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Comment j’ai galéré en accompagnant Lætitia, handicapée, sur le marché de Noël

Le marché de Noël de Strasbourg est-il vraiment inclusif ? J’ai voulu mettre cette affirmation à l’épreuve en y accompagnant Lætitia, qui circule en fauteuil roulant électrique en raison de son handicap. Nous en sommes ressortis d’accord sur un point : on ne renouvellera pas l’expérience.

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Comment j’ai galéré en accompagnant Lætitia, handicapée, sur le marché de Noël
Laetitia doit boire son chocolat chaud attablée, car les pavés la secouent trop. Photo Guillaume Poisson

Je dois avouer que j’ai un faible pour le marché de Noël de Strasbourg. Je ne sais pas si ce sont les odeurs de vin chaud aux épices, ou les lumières dorées et scintillantes, ou notre formidable cathédrale, mais ça me met les poils tous les ans. Je me suis dit que je pourrais même persuader les moins convaincus que le marché de Noël, c’est la vie. Essayons avec Lætitia. Elle est atteinte du syndrome de Little depuis l’enfance. C’est une maladie cérébrale causant une raideur irréversible dans les muscles, particulièrement ceux des jambes.

Secrétaire dans un Établissement et service d’aide par le travail (ESAT) du Bas-Rhin, elle fait partie de celles et ceux « qui sortent, malgré toutes les difficultés d’accessibilité pour les personnes en fauteuil roulant » : « Je veux essayer de vivre un maximum, au lieu de rester seule chez moi. » Elle prend le tram tous les jours pour se rendre au travail, mais a fait une croix sur les événements grand public comme le marché de Noël, « où rien n’est pensé pour les gens comme nous ». Alors chiche, allons-y ensemble, lui ai-je dit, ça a changé, la municipalité assure chaque année qu’il est plus accessible pour les personnes en situation de handicap.

Pièges invisibles sur la chaussée

Je commence à déchanter à peine dix minutes après le début de notre déambulation parmi les chalets de la place Broglie. « Attention je ne peux pas suivre ! », me lance-t-elle. Il va vraiment falloir que j’adapte mon rythme. Le fauteuil roulant électrique de Lætitia a beau lui servir d’engin pour des courses-poursuites avec ses copines de résidence « quand le terrain le permet », l’espace public est en général truffé d’obstacles que les personnes valides ne remarquent pas. C’est d’ailleurs pour cette raison que Lætitia a accepté l’exercice que je lui proposais : « Les gens ne se rendent pas compte de la galère pour nous tant qu’ils ne le vivent pas. »

Rapidement, j’évalue la situation : les petites roues du fauteuil électrique de Lætitia ne permettent pas de gravir un petit rebord séparant une route de la place. Nous sommes à la croisée de la rue de la Comédie et de la place Broglie, et ce passage, que je traverse habituellement sans même y prêter une quelconque attention, forme une sorte de cuvette difficilement franchissable pour Lætitia. « Eh ben voilà, qu’est-ce que je vous disais ? C’est fini du coup… », glisse-t-elle, visiblement déçue.

Nous serions donc contraints d’abandonner, à peine dix minutes après le début de notre visite ? Pas possible. J’imagine pouvoir sans problème pousser moi-même le fauteuil afin qu’il franchisse ce petit bout d’obstacle de rien du tout. Mais mes deux premières tentatives échouent. J’y mets toute ma force, mais rien n’y fait. Il faudra une fine analyse de la hauteur du rebord, pour identifier un point légèrement moins surélevé. Je parviens enfin à faire passer le fauteuil de Lætitia. « Seule, je serais déjà rentrée chez moi », estime-t-elle.

Lætitia s’est vite retrouvée bloquée devant une petite marche.

Nous voilà de nouveau partis pour notre visite qui se passera, hormis ce petit accroc inaugural, comme sur des roulettes. Je craignais plutôt la difficulté de se frayer un chemin dans la foule ou de créer des bouchons à nous seuls, mais la circulation est fluide. Il suffit juste de slalomer entre les grappes de personnes arrêtées ici et là en face des stands, en train de déguster leur vin chaud ou leur bretzel chocolaté. « On a de la chance, il n’y a pas beaucoup de monde », remarque Lætitia, toujours sceptique. Je la trouve dure. Mais qu’en sera-t-il quand nous aussi, on s’arrêtera pour prendre un chocolat chaud, la boisson préférée de Lætitia ? On décide d’aller voir du côté de la cathédrale.

Des chalets généralement inadaptés

Je découvre alors les joies des pavés pour les personnes circulant en fauteuil roulant. « Je fais en sorte de les éviter mais quand on n’a pas le choix, c’est difficile », souffle ma compagne de route, dont la voix devient saccadée quand les roues de son fauteuil doivent passer au-dessus des interstices. Après chaque secteur pavé, c’est le même rituel : Lætitia doit se repositionner sur son fauteuil après avoir glissé vers le bas, seulement retenue par la ceinture de sécurité. Je dois ensuite replacer son repose-pied qui s’écarte de sa position initiale au fil des secousses.

Les secteurs pavés sont tellement nombreux autour de la cathédrale que je finis par essayer de l’aider, alors que je sais très bien qu’elle avance avec son moteur électrique. Je sens alors les vibrations dans mes doigts et mes mains. Elle garde le sourire, mais je sens que c’est par amabilité : le trajet est particulièrement désagréable. Je m’en veux de lui avoir proposé de passer par là. Je tente : « On s’arrête pour boire un coup ? »

Lætitia doit se mettre de côté pour récupérer son gobelet.

Le marché de la cathédrale est plus serré, plus dense que celui de Broglie. Nous optons pour l’un des stands les moins pris d’assaut. Après tout, les chocolats chauds devraient être les mêmes partout, non ? Je me rends compte que je commence à réfléchir de manière bien plus pragmatique avec Lætitia : là où la disposition semble la moins propice aux problèmes, je me précipite. « Le comptoir est bas ici, donc le commerçant peut me voir », note Lætitia. Certains stands s’avèrent tout simplement hors d’atteinte pour les personnes en fauteuil roulant.

Pour récupérer son gobelet fumant, Lætitia doit se mettre de côté, puis faire marche-arrière, pour que son bras soit le plus proche de la caisse… « Je vais vous aider », lance une cliente en lui transmettant la boisson. Une fois nos deux verres reçus, je m’élance pour continuer notre chemin, mais Lætitia m’arrête. Elle ne peut pas boire et rouler en même temps sur les pavés. On dégustera donc notre chocolat accoudés à la petite plateforme en bois qui court le long du comptoir. Pas de lente déambulation verre (chaud) à la main tout en admirant les lumières de Noël pour nous.

Un village du partage inclusif, vraiment ?

Je débarque au marché de la place Kléber quasiment vaincu. J’ai une dernière corde à mon arc : Lætitia sait-elle qu’il y a là un « village du partage », en partie dédié à des associations venant en aide aux personnes en situation de handicap ? Est-ce bien raisonnable de critiquer l’accessibilité d’un marché de Noël qui réserve tout un village à l’inclusivité ?

« J’ai été bénévole là pendant trois jours avec mon association… C’était difficile », dit-elle. Elle confie que tous les bénévoles en fauteuil ont dû passer l’ensemble de leurs permanences à l’extérieur des chalets. « La porte d’entrée est en hauteur, c’est impossible de la franchir », m’explique-t-elle. Effectivement, on aperçoit les portes dessinées dans le joli bois clair des chalets de Noël, toutes à plusieurs centimètres du niveau du sol. Cerise sur le gâteau, l’espace est traversé par des câbles d’alimentation abrités sous une bande de caoutchouc. Je dois lui venir en aide pour qu’elle puisse passer au-dessus.

Un peu plus loin, l’allée du marché de Noël qui se trouve vers l’Aubette est recouverte d’un tapis en caoutchouc de plusieurs dizaines de mètres. Un énième détail qui m’avait échappé, à moi visiteur valide, mais qui se transforme en véritable épreuve olympique pour la personne en situation de handicap et pour son accompagnant. Les roues ne répondent plus correctement, le pilotage devient très complexe, voire impossible sans aide extérieure. « Ouf, on arrive au bout », lâche Lætitia alors qu’on s’approche du tram.

Lætitia ne peut pas avancer sur cette surface en caoutchouc, au marché de Noël de la place Kléber.

Secrètement, j’avais dans l’idée de lui faire aussi découvrir le marché de la Petite France ou le marché Off. Mais, après la cathédrale, je me suis vite résolu à écourter l’expérience pour ne pas trop l’embêter. Ce qui devait être une démonstration de ma part a fini en leçon pour moi : l’accessibilité d’un lieu ne se résume pas à l’absence d’escaliers à grimper. Les centres-villes historiques comme celui de Strasbourg, avec leurs rues pavées et étroites, sont en soi des calvaires pour les personnes handicapées moteur.

Et l’affluence grandissante année après année doit sûrement en décourager d’autres que Lætitia. Certes, il faut noter que la Ville a mis en place des visites guidées gratuites et réservées aux personnes en situation de handicap tous les lundis pendant le marché de Noël. Elle met également à disposition des visiteurs des déambulateurs et des fauteuils roulants, empruntables au chalet info. Mais de là à parler d’un événement « accessible », il y a un pas que je ne franchirai plus après mon expérience aux côtés de Lætitia.


Année après année, le marché de Noël de Strasbourg bat des records de fréquentation. Malgré les efforts de la municipalité écologiste en place depuis 2020, l’événement n’échappe pas aux dérives du surtourisme. Cette année, la rédaction de Rue89 Strasbourg assume son amertume face au christkindelsmärik strasbourgeois. « L’amer Noël », une série de reportages écrits à la première personne.

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