Il s’était installé pour pêcher au bord de l’Ill, un des rares loisirs que se permet Saïd-Emin Ibragimov, le 8 août au soir. Ses souvenirs sont un peu confus à partir de là. Il se rappelle avoir reçu un coup sur la tête et, assommé, avoir été transporté sur ce qui semblait être un barque d’après ses sensations. Au début les mots étaient doux et gentils, mais quand il a dit ne pas parler avec les bandits, le ton est monté. Pendant deux jours, trois personnes qui lui parlaient en russe l’ont molesté, torturé et empêché de dormir.
La Russie dément toute implication
Alors qu’ils essayaient de lui faire signer un papier, Saïd-Emin Ibragimov a résisté. L’ancien champion de boxe a même décoché quelques uppercuts, mais les tortures n’ont pas cessé : brûlures au fer à repasser, de mégots de cigarettes écrasés, et empreintes de pics métalliques jalonnent son corps. Il n’a toujours pas cicatrisé de ses blessures estivales.
Il n’y avait cependant pas d’intention de le tuer. Il indique avoir été enterré vivant dans un trou en forêt et avoir pu s’en extraire, grâce à de fortes pluies à ce moment là. Sa fiche d’entrée à l’hôpital de Hautepierre est datée du 10 août. Sans surprise, le Kremlin a démenti au magazine américain Time toute implication, mettant au passage en doute la santé mentale de Saïd-Emin Ibragimov.
Pour Saïd-Emin Ibragimov, il ne peut que s’agir d’agents du FSB, le Service fédéral de la sécurité de la Fédération de Russie, qui a remplacé le KGB en 1991. La manière dont ils agissaient ou leur accent moscovite ne fait aucun doute pour lui.
Une plainte à la CPI déposée cet été
Cette agression n’arrive pas sans raison. En juillet, il a déposé une plainte auprès de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’Humanité, de crime d’agression et de crime de guerre. Avec sa demande, il dit avoir joint un dossier de 20 pages contenant des preuves sur les crimes commis par les autorités russes pendant la Seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000). Sans réponse, il a entamé une grève de la faim qui a permis d’attirer l’attention sur ce cas.
La CPI a indiqué le 3 septembre avoir bien reçu la requête. Elle a cependant peu de chance d’aboutir : la Russie n’en est pas membre, car elle n’a pas ratifié le Traité de Rome de 1998 et le conflit a eu lieu avant l’entrée en vigueur de ce tribunal en 2002, car il a fallu attendre que 50 pays ratifient son texte fondateur. La CPI n’a accueilli que des chefs d’État africains sur le banc des accusés. Depuis son agression au mois d’août, Saïd-Emin Ibragimov a reçu d’autres menaces anonymes et la porte de son appartement a été fracturée, sans que rien ne soit dérobé à son domicile.
Les limites du droit international sont ici exposées. Saïd-Emin justifie sa démarche qui peut sembler vaine :
« Je voulais transmettre ces éléments à la Justice. Je veux savoir si Vladimir Poutine peut être condamné sur la base du droit international, alors qu’il agit en toute impunité. Je ne suis pas fâché avec les nations, mais par les infractions. S’il dit n’avoir rien à se reprocher, pourquoi ne vient-il pas se défendre devant les tribunaux ? »
« Une stratégie de moins en moins secrète »
Anne Nivat, grand reporter indépendante et auteur de Chienne de guerre qui lui a valu un Prix Albert Londres en 2000 et La guerre qui n’aura pas lieu, n’est pas étonnée par le sort réservé à Saïd-Emin Ibragimov :
« Huit ans après, on ne sait toujours pas qui a commandité l’attentat d’Ana Politoskaïa, journaliste russe qui enquêtait sur les crimes de guerre en Tchétchénie. En 2009, l’ancien chef militaire et rival du président tchétchène pro-russe avait disparu à Dubaï, ce qui montre qu’il est très facile d’agir en dehors des frontières. La Russie agit en sous-main et il n’est jamais possible de déterminer qui est le commanditaire, c’est le principe des services secrets. En agissant ainsi, les dirigeants s’exposent à une médiatisation. Cette stratégie est de moins en moins secrète. C’est cela qui doit poser des questions. »
Des questions, c’est le gouvernement estonien qui s’en pose depuis le 5 septembre et la disparition d’un de ses officiers. Il est aujourd’hui à Moscou, accusé d’espionnage. Pour Anne Nivat, il est tout de même plus étonnant de s’en prendre à Saïd-Emin Ibraghimov :
« L’affaire Tchétchène n’a jamais troublé Vladimir Poutine. Il l’a toujours sous-estimée et minimisée. Quand Anna Politkovskaïa a été assassinée en 2006, ses premiers mots étaient que son travail n’avait aucun impact en Russie. Une plainte contre Vladimir Poutine n’est ni la première ni la dernière. La CPI est le cadet de ses soucis. L’affaire qui touche Saïd-Emin Ibraghimov est peut être en revanche le fait de fonctionnaires subalternes de l’État russe. »
Saïd-Emin Ibragimov n’est pas un inconnu. Ministre de la Communication lorsque la Tchétchénie a essayé d’obtenir l’indépendance dans les années 1990, il fuit son pays, suite à un attentat lorsqu’il se trouvait à Istanbul, en 2001. Le Consul de France en Turquie lui propose alors l’asile politique et il choisit la capitale alsacienne :
« J’ai pensé que c’est à Strasbourg, avec le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’Homme que j’allais trouver la Justice pour la Tchétchénie. Même 13 ans après mon arrivée, je pensais qu’ici je serai en sécurité. Il faut croire que non. »
Sollicité pour travailler pour Moscou
Depuis, il a circulé en Europe occidentale, mais n’est jamais retourné au pays des Tsars. Et il s’y refuse :
« Ce serait un cadeau pour Vladimir Poutine. J’ai eu des sollicitations pour travailler avec le gouvernement russe. Je sais que j’y serais très bien traité si j’acceptais, ce serait un symbole fort. Je n’y retournerai jamais, car ce serait une trahison pour les gens là-bas que j’essaie de défendre ici. Il y a 40 000 personnes en prison en Tchétchénie. »
Il garde contact avec sa région natale par le biais de l’ONG russe de défense des droits de l’Homme Memorial, fondée par Andreï Sakharov.
Sans protection policière
En 2009, une tentative d’assassinat à son encontre est déjoué par les services français. Cette mission visait plusieurs réfugiés Tchétchènes sur le sol français. Lui, a eu l’information que l’exécutant aurait été arrêté, mais le Time a reçu une indication inverse des services de police qui disent qu’une enquête avait été ouverte afin « d’identifier l’équipe de tueurs, ainsi que toute forme de soutien logistique qu’elle aurait pu recevoir pour mener ses activités meurtrières sur le sol français » sans préciser son état d’avancement.
Là encore, la date n’est pas anodine. C’est en 2009 que Saïd-Emin Ibragimov a exprimé son intention de constituer un dossier à charge contre Vladimir Poutine, aujourd’hui sur le bureau de la CPI. Malgré ces attaques, il n’a pas de protection policière :
« Je n’ai fait aucune demande. C’est à la police de prendre des initiatives. »
Après 13 ans dans la capitale alsacienne, Saïd-Emin Ibragimov ne peut se réjouir de son bilan ici. Ses sept grèves de la faim pendant plus de 300 jours l’ont tout de même fait connaître dans les cercles diplomatiques. À de nombreuses reprises, il a été reçu et a entendu beaucoup de promesses. Le fait que le dossier tchétchène soit toujours ouvert au Conseil de l’Europe, alors qu’il aurait dû être fermé en 2007, est déjà une petite victoire. Anne Nivat partage son fatalisme :
« Il y a peu de passion pour son cas. La France n’a pas envie de se mettre à dos le sommet de l’État russe. Il n’y a pas vraiment de stratégie définie vis-à-vis de la Russie que l’on connaît très mal en France. »
L’Ukraine, une répétition de la Tchétchénie ?
Cette année, il était dans la liste des 56 nominés pour le prix des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, mais n’a pas été retenu parmi les trois finalistes dont le vainqueur, Anar Mammadli, est un dissident azerbaïdjanais incarcéré. « Cela donne presque envie d’aller en prison » plaisante-t-il, en s’assurant par deux fois que l’on comprenne qu’il s’agisse bien d’humour. Il espère que les événements actuels en Ukraine peuvent attirer l’attention sur la situation tchétchène :
« Je n’ai pas davantage peur aujourd’hui qu’avant le conflit ukrainien. Cela ne change rien d’avoir peur ou non de toute façon. Un eurodéputé estonien a reconnu en octobre que l’on avait sous-estimé mes propos sur la Tchétchénie et les méthodes de Moscou. Poutine agit de la même manière en Ukraine. Il sème la panique dans un camp et essaie de faire passer les agressés pour les agresseurs. La situation en Tchétchénie est la racine du mal, l’Ukraine en est le fruit. Si l’on ne coupe pas la racine, d’autres situations similaires se reproduiront. »
Un minimum vieillesse et de l’aide juridictionnelle bénévole
Alors qu’en Russie il était chef d’entreprise, à la tête d’une usine et du plus grand hôtel de Grozny, « la ville la plus détruite au monde » d’après l’ONU, il a tout perdu. Lui qui ne parle pas anglais et très peu français, n’a jamais trouvé de travail en Alsace. Les retraites diplomatiques ne s’appliquent pas à son cas, puisque l’indépendance de la Tchétchénie n’a jamais été reconnue.
Son quotidien, il le passe à donner bénévolement de l’aide juridique à des personnes qui viennent à la Cour européenne des droits de l’Homme et qui n’ont pas les moyens d’avoir un avocat :
« Je me suis fait beaucoup d’amis de cette manière, en dehors de la communauté tchétchène strasbourgeoise. Ces rencontres permettent de déconstruire un cliché. Vladimir Poutine a réussi à ancrer l’idée que les Tchétchènes sont des terroristes. »
La moitié de son minimum vieillesse couvre son loyer de 420€. Avec les factures et les autres frais, il lui reste 180€ par mois pour vivre. Déménager pour fuir les menaces n’est pas une option avec ses faibles moyens. Il prépare une nouvelle action de contestation, mais une certaine prudence élémentaire lui interdit de nous en dire plus.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Jean-Luc Schaffhauser, observateur des élections des séparatistes ukrainiens
Sur Time.com : Putin’s secret agents – the story of one man (en anglais)
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