Un océan de feuilles de papier blanc, légèrement froissées, suspendues au plafond par des fils de nylon : les visiteurs se trouvent immédiatement immergés dans la scénographie de l’exposition L’eau dessinée de la Fondation François Schneider.
À la manière d’un banc de poissons, ces derniers déambulent sous cette houle blanche, entre ombre et lumière. Au moyen de matériaux pauvres et simples comme le papier et le fil. L’espace ainsi mis en scène par l’atelier scénographique Lucie Lom développe un paysage océanique, fil conducteur du parcours.
À travers un motif graphique inattendu, l’eau, l’exposition met en lumière les planches de 116 artistes internationaux de 1904 à aujourd’hui. Elle valorise également des artistes illustrateurs ayant fait leurs études à la HEAR (Haute École des Arts du Rhin) de Strasbourg.
Les productions de ces derniers sont présentées en deux temps, en ouverture du parcours, dans la partie consacrée à l’environnement, puis dans la dernière dédiée à la relation de l’Homme avec l’eau. Parmi ces illustrateurs émergents, Lisa Blumen, Maël Escot et Mathias Martinez ont bénéficié d’une résidence à la Fondation située à Wattwiller pour travailler sur la thématique de l’exposition.
Un travail à deux mains
Dans ce cadre, le duo Maël Escot et Mathias Martinez a réalisé le projet Atlantis dans un style se rapprochant des animations Walt Disney des années 1920. Dans une veine psychédélique et surréaliste, on y perçoit des mouvements organiques instables. Les tracés semblent prendre vie et former des paysages indomptables.
L’esthétique léchée de ces dessins en noir et blanc esquisse l’eau comme un élément effrayant et cauchemardesque : « Pour notre histoire, on a pris le thème du parc aquatique ou chaque attraction serait vivante, dans un esprit animiste », explique Maël Escot. Des montagnes russes démoniaques engloutissent les visiteurs pour les transformer à leur tour en manège. Un clin d’œil au parc aquatique Rulantika à Europapark ouvert en 2019 qui laisse un sentiment d’inquiétude.
L’actualité écologique en bande dessinée
Parmi les auteurs présentés, Pierre Van Hove marque l’exposition avec ses planches d’études accrochées en patchwork. Ces recherches graphiques, dont les couleurs verdâtres présagent des territoires hostiles, sont issues de la bande dessinée Algues Vertes : L’histoire interdite (Delcourt, 2019). Connu pour Le voleur de livres en collaboration avec Alessandro Tota (2015, éditions Futuropolis), il continue son travail en équipe et illustre cette fois-ci une enquête menée par la journaliste et documentariste Inès Léraud.
Pour France Culture, elle a réalisé la série documentaire Journal Breton (2016 à 2018) dans l’émission Les pieds sur terre. Cette investigation révèle les causes d’un fléau qui pollue le littoral breton depuis une dizaine d’année. Entre texte et image, l’œuvre graphique met en évidence une prolifération provoquée par la pollution au nitrate d’origine agricole. En plus de l’impact sur le paysage, l’enquête révèle l’influence des lobbies industriels, les dérives politiques et des décès suspects d’hommes et d’animaux passés sous silence. Un travail fastidieux qui met en lumière les conséquences de nos modes de production sur l’eau.
Un passage entre deux mondes
L’exposition souligne aussi que l’eau est aussi un moyen d’exprimer des émotions. Dans l’espace dédié aux résidents diplômés de la HEAR se trouve une série de planches plus abstraites réalisées par Lisa Blumen. L’illustratrice est connue pour ses albums de jeunesse dont Gros Ours (éditions Kilowatt, 2017). Lors de la résidence, elle s’est lancée dans un nouveau projet, encore inachevé. Dans ses essais préparatoires, elle a choisi une technique impliquant l’eau, l’aquarelle, pour former des paysages tremblants.
Aucune ligne ne vient traverser les territoires flottants inventés par l’illustratrice : « Il n’y a pas d’action dans mes BD, j’ai des histoires simples dans un environnement quotidien et l’eau est un moyen pour moi de faire ressortir des émotions de certaines situations ». Le scénario annonce l’histoire d’une famille en dérive. La mère disparaît et laisse père et enfants derrière elle. La rivière qui jouxte la maison familiale sort de son lit, provoquant une inondation, et les personnages doivent surmonter cette épreuve. La représentation de l’Homme confronté à l’eau est récurrente, elle est la métaphore de nos états d’âme.
Ailleurs dans l’exposition, l’eau est tout aussi menaçante et dangereuse : c’est le cas dans Le vieil homme et la mer de Thierry Murat (édition Futuropolis, 2014). La relation de l’individu à l’eau est parfois calme et inquiétante à l’image des Fables nautiques de Marine Blandin (éditions Delcourt, 2011), où une nageuse plonge jusqu’au fond d’une piscine dont les murs semblent se décliner à l’infini. L’eau peut donc être signe de passage entre deux mondes, entre le soi et son environnement.
Un art populaire ?
La fondation François Schneider valorise les œuvres graphiques par un accrochage dynamique pour mettre en avant un neuvième art encore trop peu considéré. Encore confinée au loisir, la bande dessinée reste très peu exposée dans les institutions. Le parti-pris d’un tel projet souligne la richesse des différents genres de la bande dessinée, loin d’être un art exclusivement populaire : « C’est un art au lectorat très large, mais ce n’est pas que Tintin ou Lucky Luke. De nos jours, on a des formes très contemporaines qui sont à la croisée des arts visuels », précise la directrice de la Fondation Schneider, Marie Terrieux.
L’exposition accentue la part artistique en dévoilant des planches originales isolées de leur scénario, encadrées ou sous verre et parfois accrochées en vagues. Ces extraits d’histoires, souvent sans dialogues, permettent d’apprécier la valeur graphique des œuvres. Les visiteurs découvrent ainsi l’illustration sous un nouveau jour. Le travail réalisé en amont est également mis en avant : « L’idée est de montrer tout le processus de création dans une optique pédagogique », poursuit Marie Terrieux.
« L’eau est un challenge graphique. »
Pour les résidents de la Fondation Schneider, mettre en avant la fabrication de l’oeuvre permet « un point de vue sur le vif, autant pour nous, que pour ceux qui regardent nos planches », exprime Lisa Blumen. Dans la bande dessinée comme dans la peinture, le hasard est souvent ce qui apporte de l’énergie au dessin : « Il y a toujours cette part de suspens, qui peut mener au ratage ou à des choses qui fonctionnent. Quand on voit tout le travail en amont, on voit les repentirs, les crayonnés, les zones changées, cela montre comment l’illustrateur fonctionne. »
Cette manière d’exposer permet de se glisser dans l’esprit du dessinateur, comme si l’on se penchait sur sa table à dessin : « J’ai choisi ma technique en fonction de la façon dont j’allais traiter l’eau », explique Lisa Blumen. Un vrai terrain de jeu pour les illustrateurs entre technique du lavis, hachures, ligne claire, monochrome, etc.
Un lieu atypique lié à l’eau
L’idée de créer des projets sur le thème de l’eau découle de l’histoire du lieu. Wattwiller est une ancienne station thermale et l’espace a été construit sur un vieil atelier d’embouteillage. Située loin des grandes villes, il n’y est pas facile d’attirer les visiteurs. Marie Terrieux investit alors la bande dessinée, un projet qu’elle souhaite ouvert aux amateurs comme aux connaisseurs. L’eau dessinée est une exposition qui regroupe des œuvres choisies avec soin.
Malgré la sensation de se perdre dans le grand nombre de planches exposées, la disposition des œuvres par catégorie permet de s’y retrouver. La richesse graphique de l’illustration et la richesse de la scénographie permettent aux petits et grands de découvrir des mondes fabuleux. On notera la présence d’un coin lecture avec des livres à disposition pour étancher sa soif d’aventures.
Un concert-dessiné avec le groupe L’inféconde est proposé le 6 mars à 19h.
Chargement des commentaires…