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Les rares images et nombreux souvenirs de Mai 68 à Strasbourg

Archives vivantes – 50 ans après les manifestations de mai 1968, les vidéos d’archives à Strasbourg sont rares. Mais les protagonistes n’ont pas oublié ces intenses journées et occupations. Non sans ressemblances, toutes proportions gardées, avec le mouvement étudiant actuel.

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Les images d’archives de mai 68 à Strasbourg sont rares. L’unique chaîne de télévision d’alors, l’ORTF, a d’abord eu pour consigne de ne pas parler de la révolte étudiante. Et une fois que la chaîne contrôlée par l’État se saisit du sujet, une grève est décrétée à partir du 21 mai. En revanche, on retrouve nombre de rétrospectives dès la fin d’année, pour le premier anniversaire et à chaque décennie à partir de ces quelques plans, parfois « non diffusés ».

Quelques clichés montrent une vaste assemblée générale face à la fac de droit, une autre dans l’aula du Palais universitaire où 5 000 personnes sont entassées. Le tout, à une époque où l’on compte un peu plus de 15 000 étudiants contre plus de 50 000 aujourd’hui.

L’historien Jean-Claude Richez auteur de « Révolte de mai 1968 » dans Encyclopédie de l’Alsace et qui a participé au mouvement, commente les images :

« Parmi ces clichés on voit l’une des très rares prises de parole par une femme. C’était un mouvement très masculin, mais il faut aussi remettre ces images dans leur contexte historique. C’est une époque où il y avait beaucoup moins de filles et de femmes à l’université par rapport à aujourd’hui. »

Rendre les cités universitaires mixtes faisait d’ailleurs partie des revendications du mouvement, à laquelle le gouvernement a accédé.

Jean-Claude Richez s'est pas mal impliqué dans les événements en mai 68... (Photo JFG / Rue89 Strasbourg / cc)
Jean-Claude Richez s’est pas mal impliqué dans les événements en mai 68… (Photo JFG / Rue89 Strasbourg / cc)

Dès 1966

À Strasbourg, les prémisses de ce mois de révolte remontent selon certains dès 1966. Des « situationnistes » prennent le contrôle du syndicat étudiant de gauche, l’Unef, au cours d’une assemblée générale. Ce courant de pensée international prône, pour faire simple, la fin de la société de classe et de la société marchande.

Ils dissolvent le Bapu (Bureau d’aide psychologique universitaire) et surtout utilisent l’argent du syndicat pour faire paraître le pamphlet « De la misère en milieu étudiant« , qui critique leurs conditions de vie. L’ouvrage subversif se diffuse de manière virale et nationale.

Est-ce vraiment les prémisses de la grève générale deux ans plus tard ? Ces quelques personnes ne sont plus aux avant postes en 1968. « Leur texte n’a pas de relation directe mais a permis de créer des références », résume Jean-Claude Richez, alors membre de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR).

De la manif à Berlin puis Strasbourg

Pour son acolyte Jean-Claude Meyer, aujourd’hui à la tête du blog engagé La Feuille de Chou, l’acte fondateur pour nombre de Strasbourgeois fut une grande manifestation de 30 000 personnes en février 1968 à Berlin contre la guerre au Vietnam. Ils y rencontrent le sociologue allemand Rudi Dutschke, figure de la contestation. Quelques semaines plus tard, il est victime d’un attentat raté par l’extrême-droite, ce qui ressert les liens entre les étudiants qui rêvent d’un soulèvement.

La première manifestation strasbourgeoise, le lundi 6 mai, se rend d’ailleurs près du siège des Dernières Nouvelles d’Alsace pour se plaindre d’articles jugés insincères sur cet événement ainsi que des premières répressions au soulèvement parisien du vendredi 3 mai. Deux jours plus tôt, le samedi une cinquantaine d’étudiants se réunissent dans les locaux du syndicat étudiant strasbourgeois l’Afges pour préparer la grève.

Jean-Claude Meyer raconte la suite :

« On était un noyau dur de 150 étudiants à Strasbourg. On a senti qu’il y avait un climat social explosif et on était prêt. On a tout de suite occupé le Palais universitaire. En un mois, des drapeaux de toutes les couleurs ont défilé à son sommet. Rouge (communiste), noir (anarchiste) et même le rot und wiss alsacien ! »

À l’époque pas d’autonomie ni de président d’université comme aujourd’hui. Les négociations se passent avec le recteur « très présent, qui comprenait notre colère », se souvient Jean-Claude Richez.

Jean-Claude Meyer avait déjà été repéré en mai 68 ! (Photo JFG / Rue89 Strasbourg / cc)
Jean-Claude Meyer avait déjà été repéré en mai 68 ! (Photo JFG / Rue89 Strasbourg / cc)

Les revendications sont multiples : hausse des salaires, réforme de la sécurité sociale, dans un contexte de « radicalisation politique », explique Jean-Claude Richez. Mais aussi… le Plan Fouchet, qui voulait « instaurer une sélection à l’université » (déjà), se rappelle Jean-Claude Meyer.

Une autre revendication est l’autonomie des universités, c’est-à-dire une séparation avec l’Etat, qui prend la forme d’un « Conseil étudiant », géré par les contestataires, mais guère reconnu par les autorités. En Alsace, le terme autonomie a une connotation particulière faisant référence à l’occupation, ce qu’ignore une partie des révolutionnaires en herbe. « Pour certains c’étaient comme si les nazis revenaient », témoigne Bernard Buckenmeyer, également participant et membre de l’Institut culturel alsacien (ICA) qui tient une exposition sur mai 68.

Mais au-delà du contexte social et des revendications, Jean-Claude Richez explique les mouvements par les mutations de la société :

« Avec la génération baby boom, une nouvelle classe sociale accède à l’université, face à un enseignement descendant, où on ne peut jamais s’exprimer. Elle cherche ses marques. Il y avait eu des efforts matériels avec de nouveaux bâtiments – il ne faut pas oublier qu’en 1966, les cours de socio se déroulaient encore dans un hôtel bourgeois rue Goethe – mais pas de réflexion sur enseignement. Il y avait deux épicentres, le Patio qui venait d’être construit et la fac de Lettres au Palais U. Les facs de Lettres et de théologie étaient très contestataires. Psycho, socio et philo se sont aussi très vite ralliées. »

Un vote contre le boycott

Le 13 mai, les syndicats ouvriers apportent le soutien au mouvement, un tournant important et une grève qui s’étend dans le pays. Très actif et en essor, la grève étudiante strasbourgeoise connait pourtant un important revers. Vendredi 17 mai, un vote, avec des urnes et des enveloppes, est organisé pour ou contre le boycott des examens.

Et là, les anti-boycott l’emportent à 65%, un échec qui rappelle le vote ordonnant la fin des blocages lors d’une assemblée générale du mouvement étudiant de 2018. « Beaucoup d’étudiants étaient repartis chez leurs parents réviser, notamment à la campagne, et sont revenus juste pour voter, parfois un peu sous la pression de leurs parents », relate Jean-Claude Richez.

Pourtant les mobilisations continuent. Grèves et manifestations de travailleurs se multiplient. Des étudiants s’y joignent. Même la fac de médecine connait des occupations. Pendant ce temps, le TNS, qui s’appelait encore le Centre dramatique de l’Est, est occupé et ouvert en journée. De grands débats s’y tiennent comme à l’Odéon à Paris. « Les parents viennent parfois voir leurs enfants », s’amuse Jean-Claude Richez.

Contre-insurrection et essoufflement en juin

Vendredi 1er juin, c’est la contre-insurrection gaulliste. À sa tête, on y retrouve un certain… Robert Grossmann, fondateur de l’Union des Jeunes pour le Progrès, sorte de Gaullistes de gauche à l’époque. Il fut par la suite député et président de la communauté urbaine de Strasbourg (2001-2008). Après une contre-manifestation qui se termine place de la République, dont le monument aux morts fut tagué (« Révolution » d’un côté et « hop la wir leben » de l’autre) un groupe prend d’assaut le Palais U. Au terme de violences, dégradations et de médiations, un drapeau bleu blanc rouge est accroché pour calmer les Gaullistes.

Dans l’hémicycle strasbourgeois, Robert Grossmann croise au cours de sa longue carrière politique… Jean-Claude Richez devenu adjoint au maire à la Jeunesse dans les années 1990.

Au moins de juin, le mouvement s’essouffle et les grèves diminuent. Le 12 juin, le Conseil des ministres décide de la dissolution de plusieurs associations politiques, dont la JCR (« et quelques unes d’extrême-droite pour faire bonne figure », fulmine encore Jean-Claude Meyer). Un « Institut universitaire critique et de recherche » est néanmoins instaurée, sorte d’université d’été. Le bac est moins difficile que d’autres années, comme le montre une des vidéos au lycée Kléber (voir ci-dessus).

Jean-Claude Meyer en détention

Les Strasbourgeois ont peu affronté les forces de l’ordre, contrairement à leurs homologues parisiens. La « nuit des barricades » du 24 mai relevait de l’acte « symbolique » selon Jean-Claude Richez, bien que quelques affrontements aient eu lieu.

La répression touche tout de même la capitale alsacienne. Et l’un des militants connait un bref séjour en prison. La suite, c’est Jean-Claude Meyer qui raconte :

« C’était fin juin ou début juillet, je ne me rappelle plus de la date. Les policiers viennent chez moi prétextant un vol de livre à la bibliothèque. Ils m’embarquent menotté car ils retrouvent des affiches où il est indiqué que la Jeunesse communiste continue, ainsi qu’une correspondance de lettres avec une fille qui avait subi un IVG, alors interdit à l’époque. J’ai passé 7 nuits en garde à vue à Strasbourg sur une banquette en bois. Tous les jours j’étais interrogé à la Police judiciaire, à la cité administrative Gayot. On avait pour consigne de ne pas répondre, ce qui est un peu ennuyeux donc je donnais quelques infos non-compromettantes. Je n’étais pas dirigeant, mais hyperactif, je vendais notre journal. Puis j’ai été emmené à Paris. J’ai vu un avocat pour la première fois et un juge militaire a ordonné un mandat de dépôt en prévention. Je n’en menais pas large car je n’avais aucune idée de combien de temps tout ceci allait durer. J’ai passé 8 nuits là-bas, dans des conditions un peu meilleures même si je n’ai eu le droit qu’à deux douches. Mais après la large victoire des Gaullistes aux élections législatives en juin, il y a eu de nombreuses libérations de personnes dans une situation similaire à la mienne, à part les étudiants qui avaient de vraies charges contre eux, comme pour avoir lancé des cocktails Molotov. »

Jean-Claude Meyer bénéficiera d’un non-lieu général. À la rentrée de 1968, il enseigne dans un collège de Drulingen.

Difficile bilan

Cinquante ans plus tard, difficile de tirer un bilan de « ces belles semaines » pour les deux protagonistes. Jean-Claude Richez s’essaye :

« Il y avait une dimension carnavalesque. Un clochard, du nom de Célestin avait été nommé doyen par les étudiants. Sa principale décision était d’avoir décroché des rideaux noirs du Palais U pour les dérouler sur la façade après l’attaque des gaullistes. »

D’un point de vue plus général, c’est surtout l’action citoyenne et politique qui change pour l’historien :

« L’étudiant est considéré et peut être acteur de la société. Le changement, c’est que l’on peut agir et faire bouger les choses en s’exprimant. Des mouvements écologistes ou féministes ont su tirer parti de cette nouvelle donne. Il y a aussi eu de nettes avancées sociales. »

Jean-Claude Meyer est plus nuancé :

« Les hausses de salaires ont été vite rattrapées par l’inflation, de 14% à cette époque. Les avancées concernent plutôt le droit d’affichage pour des syndicats ou les comités d’entreprise. »

Selon les réflexions d’Armand Peter et d’autres penseurs alsaciens, le mouvement régionaliste, qui connait un net regain dans les années 1970 est aussi une secousse indirecte de cette période de soulèvements multiples.


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