Sur le parking de la place de l’Etoile, les allers-retours des bus remplis de touristes sont ininterrompus. C’est le lieu de travail de Moussa, 47 ans, vendeur à la sauvette. Originaire du Sénégal, il est arrivé à Strasbourg le 19 mai les bras chargés de babioles qu’il espère vendre aux touristes. Menuisier en Espagne, il a perdu son emploi « à cause de la crise ». Un ami lui a conseillé de venir vendre sur les places à Strasbourg, « un bon moyen de gagner de l’argent » selon cet ami.
Mais pour Moussa, le travail est difficile. D’abord, son titre de séjour n’est pas en règle, ce qui restreint sa zone de chalandise :
« Je ne vais pas à la cathédrale. C’est un endroit trop dangereux pour moi car les contrôles des policiers y sont beaucoup plus fréquents qu’à la place de l’étoile. Et de toutes façons, les cars touristiques arrivent tout au long de la journée. »
Une famille avec quatre enfants au Sénégal dépend des revenus de Moussa mais, si on l’écoute, il ne gagne que 10€ par jour avec son petit commerce. Ses collègues semblent s’être donné le mot, tous déclarent ne pas vendre pour plus de 10€ par jour… Difficile à croire quand on voit la marchandise de Moussa, made in China : des ceintures, des lunettes, des cathédrales en modèle réduit et d’autres gadgets vendus entre 3 et 10€. Il explique:
« J’ai acheté ma marchandise à Paris. Elle n’arrive pas ici directement, mais dans les grandes villes comme Paris et Marseille. Moi je vais vendre ce que j’ai là, et ensuite je repartirai de cette ville pour aller peut-être en Italie. Pour l’instant, je dors dans un foyer et, pour la vie [ndlr : pour me nourrir], je vais à la Fringale, rue du rempart. Je travaille d’abord pour moi et si j’ai assez d’argent, j’envoie à ma famille au Sénégal. »
Du commerce à Strasbourg, un marabout au Sénégal
Arrivé à Strasbourg il y a deux mois, un autre Moussa est « vendeur touristique » depuis cinq ans. Également d’origine sénégalaise, il explique, très rapidement, être un adepte du mouridisme. Ce mouvement découle de la religion musulmane. Développé au Sénégal et en Gambie en réaction à la colonisation, le mouridisme aurait aujourd’hui une large influence à la fois politique et économique sur ses fidèles, popularisé par les discours d’Ahmadou Bamba, le fondateur du courant décédé en 1927.
Certains vendeurs envoient de l’argent au descendant d’Ahamadou Bamba, cheickh Sidi Al Moukhtar. Moussa confirme avoir « du respect pour lui », mais pas de lui envoyer de l’argent. Cependant, un troisième vendeur a admis qu’il le faisait. Méfiant, il refuse de donner son nom. Et remarque :
« J’envoie de l’argent volontairement au marabout, dès que j’en ai suffisamment. Le marabout ne demande jamais d’argent, mais un vrai Mouride, qui est pour la solidarité, donne tout ce qu’il a sans compter à son marabout. »
Originaire de Côte d’Ivoire, ce troisième vendeur travaille à Strasbourg depuis vingt ans déjà, et fait un aller-retour par an au pays. Il y a longtemps de ça, il a été boucher en Italie. Interrogé sur la santé de son commerce, le Mouride reste évasif et admet tout juste : « ça va, ça va ». Régulièrement, il peut se permettre d’envoyer de l’argent à sa famille en Côte d’Ivoire, tout en habitant un logement en colocation à Strasbourg. On n’en saura pas plus.
Les boutiques de la place de la cathédrale voient rouge
Pour les boutiques touristiques installées place de la Cathédrale, la présence de ces vendeurs est perçue comme une « concurrence déloyale ». La gérante d’une d’entre elles, Yolande Mall, détaille :
« Les vendeurs à la sauvette ne paient pas de charges alors que nous payons un loyer, des taxes, des charges salariales, etc. Les musiciens, les vendeurs, les mendiants sont trop nombreux sur cette place et ils posent tous leur petit bout de tissu par terre, comme si la place leur appartenait. L’ennui c’est que les touristes croisent d’abord ces vendeurs, puis notre boutique. A la période de Noël par exemple, un vendeur s’installe chaque année en face de la maison Kammerzell. Quand les jeunes ont 10-15€ à dépenser sur le marché et qu’ils achètent aux vendeurs des lunettes ou un bonnet de Noël, il ont déjà dépensé tout leur budget avant d’arriver chez moi. Heureusement qu’il reste certains produits artisanaux, comme les nappes, qu’ils ne peuvent pas proposer. »
Pour cette commerçante, la police n’agit pas assez contre ce phénomène. D’après des décrets municipaux, les vendeurs ambulants n’ont pas le droit de venir sur la place de la cathédrale, ni à la Petite-France. Des textes qui n’ont visiblement pas un grand impact sur le choix des placements des vendeurs : il suffit de passer devant Notre Dame pour constater la présence d’une demi-douzaine de vendeurs ambulants à toute heure.
Fins commerçants, les Mourides surfent sur les modes et s’adaptent très rapidement. Ils sont les premiers chaque année à proposer aux touristes la nouvelle version du bonnet de Noël. Un business rentable, tellement rentable que d’autres vendeurs se sont intéressés à ce marché comme le rappelle Pierre Bardet, directeur de l’association des vitrines de Strasbourg :
« Les vendeurs à la sauvette ont commencé à vendre des bonnets de Noël, puis aussi des gens des pays de l’est. Quand le phénomène est devenu trop important, la police est intervenue, et là effectivement, ça a changé quelque chose. »
Pour d’autres commerçants, ce n’est pas tant le manque-à-gagner qui est important, mais les sollicitations incessantes des vendeurs ambulants auprès des touristes, ces-derniers finiraient par « faire fuir le client », comme le détaille Mme Orgel, de la Maison Bollinger :
« Ils devraient rester place Gutenberg normalement, mais il y en a toujours un qui s’approche. Sur une dizaine de personnes, cinq seraient peut-être venus chez nous mais passent leur chemin quand ils sont entrepris par un vendeur de rue. Les touristes risquent de penser qu’ils ne peuvent pas se balader tranquillement à Strasbourg. »
Des contrôles quasi inexistants
Olivier Bitz, adjoint au maire en charge de la sécurité, réfute l’idée d’une inaction de la police quant aux vendeurs à la sauvette :
« Le fait de vendre à la sauvette est une infraction d’après l’article 446-1 et deux arrêtés municipaux excluent des zones touristiques l’autorisation de la vente dans la rue selon certaines périodes. Nous ne sommes pas au cœur de la saison [touristique]. On distingue la vente à la sauvette au centre-ville de celle sur les marchés, mais dans les deux cas, elle représente une concurrence déloyale pour les commerçants en règle. »
Une dizaine de procédures judiciaires, « longues et difficiles » selon Olivier Bitz, sont en cours depuis le début de l’année, et une vingtaine concernent les zones de marché. Il existe deux infractions pour les vendeurs à la sauvette : si le vendeur est titulaire d’une autorisation de vente mais qu’il se situe dans une zone interdite, il encoure une contravention. Si le vendeur ne possède pas de carte, l’infraction devient un délit.
La carte de « commerçant non sédentaire » est délivrée pour 15€ pour quatre années par la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) mais les vendeurs doivent être immatriculés au registre du commerce. Mais selon la CCI, très peu de vendeurs d’origine africaine ont fait cette démarche. La procédure d’attribution bute de toutes façons sur la nationalité du vendeur. Au final, aucun vendeur africain n’est en règle.
Pour Olivier Bitz, une politique répressive efficace pourrait passer par la mise en place de sanctions applicables plus rapidement pour les vendeurs qui sont dans l’illégalité, via un système de timbres amendes payables immédiatement. Peut-être, mais à condition que les timbres ne dépassent pas dix euros alors…
Céline Herrmann
Nassim Slamani
Pour aller plus loin
Sur Le Monde Diplomatique : Les Mourides, entre utopie et capitalisme
Sur DailyMotion : le reportage de M6, « La multinationale des vendeurs à la sauvette«
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