Le rapport 2012 de la Fondation Abbé Pierre sonne comme un couperet. Trois Français sur quatre sont en difficulté pour se loger et 150 000 personnes sans-logis seraient recensées dans l’Hexagone. Si un certain nombre de structures accueillent temporairement les personnes sans-logis en ces périodes de grands froids, notamment les centres d’hébergement d’urgence (CHU), rares sont celles réalisant une mission d’insertion dans la durée. À Strasbourg, les « Berges de l’Ain » fait partie de ces exceptions.
A l’écart du centre urbain de Strasbourg, c’est au fond d’un chemin de terre, entre le canal et l’autoroute, que se tient le « Village des SDF » comme on le surnomme. Fruit d’une proposition de l’association « Les Enfants de Don Quichotte » en 2008, qui avait un temps mis en place un campement pour SDF sur cet espace en friche, le maire de Strasbourg, Roland Ries, s’était alors engagé à donner suite à ce projet. C’est chose faite en juillet 2010. La structure, financée pour un quart par la Communauté Urbaine de Strasbourg et le reste par l’Etat, est gérée par l’entreprise d’insertion Adoma, qui met à disposition dix chalets, que l’on peut occuper seul, en collocation, avec ou sans chien.
Si les villageois ne payent pas de loyer, ceux qui le peuvent « contribuent » à hauteur de 10% de leurs ressources, la majorité des habitants ayant comme seul revenu le revenu de solidarité active (RSA). La contribution varie de 35 à 65 € en fonction des modalités d’hébergement. Et contrairement aux autres centres, les pensionnaires des Berges de l’Ain disposent d’une durée de séjour de deux ans, renouvelable au besoin.
Une structure à « haut seuil de tolérance »
Les barricades encerclant le « village » peuvent impressionner. Ses pensionnaires jouissent pourtant d’une totale liberté d’action, contrairement aux centres d’accueil classiques. La structure fonctionne à « haut seuil de tolérance », un règlement fixe la vie en communauté, mais aucune règle n’est imposée à l’intérieur des chalets. Ainsi, tabac et alcool sont tolérés à l’intérieur des baraquements. La vie privée des résidents est ainsi respectée. Patrick Kientz précise l’objectif :
« Les personnes doivent seulement s’engager à appliquer une certaine charte de conduite, un règlement interne qui reste assez souple, comme le respect de l’autre, la solidarité. Il faut faire en sorte que les personnes trouvent eux-mêmes la clé qui leur permette de se remettre debout et exister dignement ».
Ainsi, pas de contrat d’hébergement, pas d’obligation, mais un encadrement axé sur l’enseignement de valeurs et de règles de vie en groupe. Chaque habitant dispose d’un référent direct, gérant les modalités administratives pour « l’extérieur » et d’un co-référent, l’initiant aux règles de vie en communauté à « l’intérieur » du site. Plusieurs activités sont proposées : travaux d’entretien du site, préparation de plats en cuisine, organisation du marché hebdomadaire en coopération avec la Croix Rouge et surtout, initiation au dressage des chiens (la spécialité du centre).
L’une des spécificités de la structure est qu’elle accueille en priorité des personnes sorties fragilisées par de longues années de rue, comme l’explique Patrick Kientz, le directeur du centre des Berges de l’Ain :
« Le centre accueille 30 personnes ayant un long parcours de rue, avec une moyenne d’âge de 45 ans. Certains ont près de 30 années de rue derrière eux. Ils ont souvent développé une dépendance, que ce soit au tabac, à l’alcool ou même à la drogue. Certains ont parfois été exclus d’autres foyers en raison de leur conduite».
Leurs parcours, leurs histoires, en disent long sur les chemins de traverse qui existent et qui peuvent broyer un individu en quelques années, jusqu’à la mort. Les prénoms des personnes rencontrées ont été modifiés.
Charles, 11 ans de rue
Charles fait parti des premiers villageois des Berges de l’Ain. Cela fait maintenant deux ans qu’il vit reclu dans sa chambre d’environ de 15 m². C’est après un second divorce qu’il a quitté le foyer familial « sur un coup de tête ». Onze années de rue au compteur ont suivi, et autant de marques gravées à jamais sur ses membres : ecchymoses, cicatrices et fracture à la jambe, coupant court à toute perspective professionnelle. La violence de la rue gravée.
« J’ai trouvé un refuge sous un pont pendant près d’un an avec un camarade. On ne manquait vraiment de rien, il y avait tout ce qu’il fallait. Parce que dormir dehors tout seul, c’est pas bon. Il faut installer un roulement pour qu’à chaque instant, quelqu’un soit éveillé ».
Les autres centres d’hébergement, il connait et il les a multipliés. Mais aussi, les incidents entre sans-logis, il en a vu et en a même été à l’origine au foyer Adoma, rue de Lausanne à Strasbourg. Ainsi, lorsque la mairie de Strasbourg lui a proposé une place aux Berges de l’Ain, il n’a pas hésité très longtemps. Outre avoir un toit sur la tête, il confie surtout retrouver un semblant de routine, avec un agenda fourni en activités qu’il est amené à gérer. Mais il vient de faire une demande d’insertion dans un autre centre Adoma, afin de pouvoir accueillir son fils, les enfants n’étant pas admis dans l’enceinte. Une étrange impression de retour en arrière.
Aurore, l’enfer et la rue depuis ses 14 ans
Nous l’appellerons Aurore, elle a quant à elle connu l’enfer dès son enfance. « Vendue » par son père à un bourreau à l’âge de 14 ans, elle est rapidement tombée « malgré elle » dans la prostitution et l’alcool. Rejetée par ses parents, elle s’est retrouvée à la rue et a pas mal galéré pour s’en sortir :
Après avoir repris confiance en elle depuis son arrivé au centre, elle envisage désormais l’avenir de manière plus optimiste, parce qu’elle n’a « pas galéré toutes ses années pour rien ». Elle projette de rendre visite à ses deux enfants qui vivent à Marseille « à chaque fois qu’elle le peut » et elle vient de faire une demande de logement social pour un studio sur Strasbourg.
Eric, 8 années de rue
Eric, c’était l’ado un peu rebelle, celui qui avait besoin de vivre sa vie de son côté, sans les contraintes familiales. Pris dans un engrenage avec ses amis du mouvement punk qu’il cotoyait, il quitte son travail, accumule les dettes et se retrouve rapidement dans l’impossibilité de payer son loyer. « Vivre dans la rue au départ, c’était fun » ajoute-t-il. C’est avec l’âge qu’il s’est rendu compte combien ses erreurs de jeunesse auraient pu lui être fatales. Il s’est ainsi retrouvé près de huit ans dehors et a intégré le centre il y a un an et demi.
S’en sortir, coûte que coûte est désormais son leitmotiv. Actuellement, il travaille au sein de l’association Lianes, avec comme objectif de rembourser ses dettes (près de 1 000 euros… d’électricité) et de réintégrer son ancien logement. Mais trouver du travail quand on est SDF prend généralement des allures de parcours du combattant :
Bertrand et Mireille, 1 an dehors
C’est avec un oeil au beurre noir, causé par son frère il y a quelques jours, que Mireille ouvre sa porte. Bertrand et Mireille, c’est d’abord une histoire d’amitié. C’est dans la rue qu’ils se sont rencontrés, après la séparation de Bertrand d’avec son ex-conjointe. Ensemble dans la rue, ensemble aux Berges de l’Ain et bientôt ensemble dans le futur logement de Bertrand, qui sera retraité dans quelques mois. Il a dans sa vie enchaîné plusieurs boulots et a travaillé notamment dans l’entreprise Creno. Comme beaucoup, la vie ne les a pas épargné :
Un difficile retour dans la société
N’importe qui peut devenir SDF dit-on. A vrai dire, c’est toujours le même engrenage, selon les observateurs : une enfance difficile, une absence d’attache, un décès, une dépendance à différentes substances, un arrêt de travail et une impossibilité de payer ses factures… Une descente progressive. Mais comment s’en sortir après un tel parcours de vie ? Patrick Kientz avoue que « pour des personnes avec des parcours aussi tourmentés, il est très difficile de retrouver une réelle autonomie au final ».
Sur les 29 pensionnaires du départ en 2010, trois personnes sont décédées, à cause des suites de différentes maladies. Seize ont repris le chemin de la rue, dix sont toujours au centre et seuls cinq ont intégré un logement hors du centre, mais pas forcément une activité professionnelle :
« Un couple a acquis un logement autonome par l’intermédiaire d’un bailleur privé et les trois autres personnes ont été placées dans un logement adapté (pension de famille), c’est à dire avec un suivi par un travailleur social ».
L’herbe n’est donc pas plus verte à la sortie du village des Berges de l’Ain et il est difficile de tirer des conclusions positives, quant à la mission d’insertion revendiquée par la structure. La faute à une politique trop permissive ? À un manque d’encadrement à la sortie ? Le directeur des Berges de l’Ain s’en défend :
« Les objectifs sont remplis dans la mesure où les gens ne sont plus dans la rue. Ce que je constate est qu’il faut du temps pour s’en sortir. Certains ont fait de réels progrès et on est vraiment dans un encadrement à la carte. Et puis l’objectif n’est pas de reproduire ce que font les autres centres, à savoir mettre à la porte les personnes quand on ne sait plus quoi faire d’elles ».
Pour ce qui est de l’accompagnement des personnes sortantes, un « passage de relais » est prévu entre le référent de l’ex-pensionnaire et le futur travailleur social qui gère le dossier, sur une durée de trois mois. Au delà, le centre des Berges de l’Ain coupe définitivement les ponts avec son ancien villageois.
Aller plus loin
Fondation Abbé Pierre : Les chiffres du mal-logement en France en 2012
Blog de Roland Ries, maire de Strasbourg : « Les Berges de l’Ain : Offrir un lieu d’accompagnement aux sans abris »
Sur Alsace 20 : Entretien avec Philippe Bies, alors adjoint au maire de Strasbourg en charge du logement (2010).
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