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Le fils de Saul : ultime voyage aux portes de l’enfer

Les portes qui claquent, les sols recouverts de sang, des corps qui gisent. Des cris en allemand, des pleurs d’enfants, des hurlements de douleur. Même le désespoir a disparu. La lumière se fait grise, l’air a le goût de la cendre. Dans un monde parallèle, dans un temps directement puisé en enfer, les commandos juifs responsables de la liquidation de leurs propres frères œuvrent dans la terreur. Mais comment raconter cette chose ? Qu’est-il possible d’en montrer ?

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L'histoire d'un homme qui voulait faire revivre la mort

L'histoire d'un homme qui voulait faire revivre la mort
Saul, ou l’histoire d’un homme qui voulait redonner du sens à la mort (Photo Ad Vitam)

Blog1944. Alors que dans les théâtres parisiens on joue Huis Clos de Jean-Paul Sartre, dans les forêts polonaises, allemandes ou alsaciennes, les convois de la déportation arrivent encore. La machine est rodée, usée, mais elle ne s’arrête toujours pas. L’enfer ce n’est pas seulement les autres, loin de là. A Auschwitz-Birkenau, les feux et les flammes sont bien réels, l’enfer c’est cette entreprise de destruction massive, ces usines fabriquées pour anéantir la dignité de chacun en particulier et de toute l’humanité en général, par voie de conséquence.

Fabriquer des bourreaux, les exploiter, les tuer et les remplacer au plus vite. Le paroxysme du crime réside dans cette partie reculée des camps de concentration, celle qui exécute la solution finale. Pire encore que de tuer : il s’agit de former des assassins qui gèlent leurs âmes et pétrifient leurs cœurs pour survivre. En poussant des hommes, des femmes et des enfants qui hurlent, en refermant sur eux les portes des chambres à gaz, les membres des Sonderkommando deviennent les coupables de la haine et de la pulsion de mort déchainée par ceux qui les exploitent.

Que reste de ces hommes dont on fait des assassins?
Que reste-t-il de ces hommes dont on fait les pires assassins? (Photo Ad Vitam)

Au bout de l’enfer, les cris et les flammes

Sortir les cadavres, nettoyer les déjections de l’agonie. Deux hommes, une femme, un enfant ; telle est la composition d’une fournée à brûler… Ramassage des cendres toutes les deux fournées, nettoyage. Décharger les cendres à la rivière. Supporter le vacarme, le bruit métallique des portes qui claquent et des cris: « Bougez, vite ou vous cramerez tous ! » Et puis la roue tourne, le Kappo, chef du Sonderkommando établit la liste de la prochaine sélection de candidats parmi sa propre équipe. Ceux qui ont obéi à ces ordres inhumains, succomberont selon le même protocole que ceux qu’ils ont exécuté quelques jours auparavant. Les témoins de l’horreur doivent disparaître au plus vite.

Tout n’est pas montré mais tout est dit, tout est entendu et suggéré en hors champs, par les images et par les bruits. Jamais on aura vu ces scènes de si près, jamais la proximité de la mort, de l’exécution massive n’aura été palpable à ce point. Mais est-ce que l’importance du sujet, et la nécessité du propos justifie cette mise en scène ? On écarquille les yeux en se demandant si l’on croit à ce que l’on voit, mais en même temps, la façon de filmer est telle qu’il est impossible de faire abstraction du fait que ce sont des acteurs qui évoluent dans cette reconstitution des scènes du crime. Le cadrage très serré qui suit le héros pas à pas nous le rapproche de trop près, et empêche en quelque sorte de faire fondre son visage dans un propos plus universel qui le dépasse.

À défaut de sauver la vie, préserver la mort

Dans le projet de la solution finale, les victimes n’ont même pas le droit de mourir, mais seulement d’être exterminées. Au delà du cadavre, la symbolique qui l’entoure s’est volatilisé avec le Zyklon B. La mort invisible est celle qui tue par le gaz, mais c’est aussi celle qui pulvérise l’idée d’une existence qui a été arrachée à une vie singulière. La façon dont l’extermination est transformée en des gestes techniques qui visent à la rentabilité maximum, tue même la mort.

Une âme qui a bsculé dans le néant, un coeur de pierre et regard fixe...
Une âme qui a basculé dans le néant, un cœur qui se transforme en pierre et un regard vide… (Photo Ad Vitam)

La chambre à gaz et les fours crématoires transforment le corps de celui qui a vécu en un « reste », un amas de chair encombrant, une « pièce » dont il faut se débarrasser au plus vite. C’est du fond de cet enfer, que Saul a décidé d’offrir une sépulture à son fils qu’il croit avoir reconnu parmi les corps qui attendent en autopsie.

Son périple vire à la folie, son regard se perd dans le vide. Il ne voit plus rien autour de lui que les éléments qui vont lui permettre de réaliser son projet. S’est-il transformé en robot lui aussi ? Sa cause est noble, et elle répond parfaitement de ce qui est visé par cette machine à fabriquer des monstres qui tuent leurs frères.  Il marche à l’encontre de ceux qui « exécutent » la mort et au final l’essence même de l’humanité ; mais le combat que mène Saul représente-t-il la meilleure façon de le dire ?

Une étrange fiction en guise d’intrigue

Saul cherche un Rabbin, celui qui dira le Kadish –la prière mortuaire- quand il mettra son fils en terre. Pour ce faire il risque plusieurs fois sa vie à changer de commando, il erre dans des lieux strictement interdits et doit dérober les bijoux des morts pour payer les services des uns et des autres. La dureté et la froideur qui s’est installée dans « ces équipes » est parfaitement montrée, mais la fiction insensée qui est représentée dénote avec le réalisme auquel s’accrochent le son et les images.

un projet insensé dans un monde irrationnel
Un objectif insensé dans un monde irrationnel (Photo Ad Vitam)

L’enterrement d’un juif ne nécessite pas de sacrement particulier, et la prière tout à fait bienvenue (sans être indispensable) n’est en aucun cas l’apanage d’un Rabbin. Tout celui qui saurait prononcer le Kadish peut le faire, et à défaut, la mise en terre suffit largement, avec pour priorité qu’elle ait lieu le plus vite possible. À mesure qu’il s’acharne, envers et contre les intérêts de tous ses compagnons d’infortune, la course de Saul s’avère de plus en plus improbable, et son objectif purement incompréhensible.

Un documentaire

Alors effectivement, il faut peut-être changer de focale : ce film n’est pas un film, il est un documentaire, nécessaire, voire complètement indispensable. Mais ce scénario qui occupe tant de place, n’en est pas un non plus. Il ridiculise le personnage central bien davantage qu’il ne valorise le message au départ très subtil qu’il véhicule. Quelque chose tourne mal : Saul est bouleversant soit, mais il est avant tout un acteur. Il est au cœur de chaque séquence, la caméra l’approche au plus près comme pour chercher ce qui tremble encore dans son regard. Mais à mesure qu’il progresse, il perd en vérité et en authenticité, il se désincarne dans le ridicule d’une mission qui au lieu de faire sens, tourne à l’obsession.

Une fausse intrigue pour un film qui ne fait pas de cinéma
Une fausse intrigue pour un film qui ne fait pas de cinéma (Photo Ad Vitam)

Un projet magnifique et discutable

Sans voyeurisme ni sensationnalisme, en laissant l’essentiel dans le flou ou le hors-champs, l’horreur remplit l’écran. La vérité d’un témoignage unique qui dit le fin mot sur la perversion du système nazi est mise à jour. En ce sens, on vit bien avec Le fils de Saul ce «choc» dont tout le Festival de Cannes a parlé, et dont l’écho et la résonance ne peuvent être que bénéfiques. La puissance de ce film qui profite un peu de son propos, réside dans les regards perdus et profondément endoloris de ceux qui durent collaborer à la pire part de la guerre. Mais elle est aussi sa faiblesse : le néant de l’origine subjective et existentielle à partir de laquelle il y a aussi tant de choses à exprimer à ce sujet.

Le récit qui sert d’intrigue, n’est pas porteur. Il finit par alourdir et délayer l’intensité de ce témoignage. Mais ce n’est peut-être qu’à partir de l’impossible que l’on peut tenter de figurer l’impensable. Et c’est avec pour fond cette toile presque monochrome que l’on signifie les nuances et les différents degrés de destruction que le parti nazi fut si habile à mettre en place.

La bande-annonce

Le surréel a eu lieu, l’ineffable plane encore. Ce film n’est pas un film malheureusement –mais c’est en ce sens qu’il est alors bienvenu. Cette histoire n’est pas du cinéma non plus. Elle est celle de l’horreur qui se dit à corps et à cris, elle est celle de la capacité des hommes à s’autodétruire, à haïr, à anéantir la possibilité de toute finalité morale de l’humanité.

Fallait-il esthétiser l’innommable ? Fallait-il absolument vouloir le Kadish pour cet enfant alors que des centaines vies étaient arrachées à l’existence et autant de corps pulvérisés chaque jour ? Il semblerait que ce soit là que le projet de László Nemes se tienne malgré toutes ses contradictions : tenter de rendre compte au maximum de ce qui a vraiment eu lieu dans les Sonderkommando, mais sous la forme d’une fable, sous le couvert d’une anecdote, par le prétexte d’un détail insensé et même d’un personnage qui vire au ridicule…

À voir à Strasbourg dans les Cinémas UGC-Ciné Cité et Star St-Exupéry


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