! Comment ça se passait ? Quels objets étaient utilisés ? Nous avons travaillé avec des universitaires, afin de trouver les bonnes sondes dans un musée de la médecine. Cela a accru la nécessité de faire ce film, car cela n’avait jamais été représenté avant.
Mais le film n’est pas moralisateur, je voulais qu’il puisse ouvrir le débat. L’âge et le vécu des premiers spectateurs est très varié. Des femmes et des hommes me racontent leur histoire. Il y a par exemple un homme qui allait régulièrement en Angleterre dans les années 1960, et qui voyageait avec des femmes « blafardes ». Tout le monde savait pourquoi elles étaient là. Je raconte aussi que j’ai lu L’Événement suite à une interruption volontaire de grossesse, et cet « aveu » libère les discussions. C’est très intense.
Le film a un parti pris esthétique très fort : comment en êtes-vous venu à cette idée du format carré, avec le personnage d’Anna constamment présente dans le cadre ?
C’est venu pendant le temps long de l’écriture. Dès le début, je me suis demandé quelles étaient les raisons d’être de mon film, je voulais que ce soit une expérience : je ne voulais pas que l’on regarde Anne, mais que l’on soit en adéquation avec ce qu’elle vivait. Le cadre resserré permet de se concentrer sur l’essentiel : ce qu’elle ressent, son corps. Il permet aussi d’écarter le côté restitution de l’époque et de garder une actualité. Je trouve que c’est aussi un cadre très narratif, parce qu’on ne voit pas les choses arriver : les personnages surgissent dans le cadre. Anne vit dans cette angoisse et ainsi le spectateur reste en tension avec elle.
Comment avez-vous vécu ces contraintes formelles ?
Je ne les ai pas vécues comme des contraintes. Ce format a été pensé dans son évolution : au début, elle est intégrée dans un groupe d’étudiants, puis elle se retrouve seule jusqu’à une sensation de claustration. On a joué avec le cadre.
Pour décrire ces trois mois jusqu’à l’avortement, Annie Ernaux parle d’une « expérience humaine totale », « une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps ». Comment avez-vous travaillé cette notion de corps avec la comédienne Anamaria Vartolomei ?
Le temps imposé du confinement a été une chance pour notre travail. On se voyait par zoom et on se conseillait des films à regarder. On a construit petit à petit son attitude corporelle : comment elle se déplace, son regard par en-dessous, et on a travaillé ses silences. Qu’est-ce qu’elle se dit quand elle se tait ? Anamaria m’a dit qu’elle avait appris à dés-intellectualiser, à s’abandonner sur ce tournage.
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