Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

« Le fonctionnement des administrations est incompatible avec l’ouverture des données publiques »

Enseignante-chercheuse à l’Université de Haute-Alsace et de Strasbourg, Karine Favro trouve « ridicule » le nombre de données publiques actuellement disponibles. Bien que les administrations soient contraintes par la loi de publier leurs informations, très peu s’y conforment, en raison des enjeux de pouvoirs que ces libérations de données supposent.

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Les données sont encore vues comme ayant une valeur patrimoniale... (Photo Visual Hunt / cc)

Les données produites par les collectivités locales, donc les données communes de tous les citoyens, doivent être rendues aux citoyens pour qu’ils puissent se les approprier. C’est la loi, en tout cas son esprit depuis octobre 2016 mais… on n’en est pas là. Selon une étude de Renaissance numérique, un think-tank spécialisé dans le déploiement de l’écosystème numérique dans les administrations, seules 12,5% des collectivités locales sont en conformité avec la loi quant à la libération de leurs informations.

Enseignante-chercheuse en droit public à l’Université de Haute-Alsace et de Strasbourg, spécialiste du numérique, Karine Favro revient sur les enjeux et les freins qui empêchent les administrations de publier leurs informations.

Rue89 Strasbourg : où en est-on de la libération des données publiques ?

Sur la plate-forme des données publiques de l’État (data.gouv.fr), il y a environ 32 000 jeux de données libérées. C’est ridicule quand on pense aux nombre de collectivités et administrations publiques qui doivent publier leurs informations depuis la loi pour une République numérique d’octobre 2016, c’est à dire toutes sauf celles de moins de 3 500 habitants, ou disposant de moins de 50 agents…

« 1 700 réutilisateurs en France, c’est ridicule »

De plus, ces données sont souvent de mauvaise qualité, peu ou mal mises à jour et encore plus rarement garanties de l’être… Résultat, il n’y a que 1 700 réutilisateurs de ces données, ce qui est encore plus ridicule.

Rue89 Strasbourg : comment expliquer cet échec ?

Le cadre légal est dérivé de la directive européenne « public sector information », révisée en 2013 et transcrite en droit français par la loi NOTRe. Mais le volet « open data » n’était pas contraignant, les collectivités locales n’ont donc guère fait d’efforts. En outre, le gouvernement a imposé une gratuité pour la réutilisation des données publiques, une démarche intéressante mais qui n’était pas demandée par l’Europe. C’est un peu différent depuis la loi pour une République numérique, qui impose aux collectivités la publication de leurs informations, par défaut et sauf exceptions liées notamment aux informations personnelles ou à la propriété intellectuelle.

Les données sont encore vues comme ayant une valeur patrimoniale... (Photo Visual Hunt / cc)
Les données sont encore vues comme ayant une valeur patrimoniale… (Photo Visual Hunt / cc)

Le processus qui consiste à transformer les administrations en centres d’informations ouverts et connectés prendra… des années, des dizaines d’années. Avec la loi, le gouvernement a fixé un cadre mais beaucoup trop ambitieux, hors de la portée de nombre d’administrations. Parce qu’il faut d’abord comprendre ce qu’est une donnée… Ce concept ne fait pas partie de la culture commune de la plupart des agents administratifs, même si ça change grâce aux formations actuelles. Et ensuite, il faut appréhender la valeur des données et là, on entre dans d’autres problèmes. Beaucoup de services considèrent qu’il y a une valeur à posséder des informations alors que la valeur des données s’apprécie dans l’échange, leur circulation et leur réutilisation.

Mais évidemment, cette école de pensée est à l’opposée des habitudes des administrations, qui fonctionnent en silos. Il n’est pas rare qu’à l’occasion d’une libération de données, ce soient d’autres services au sein d’une même collectivité qui soient les premiers réutilisateurs…

Les administrations rétorquent que produire, collecter et mettre ces données à disposition a un coût…

Certes – certaines collectivités avaient parfois l’habitude de vendre une partie de leurs informations. Mais si ce ne sont pas les administrations qui ouvrent la voie quant aux bénéfices de la publication gratuite des données et de leurs réutilisations par des tiers, qui le fera ? Pour la collectivité locale, c’est un coût mais le bénéfice d’une réutilisation intelligente ira à tous les citoyens et l’administration peut donc en partie en récolter les fruits également…

« Les premiers à aspirer les données sont les géants du web »

Il est vrai aussi que les premiers à aspirer les données publiques sont les géants du web (Google, Amazon, Facebook…). Mais est-ce une raison pour retenir les données ? Il suffit de voir comment Google gère Google Maps comme un service public, avec des données agrégées de la SNCF et de la CTS à Strasbourg ! Vaut-il mieux que ces données soient partagées, et utilisée par Google et ses utilisateurs, ou qu’elles ne soient disponibles que pour les applications de la SNCF et de la CTS ? Dans les débats sur l’open data, il faut se poser la question de l’intérêt général. Et face aux géants du web, il faut créer les conditions pour qu’ils ne soient pas les uniques bénéficiaires des libérations de données.

Quels sont les débats actuels des données publiques au sein des administrations ?

Le principal débat actuel, c’est la qualité de la donnée publiée. Il y a une pléthore de plate-formes, encore plus de formats et les récurrences ne sont pas garanties… Il y a l’association Open Data France, qui tente de sensibiliser les collectivités locales à ces enjeux. Leur dernier observatoire montre qu’en octobre 2018, seules 343 collectivités avaient une démarche d’open data, c’est peu mais c’est quand même 33% de plus qu’en mars 2018. (Dans le Bas-Rhin, seuls l’Eurométropole, la CTS et Atmo Grand Est sont référencés comme fournisseurs de données locales, ndlr)

Les administrations découvrent petit à petit l’ampleur des enjeux posés par l’open data. D’une démarche de publication de qualité, découlent tout une série de processus auxquels doivent se conformer les agents et qui sont parfois très délicats à mettre en place. Il en va de la numérisation complète des processus administratifs, et d’une horizontalisation des décisions. C’est le sens de l’Histoire mais les résistances et les freins sont nombreux.


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