Dans un petit café cozy de Mulhouse, Leila Ouadah n’hésite pas longtemps sur sa tisane. Ni verveine, ni tilleul, « Rien que pour le nom, ce sera « Des lendemains qui chantent » », sourit-elle en pointant la carte. C’est peut-être trop espérer que d’imaginer une résonance avec l’avenir des livreurs à vélo. Mais c’est bel et bien une victoire qui vient d’être obtenue au Parlement européen, selon la jeune femme de 32 ans mobilisée depuis plusieurs années pour la cause des livreurs ubérisés.
En octobre 2022, avec le soutien de l’eurodéputée de la France Insoumise Leïla Chaibi, la livreuse s’invite à une réunion de lobbyistes organisée au Parlement de Strasbourg. Elle est accompagnée de Brahim Ben Ali, représentant des chauffeurs VTC. Le texte est alors en discussion et les défenseurs des travailleurs craignent que les plateformes vident la directive de sa substance. Leila Ouadah s’exprime alors en tenue de livreuse en face de représentants d’Uber et Deliveroo :
« On a jamais été convié pour discuter de notre travail et de nos conditions de travail. Ce serait bien qu’on soit convié parce qu’on investit 70 heures par semaine de notre temps. Moi je suis mère de famille j’ai quatre enfants. Mon travail je l’ai choisi . Mais les conditions de travail on ne les a pas dit dès le départ. S’il y a un lien de subordination, alors il y a présomption de salariat et dans ce cas on aimerait récupérer tout ce qu’il y a derrière, les avantages comme les inconvénients. Mais si on reste indépendants, alors on aimerait pouvoir facturer nos services avec nos tarifs et pas des tarifs imposés. »
Les eurodéputés ont décidé de voter (à 376 voix pour et 212 contre) une directive de la commission qui présume la relation de salariat entre les plateformes (Uber, Deliveroo, Bolt…) et leurs employés. Le texte approuvé le 2 février 2023 va plus loin que celui proposé par la Commission grâce à l’implication du groupe de La Gauche au Parlement européen (GUE/NGL). En effet, les critères établis par Bruxelles pour établir le salariat ont disparu du texte final. Dans le texte adopté par le Parlement, la relation de salariat est présumée sans condition. C’est désormais à la plateforme de prouver le contraire. Leila savoure cette victoire :
« Le Parlement a ouvert une porte immense. On peut maintenant demander nos droits. Et on est loin de les avoir tous. On espère que les plateformes seront condamnées à requalifier nos contrats pour les années passées car si on est bien indépendant, c’est à nous de fixer librement nos tarifs. Un long combat s’annonce. »
Pouvoir de négociation
La livreuse qui pédale dans les rues de Mulhouse sous casaque Deliveroo est représentante de ses collègues depuis trois ans. Une représentation devenue obligatoire depuis 2022 avec la loi mobilités. Mais ce n’est pas un dialogue qui s’est instauré avec les plateformes comme Deliveroo, selon Leïla Ouadah : « On peut s’exprimer, oui. Mais il n’y a toujours pas de négociations. » La militante s’estime plus efficace au niveau de sa participation à l’autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) mise en place cette année par le ministère du travail :
« On avance plus lentement qu’un escargot. Actuellement, on est encore en train de fixer le cadre du dialogue. Mais la présence de responsables du ministère du travail change beaucoup de choses. On sent qu’on a plus de pouvoir. »
Née à Hautepierre, où elle a grandi, Leila Ouadah vient plaider la cause des livreurs au parlement européen et n’hésite pas à s’exprimer sur les réseaux sociaux. Elle raconte cette position parfois difficile :
« Ce n’était pas donné pour moi de m’adresser à tous ces responsables politiques de la bonne manière. Je suis issue d’une famille pauvre de neuf enfants. Je suis pas de ceux qu’on écoute. Et dans la profession, nombreux sont ceux qui ont peur d’être déconnectés de l’appli s’ils parlent. »
Un job de « repenti »
Son diplôme et son expérience de plusieurs années en hôtellerie restauration ont forgé son caractère. Certainement aussi le fait d’avoir dû jongler très tôt entre sa vie professionnelle et sa vie de maman solo : Leila Ouadah a quatre enfants, le plus âgé a 16 ans et le plus jeune a neuf ans. Invisibles, les travailleurs des plateformes (ils sont estimés à 100 000 en France) ont encore du mal à s’organiser et à se faire entendre :
« Il y a ce cliché du livreur, soi-disant un étudiant qui fait ça pour gagner de l’argent de poche… Mais non, c’est en majorité un job de repenti, de ceux qui sont hors de la société, exclus du marché de l’emploi, soit parce qu’ils n’ont pas de papiers, soit parce qu’ils sortent de prison. Beaucoup de livreurs ne revendiquent pas à cause de cela, car ils risquent de perdre le peu qu’ils ont… Et même plus. D’autres collègues sont aussi désabusés. »
Le déclic : la mort de Mourad, un collègue
Leila a les idées claires et le débit rapide quand elle pointe ce qui ne va pas dans les relations avec les plateformes qui elles ont leurs entrées dans les cercles de pouvoir. Le déclic de son engagement ? C’est la mort de Mourad, un collègue livreur Deliveroo qui a chuté dans les rues de Mulhouse à l’été 2019. Il est décédé quelques mois plus tard. Mais c’est aussi la dégradation importante de leur rémunération en période de pandémie que dénonce Leila :
« Le nombre de créneaux de livraison ont augmenté. Deliveroo a « recruté » un max. Ca a augmenté la concurrence et nos tarifs ont baissé. En moyenne on a perdu 30 à 50 % de nos revenus par rapport à l’avant covid. »
Les pièges du statut de salarié
Les tarifs ne sont pas remontés depuis. Pour preuve Leila ouvre son appli : le mois dernier pour 28 jours de travail, elle a gagné 1 003 euros. En mai 2020 : pour 27 jours de travail, elle a engrangé 1 600 euros. Pour rappel, une journée de travail équivaut à pédaler plus de dix heures. Il y a quelques jours, pour avoir travaillé de midi à 22 heures, Leila a gagné 58 euros, une somme à laquelle il faudra retrancher 22% de cotisations sociales.
« Le salariat n’est pas non plus la panacée, il faut regarder d’assez près les conditions », insiste Leila qui cite Just Eat, la plateforme de livraison française qui se vantait d’avoir embauché ses livreurs. Depuis cette décision, l’entreprise a évincé un tiers de ses effectifs et ce modèle de salariat ne s’applique plus que dans sept villes françaises. Leila ajoute : « Ce sont des contrats de quinze heures. Les livreurs n’ont pas d’endroit pour se changer ou manger. Ils n’ont pas de prime de risque, d’intempérie ou d’intéressement. Où sont donc les avantages du salariat ? »
« Les droits des femmes livreuses, ce sera le combat d’après »
Attachée à sa liberté, la Mulhousienne préférerait être « vraiment indépendante mais véritablement libre de fixer ses tarifs ». D’autant que des droits restent à conquérir pour les travailleurs des plateformes : ces derniers ne cotisent pas automatiquement pour leur retraite, ni pour le chômage. Seule livreuse à Mulhouse, Leila ronge son frein sur l’absence de congés maternités :
« Les droits des femmes livreuses, ce sera le combat d’après. Pour nous, la pénibilité et le danger ne sont ni reconnus, ni prévenus. On subit du harcèlement. J’ai déjà failli me faire séquestrer dans une chambre d’hôtel. Mais je n’ai pas le choix d’éviter les horaires nocturnes, à cause des enfants, je bosse de nuit. Mais certaines de mes collègues s’y refusent. Elles ont trop peur. »
Sur ce point, Uber a mis en place pour ses chauffeurs VTC un bouton d’alerte. Leila aimerait que les applis qui pistent facilement les livreurs pour des raisons de rentabilité se préoccupe des indices qui pourraient indiquer une situation de danger ou un accident :
« Mon collègue Mourad est resté connecté au même endroit pendant 18 heures. En fait il était à l’hôpital en réanimation. C’est moi qui ai dû prévenir la plateforme. »
« Aujourd’hui, mes enfants sont fiers de moi »
Les travailleurs de plateforme, quel que soit leur statut, aimerait accéder aux mêmes possibilités que les salariés : un crédit immobilier, ou un accès à la location d’un appartement. Leila insiste aussi sur les livreurs sans papier qui sous-louent des comptes : selon elle, ils constituent la moitié des livreurs, alors que les plateformes estiment qu’ils constituent 12 %, des effectifs.
Pendant le Covid, Leila, comme les travailleuses de la « deuxième ligne », n’a pas pu mettre ses enfants à l’école. Elle a dû se débrouiller pour compenser les pertes de revenu tout en s’engageant de plus en plus pour faire reconnaître ses droits : « Aujourd’hui mes enfants sont fiers de moi, ils comprennent pourquoi je me suis battue ».
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