« Les déchets placés à Stocamine ne sont pas bien déterminés. Certains pourraient être irréguliers au regard des consignes d’exploitation qui étaient fixées », assure Marcos Buser. Ce géologue suisse faisait partie d’un groupe d’experts (COPIL) chargé de cerner les différentes options suite à la fermeture du site de Stocamine. De 1999 à 2002, l’entreprise réceptionnait et stockait des déchets toxiques, envoyés par des industriels, dans une ancienne mine de potasse. Cette dernière est située sous la nappe phréatique alsacienne, où est pompée l’eau potable, à Wittelsheim, dans la banlieue de Mulhouse.
En théorie, seuls certains types de déchets acceptés
En théorie, seuls certains types de déchets industriels ultimes, adaptés au stockage en fond de mine, étaient acceptés. À leur arrivée, ils étaient testés dans le cadre d’une procédure d’acceptation déterminée par l’arrêté préfectoral du 3 février 1997 qui encadrait toute l’activité de stockage. Pour établir un contrat, les industriels devaient préalablement envoyer un échantillon de ce qu’ils comptaient transmettre à Stocamine, accompagné d’une fiche d’identification des déchets.
Pour contrôler la concordance entre ce que les industriels déclaraient et la réalité des déchets, lorsqu’un camion arrivait avec son chargement d’une vingtaine de sacs, l’un d’entre eux était choisi aléatoirement et un échantillon de 200 grammes était prélevé à sa surface. C’est sur ces échantillons que sont basées la quasi-intégralité des études et connaissances actuelles sur la composition des déchets de Stocamine. Les prélèvements étaient ensuite soumis à une analyse de composition sur un spectromètre de fluorescence X.
L’incendie de 2002 provoqué par une violation des règles
Selon la dernière étude menée par Antea Group à la demande de l’État et publiée le 30 septembre 2020, « des problèmes d’interférences et de biais dans les résultats (des tests par fluorescence X, ndlr) ont été constatés comparativement à d’autres mesures » réalisées entre 2014 et 2017 suite au déstockage de 2 270 tonnes de déchets mercuriels. Autrement dit, il y a des différences entre ce qui était déclaré et ce qui était réellement stocké, rien que dans les sacs qui ont été ressortis de Stocamine, réouverts et retestés. En outre, dans le rapport du COPIL, on peut lire que sur les 42 000 tonnes de déchets au total, 4 000 tonnes n’ont pas été vérifiées à leur arrivée car elles contenaient de l’amiante, « Stocamine ne disposant pas de l’équipement nécessaire ».
Or, l’incendie survenu en 2002, qui a précipité la fermeture du site, a justement eu lieu dans le bloc 15, où des déchets étiquetés amiante avaient été positionnés. Stocamine et son directeur Patrice Dadaux ont été condamnés suite à une audience le 28 janvier 2007 au tribunal correctionnel de Mulhouse, notamment pour mise en danger d’autrui par violation manifestement délibérée d’une obligation réglementaire de sécurité.
Le tribunal correctionnel de Mulhouse a jugé que « des manquements graves et répétés ont eu lieu dans la procédure d’acceptation des déchets ». Les chauffeurs de poids lourds, des employés et des cadres décrivaient des odeurs pestilentielles et des écoulements de liquides multicolores qui émanaient des sacs. L’information judiciaire a établi que ces déchets « sont apparus thermiquement instables, inflammables, sous forme de mélanges indéfinissables, contenants des produits phytosanitaires organiques ». Ces paramètres auraient dû conduire Stocamine à exclure les déchets en question d’après l’arrêté préfectoral de 1997.
Les déchets actuellement stockés jamais réouverts en 20 ans
La question est de savoir si ce dysfonctionnement, qui a été mis en évidence par l’incendie, relevait d’une pratique courante de la part de Stocamine, ou d’un événement isolé. Interrogé par Rue89 Strasbourg, Patrice Dadaux assure que « le protocole de test effectué à l’arrivée était suffisant ». Pour Céline Schumpp, secrétaire générale de la société des MDPA, qui détient Stocamine, les déchets sont bien identifiés :
« Les erreurs qui ont causé l’incendie sont isolées. Je n’ai aucun doute sur la qualité des déchets. Dans le cadre d’une tierce expertise (publiée en juillet 2016, ndlr), de nouveaux tests ont été réalisés pour évaluer la nature des déchets, et ils confirment globalement les informations que nous avions. »
L’étude citée par Céline Schumpp n’a pas été réalisée sur de nouveaux prélèvements faits dans la mine, mais sur les mêmes échantillons de 200 grammes que ceux qui ont été analysés lors de la procédure d’acceptation des déchets. L’expertise souligne même des incertitudes quant à « la représentativité de ces échantillons prélevés lors de l’arrivée des colis sur le site ». Pour rappel, seuls 200 grammes par chargement de camion étaient prélevés en surface d’un des sacs. Et les déchets amiantés n’ont donc toujours pas été testés.
De plus, dans la mine, presque la moitié des déchets sont des résidus d’épuration des fumées d’incinération des ordures ménagères (Refiom) d’après le rapport de la tierce expertise. Or 70% de ces déchets n’ont pas été retestés dans le cadre de cette étude, car à priori, les mélanges étaient homogènes et le circuit bien connu. En tout, avec les déchets amiantés, près de 20 000 tonnes sur les 42 000 au total étaient exclues de l’expertise.
Enfin, dans cette fameuse tierce expertise souvent utilisée pour avancer que les déchets de la mine sont bien connus, les scientifiques n’ont réalisé des tests que sur les composés censés être dans la mine, pour évaluer leurs concentrations. Ils n’ont pas évalué la présence ou non d’autres substances dangereuses organiques, estimant que « leur fraction peut être considérée comme faible ». C’est pourtant ce type de substance qui a causé l’incendie.
Le protocole d’acceptation dépendant de la bonne volonté des industriels
Un cadre de Stocamine a accepté de témoigner anonymement pour Rue89 Strasbourg. Il reconnait que la procédure d’acceptation « reposait sur la confiance accordée aux producteurs de déchets, au vu de la faible représentativité des échantillons ». Patrice Dadaux accorde aussi que la sûreté du protocole était tributaire des industriels qui envoyaient les colis, « comme pour toutes les sociétés qui traitent et traitaient des déchets ».
Mais selon les rapports d’activités de Stocamine, en 2001, 4 lots ont été refusés, dont 2 parce que de la radioactivité a été détectée. L’année suivante, 6 lots étaient refusés : l’un d’entre eux était radioactif. Pour un autre, « la nature des déchets n’était pas celle attendue ». Les lots étaient alors simplement refusés et réexpédiés.
Dans le rapport d’une mission d’information parlementaire menée en 2018, on apprend que dès 1999, des lots de déchets radioactifs livrés ont été refusés et renvoyés à plusieurs reprises par l’exploitant ». Quelques lignes plus tard, un autre incident est mentionné :
« Le 27 juin 2001, la Clis (commission locale d’information et de surveillance) a appris que 50 tonnes de déchets (173 colis) contenant des polychlorobiphényles (PCB) avaient été descendues illégalement dans la mine. Malgré l’intervention du préfet pour un déstockage dans les cinq jours, Stocamine a déstocké ces déchets sept mois et demi après. »
Si un industriel posait l’étiquette « amiante », il savait que les sacs n’étaient pas contrôlés
Stocamine n’a pas répondu à nos questions sur la fréquence des refus et l’identité des industriels concernés. Me François Zind, avocat d’Alsace Nature, commente :
« Déjà, des irrégularités sont établies pour le cas des colis contenant du PCB et ceux qui ont causé l’incendie. En plus, nous savons que des colis étaient parfois refusés parce qu’ils ne correspondaient pas au règlement de Stocamine. Cela implique qu’il est tout à fait probable que d’autres déchets non-conformes soient passés au travers des mailles du filet, vue la faible représentativité des échantillons. De plus, il est possible que des industriels aient envoyé des déchets frauduleux, dont ils ne savaient pas quoi faire, sciemment, en espérant que les irrégularités ne soient pas repérées à Stocamine. Un protocole qui repose sur la confiance en les industriels pose problème, c’est évident. »
Jean-Pierre Hecht, ancien représentant du personnel de Stocamine, déplaçait les déchets dans les sous-sols en tant que conducteur d’engins. Il estime que « des industriels indélicats pouvaient facilement frauder en indiquant que des déchets étaient amiantés », et donc non contrôlés à leur arrivée sur site :
« Stocker de l’amiante était peu cher. Les industriels devaient débourser 650 à 1 300 francs pour une tonne. À titre de comparaison, la même quantité de déchets mercuriels était prise en charge pour 4 à 6 000 francs. Quand le mercure a été déstocké, des sacs d’amiante ont été déplacés. Pourquoi ne pas les sortir par la même occasion ? J’ai demandé que des tests soient réalisés dessus à ce moment là, mais la direction a refusé. »
Un actionnaire privé exerçait une pression sur Stocamine
D’ailleurs, d’après le jugement du 28 janvier 2007, « il est établi que Séché Environnement connaissait [avant de les envoyer] la composition exacte des produits » qui ont causé l’incendie et qui étaient étiquetés amiante. Ils ne correspondaient pas au cahier des charges. Le groupe était entré au capital de Stocamine quelques mois avant. Notre source chez Stocamine se souvient que « Séché voulait se débarrasser de certains déchets ultimes, et n’hésitait pas à faire pression sur la direction pour qu’ils soient acceptés et pour que la structure soit rentable ». Justement, Stocamine était loin de ses objectifs de rentabilité : seulement 19 500 tonnes de déchets classe 0 en trois ans contre 40 000 par an prévus.
Patrice Dadaux, ancien directeur du site, nie la pression exercée par Séché. Quant au jugement, il souligne que les manquements répétés précédant l’incendie « traduisent la volonté d’accepter à tout prix les déchets adressés à Stocamine par l’un des actionnaires principaux de la Société (Séché Environnement détenant plus de 30% du capital de Stocamine) ». Il précise aussi que la Fiche d’identification des déchets ayant causé l’incendie était incomplètement remplie.
Séché, pas à son coup d’essai
Un ancien cadre du groupe Séché dans le Grand-Est, qui témoigne anonymement des pratiques de son ex-entreprise, « constatait régulièrement des mensonges dans l’étiquetage des déchets, dans le but de contourner la réglementation et de les stocker plus facilement ou de rentabiliser l’activité ». Il explique que lors des travaux de désamiantage de Sénerval, l’usine d’incinération des déchets de Strasbourg, « de nombreux déchets qui n’étaient pas amiantés ont été étiquetés comme tel, et donc pris en charge par la municipalité ». Aussi, dans une enquête publiée en novembre 2019, Rue89 Strasbourg révélait que l’usine d’incinération Sénerval, filiale de Séché, masquait ses émissions de polluants.
Séché affirme que l’accusation de notre source est « infondée » et rappelle que « ni Séché Environnement, ni aucun de ses dirigeants, n’ont fait l’objet de mise en cause par la justice au sujet de cet incendie, dont les responsabilités ont été clairement établies par les tribunaux compétents ». L’industriel insiste enfin sur le fait que le jugement concluait que « la responsabilité de Séché Environnement n’était pas engagée et que l’entreprise s’est acquittée de ses obligations. »
« C’est justement cette non-responsabilité des producteurs de déchets qui est problématique, surtout au vu de leurs pratiques », pour Me François Zind : « Stocamine comme Séché se protègent derrière le règlement dans leur argumentaire. Mais ce règlement interroge justement. Il n’a pas empêché l’accident visiblement. » Depuis le 10 février 2020, une loi impose aux producteurs d’énumérer les risques liés à leurs déchets, cependant l’encadrement juridique de ces activités reste flou.
Le mystère des déchets médicaux
De plus, Alterpresse68 révélait en 2017, grâce à un document du rapport d’activité de Séché de 2004, que le groupe a revendu ses titres Stocamine pour 1 euro à l’Entreprise minière et chimique (EMC), détenue par l’État et dont Stocamine est une filiale. On peut aussi lire que « concomitamment », un accord a été conclu entre Séché et EMC, avec pour « principal objectif de limiter les possibilités de recours en recherche de responsabilité ».
Autre élément troublant : Jean-Pierre Hecht déclare avoir placé des déchets « d’origine médicale, notamment des seringues ou des instruments chirurgicaux », dans la mine. Après presque 20 ans, « il ne peut en estimer les quantités ». Dans un article écrit sur son blog, l’expert suisse Marcos Buser informe qu’un autre « témoin mineur » lui a certifié la même chose. Nous avons tenté de le joindre mais celui-ci n’a pas souhaité répondre, « de peur des représailles ». Jean-Pierre Hecht explique que tous les salariés ont dû signer une clause de confidentialité, et que les consignes étaient de « ne pas communiquer, notamment sur ce qui était stocké dans la mine ».
Les déchets médicaux n’étaient pas compris dans les éléments autorisés par l’arrêté préfectoral. Interrogé sur ce sujet, Stocamine n’a pas répondu à nos questions. Patrice Dadaux dément : « Non les déchets d’activité de soin n’étaient pas admissibles. Et il n’y en a jamais eu, du temps où j’étais présent. »
« Après ça, comment croire leur discours sur la pollution de la nappe ? »
À la base, ce projet porté par l’État dans les années 90, par l’intermédiaire de sa société EMC, était présenté comme exemplaire en matière de transparence et de sécurité. Le stockage devait être réversible. Yann Flory, du collectif Destocamine, est amer :
« Tout ce qu’on nous a dit à l’époque s’est avéré faux. S’il y a une leçon à retenir de tout cela, c’est qu’il faut rester très critique vis-à-vis de tous les projets industriels, y compris quand ils sont vantés par l’État. Comment leur faire confiance maintenant, quand ils disent que la pollution de la nappe phréatique sera faible et maîtrisée ? Ils ne savent même pas précisément ce qu’il y a dans la mine. C’est absurde. »
Malgré l’avis des riverains, l’État ne veut pas déstocker
Le 18 janvier dernier, Barbara Pompili, la ministre de l’Écologie, a décrété qu’il n’y aurait pas de déstockage de déchets supplémentaire. Ceux-ci seront confinés grâce à des barrières de béton dans les galeries. Pourtant, depuis 20 ans, associations environnementales et élus locaux plaident pour un déstockage. En 2016, lors de l’enquête publique « relative à la demande d’autorisation de prolongation, pour une durée illimitée, du stockage souterrain », une très grande partie du public et la totalité des avis des collectivités et des élus qui se sont exprimés lors de l’enquête, demandaient une évacuation complète des déchets stockés vers d’autres lieux. Malgré cela, le 23 mars 2017, le préfet du Haut-Rhin autorisait, par un arrêté, le stockage pour une durée illimitée.
Le Conseil départemental du Haut-Rhin, la Région Grand Est, la commune de Wittenheim et Alsace Nature ont déposé des recours contre cet arrêté, tous rejetés le 5 juin 2019 par le tribunal administratif de Strasbourg. Les parties prenantes ont porté l’affaire devant la Cour d’appel administrative de Nancy, qui a clôturé l’instruction le 9 avril. L’audience pourrait avoir lieu au quatrième trimestre 2021.
Des déchets bien au fond, pour qu’ils restent muets
Marcos Buser, qui a déjà présidé un groupe de travail pour un déstockage réussi de déchets à Saint-Ursanne, ne comprend pas « pourquoi un déstockage presque complet des déchets » n’a pas été retenu par le gouvernement :
« Toutes les conclusions des différentes études, y compris la nôtre, indiquent que cette opération est faisable, bien que difficile techniquement, au moins pour une très grande partie des déchets. En janvier 2019, le BRGM concluait encore que ressortir les déchets était possible. Je me suis donc demandé pourquoi cet acharnement à les garder dans la mine, malgré la pollution inéluctable de la nappe phréatique à terme avec cette option. On fait la course à l’espace, on prône la technologie française, mais on n’est pas capable de gérer ça ? L’explication la plus évidente, c’est que beaucoup de déchets mal déclarés se sont retrouvés au fond et que cela serait alors mis en évidence, ce qui ferait mauvaise presse à l’État, notamment pour son projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure. »
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