En Turquie le 15 juillet, la tentative de coup d’Etat militaire a pris le peuple par surprise et l’a traumatisé. Dès les premières heures de cette crise majeure dans l’histoire de la Turquie moderne, le président Recep Tayyip Erdogan a accusé le prédicateur musulman Fethullha Gülen, exilé aux Etats-Unis, et son mouvement « Hizmet » (« service » en turc) (voir encadré) d’avoir fomenté le putsch. Le leader du mouvement dément.
Depuis, le pouvoir en place opère un « nettoyage » sans précédent de la société turque. Limogeage de militaires, juges, enseignants, fermeture d’écoles et d’universités, mise sous tutelle des médias et des entreprises… Plus d’une centaine de milliers de personnes ont perdu leur emploi, pour avoir été affiliés de près ou de loin au mouvement « Hizmet ». L’Etat d’urgence permet à la police de mettre en garde à vue pour 30 jours quiconque est suspecté d’être un traître au pays.
Le pouvoir en place en a appelé au soutien de la population : chacun peut dénoncer ses connaissances d’un simple coup de téléphone à un numéro dédié. Ces tensions ont atteint la communauté turque à Strasbourg comme ailleurs. Le numéro de la ligne à dénonciations y circule et la suspicion contre les sympathisants gülenistes divise les Strasbourgeois d’origine turque jusque dans les familles.
Un réseau d’associations dans l’agglomération
Le mouvement « Hizmet » s’est implanté à Schiltigheim au début des années 1990. Des immigrés turcs de la première génération y avaient alors acheté un immeuble pour lancer des activités éducatives et de soutien scolaire. Aujourd’hui, le lieu accueille l’association Le Dialogue, engagée dans l’organisation d’activités extrascolaires pour les enfants et dans leur initiation à l’Islam. Une soixantaine de familles prend part à ses actions.
L’association Plateforme de développement social et économique (APDSE) compte une soixantaine de membres dans la région Grand Est. Elle est engagée depuis 2010 dans le « dialogue interculturel, interreligieux et interconvictionnel » et participe aux associations de dialogue interreligieux locales, comme le GAIC, le groupe d’amitié islamo-chrétienne.
La fédération des entrepreneurs franco-turcs, la FEDIF, regroupe quant à elle une centaine d’entreprises du Grand Est et a des bureaux à Strasbourg, près des institutions européennes, depuis 2006. Le mouvement compte aussi le centre de soutien scolaire Etudes Plus. La figure de proue du réseau « Hizmet » à Strasbourg est l’école privée Selman Asan, ouverte en 2012 à Lingolsheim par les enfants de la génération de Schiltigheim. En tout, environ 200 familles graviteraient autour des associations gülenistes présentes dans l’agglomération.
Chasse aux Gülenistes
Pour son volet officiel, la chasse aux Gülenistes « concerne uniquement la Turquie », affirmait le consul général de Turquie à Strasbourg fin juillet aux DNA. « Mais si on constate à un moment que quelqu’un habitant à Strasbourg a un lien direct avec cette organisation, par exemple du financement, il sera normal que la Turquie demande son extradition. Des investigations sont en cours et elles ont bien sûr un volet international. »
À Strasbourg, on ne compte pas d’agressions comme cela a pu être le cas ailleurs en France et notamment à Mulhouse. Mais au sein de la communauté, la pression est forte sur les sympathisants gülenistes. Sous couvert d’anonymat, l’un d’entre eux confie :
« Dans la communauté turque, chacun a son étiquette. Les gens sont classés avec le Mili Görüs (mosquée Eyyub Sultan), avec le Ditib (mosquée et faculté islamique de Hautepierre), avec les kémalistes, avec les gülénistes… Donc les gens proches du mouvement, ça se savait. Jusque-là, on avait des confrontations idéologiques, mais on n’avait pas peur. A partir de la tentative de coup d’Etat, on a commencé à craindre pour notre sécurité. »
Certains leaders pro-AKP de la communauté locale n’ont pas hésité à se lâcher sur les réseaux sociaux après les évènements de mi-juillet. Murat Yozgat, candidat du Parti Egalité Justice, lors des élections législatives partielles à Strasbourg en mai a publié en turc sur son compte Facebook dans un poste public :
« Que la peine de mort soit rétablie d’urgence. Que les membres du FETÖ [appellation d’Ankara pour le mouvement « Hizmet », ndlr] soient démasqués sans exception et pendus devant le peuple. Que cela serve d’exemple. »
Ali Gedikoglu, le président de Cojep International dont le siège est à Strasbourg, n’a pas hésité à afficher la couleur sur Twitter :
« Où que vous les voyiez, crachez au visage de tous ceux qui éprouvent de la sympathie pour ces bâtards.. !!! »
« Il faut que les écoles de l’organisation terroriste FETÖ en France soient fermées. A partir de ce jour, les enfants étudiants dans ces écoles sont suspects. »
Les supermarchés ProInter dans la tourmente
Sur les réseaux sociaux, des listes de noms de personnes et d’entreprises locales ont largement circulé. Un climat de délation propice aux règlements de comptes, commente un proche du mouvement « Hizmet » :
« Il y a des noms qu’on ne connaît même pas nous-mêmes et qui n’ont rien à voir avec « Hizmet » sur ces listes. On nous stigmatise. Certaines entreprises ont connu de véritables lynchages sur les réseaux sociaux. »
Les auteurs de ces campagnes de dénonciation voulaient pousser les personnes ciblées à se désolidariser officiellement du mouvement Gülen. Dans leur collimateur notamment, le groupe de supermarchés ProInter, à l’origine de la fondation de l’école Selman Asan. Parmi la communauté turque de l’agglomération, l’appel au boycott des cinq magasins orientaux a été très entendu.
L’association qui gère l’école privée de Lingolsheim a nommé son établissement du nom d’un des frères de la fratrie Asan, propriétaire de la chaîne de magasins halal, en hommage à ce bénévole très impliqué dans le projet jusqu’à son décès en 2011. Les locaux de l’établissement primaire-collège appartiennent à la famille Asan, qui a aussi donné de l’argent pour son fonctionnement.
Pour marquer ses distances avec le mouvement de Gülen, la famille Asan a demandé début août à l’école de ne plus utiliser le nom de Selman Asan. Ozgur Donmez, le directeur de l’école résume :
« Certains essaient d’importer les problèmes de la Turquie à Strasbourg. Il y a eu une grosse pression sur la famille Asan. En concertation avec elle, le conseil d’administration de l’école a accepté de changer le nom de l’établissement. Rien ne nous y obligeait légalement. Pour le moment l’école s’appelle toujours Selman Asan pour le Rectorat. Nous avons seulement caché ce nom sur nos pancartes et nous allons formaliser le changement auprès du Rectorat dans les jours qui viennent. »
L’école privée Selman Asan visée
Accusé notamment par l’agence de presse turque pro-gouvernementale Anadolu, dans un article en français, d’être un « collège de l’organisation terroriste sur le sol français », la direction de l’école a déposé plusieurs plaintes pour diffamation. Avant la rentrée, Ozgur Donmez a pris contact avec tous les parents d’élèves pour les rassurer. Sur une centaine d’élèves en juin, une quinzaine ont déjà été désinscrits en août :
« Des familles cèdent à la pression, exercée ici et de la part de leurs proches en Turquie. Ils ont peur d’être fichés, de ne plus pouvoir retourner en Turquie. Certains ont reçu des menaces physiques aussi. Mais aucun parent ne remet en cause notre philosophie éducative ni ne croit aux accusations contre le mouvement « Hizmet ». Aujourd’hui on en est là, et bien sûr on s’attend à enregistrer d’autres départs d’élèves d’ici la rentrée. Mais on va continuer malgré les difficultés. On ne va pas baisser les bras. Il y a des élèves et des parents qui continuent avec nous malgré la pression et on ne va pas les laisser tomber. »
Les deux tiers des élèves de l’école primaire et du collège Selman Asan sont d’origine turque et la majorité des effectifs sont issus de familles musulmanes. Pour autant, l’Islam et le fait religieux ne sont pas enseignés dans l’établissement :
« Nous privilégions les langues vivantes, l’anglais et l’allemand, et l’éducation aux valeurs universelles – le respect, la tolérance, le partage, l’empathie, la justesse, la politesse… pour inculquer aux enfants un socle de valeurs communes. Cet enseignement prend la forme d’actions tout au long de l’année, de projets transversaux. Et chaque classe a une heure par semaine dédiée à cette matière. C’est en cela qu’on peut faire le lien avec la philosophie du mouvement « Hizmet ». »
Pour l’heure, Ozgur Donmez assure qu’il n’a reçu aucune demande officielle de rendre les locaux de l’école à la famille Asan. Le Ditib Strasbourg, qui gère le lycée privé musulman Yunus Emre à Hautepierre, a étudié la possibilité de reprendre l’établissement de Lingolsheim, mais l’organisation a vite renoncé à cette idée, pour des raisons juridiques et financières, explique Murat Ercan, président du lycée :
« Tant que le bail entre l’association qui gère l’école et la famille Asan dure, les propriétaires ne peuvent pas faire partir l’association. Nous ne souhaitons pas entrer dans un conflit juridique avec cette association. Par ailleurs, il nous aurait fallu trouver des fonds pour financer le fonctionnement de l’école et nous ne les avons pas. »
La direction du groupe ProInter n’a pas souhaité répondre à nos questions. Légalement, le bail en cours reste valable pour au moins deux ans encore. D’ici là, l’établissement privé espère passer sous contrat avec l’Education nationale. Il est pour l’instant financé par les participations des familles aux frais de scolarité et surtout par les entreprises sympathisantes de la région. L’école s’attend à des désistements de ces donateurs lors des prochaines levées de fonds.
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