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Du Kenya à Lingolsheim, le parcours de Zakaria, professeur polyglotte

Gagne à être connu-e. Professeur d’anglais en collège, Zakaria Adika transmet ses compétences pointues en langues vivantes et son caractère de bosseur du coté de Lingolsheim. Arrivé en 2004 du Kenya pour étudier les Lettres, le jeune anglophone est d’abord tombé de haut, avant de trouver sa place à l’Éducation nationale et de fonder sa famille à Strasbourg.

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Zakaria se sent maintenant chez lui à Strasbourg, qu'il avait choisie pour son côté international et son "ambiance de Noël" (Photo DL/Rue 89 Strasbourg)

Alors que sévit le froid d’un soir de décembre, Zakaria Adika, pull en laine et écharpe autour du cou, passée sous ses longues dreadlocks, s’installe devant un thé noir. Dans un français parfait servi par une éloquence traduisant son caractère posé, il démarre avec ces mots :

“Mon histoire avec le français a commencé il y a 20 ans”.

La formulation n’est pas anodine pour le jeune trentenaire kényan, qui consacre désormais sa vie aux langues vivantes. Un an avant son arrivée en France, en 2004, il fait le choix de parfaire son français, en travaillant à l’Alliance Française de Nairobi. Il avait débuté la langue de Molière au lycée, en option.

Les langues officielles du Kenya sont l’Anglais et le Swahili. Zakaria parle également le Luo. Mais pas question pour lui de poursuivre ses études dans un pays anglophone, comme la plupart de ses compatriotes s’exilant aux États-Unis ou au Canada. Les études y sont trop chères. Elles le sont au Kenya également. Zakaria raconte que son neveu y débourse 1 700 euros par semestre. D’ailleurs, concernant mesures annoncées par le gouvernement Philippe visant à augmenter drastiquement les frais de scolarité pour les étudiants étrangers non-européens (passant de 170 à 2 700 euros l’année de licence), il est très circonspect :

“Le problème est simple : l’université va rester la même, mais on demande aux étudiants de payer plus. La seule raison pour une augmentation est le fait qu’ils soient étrangers, c’est un peu injuste. J’ai l’impression que la France essaye de mettre en place un système à l’anglaise, mais elle va y perdre”.

Strasbourg, pour l’ambiance de Noël

À l’époque, “très enthousiaste à l’idée de poursuivre [ses] études en France”, Zakaria porte son choix sur Strasbourg, parce que cela lui semblait “très international”, et parce qu’il a connu des gens qui y avaient vécu, lui rapportant l’atmosphère qui y régnait, surtout “l’ambiance de Noël”.

Pendant un an, Zakaria prépare son dossier, passe un test de langues, et demande son visa. Il l’obtient la veille de son départ et prend ses billets d’avion dans la foulée. Littéralement :

“L’Ambassade de France est dans le même bâtiment que Kenyan Airlines, alors je suis tout de suite descendu prendre mes billets. Tout s’est enchaîné très vite et je n’ai pas eu le temps de me rendre compte de ce qui se passait”.

Il suffit de l’écouter quelques minutes pour déceler un esprit brillant et très curieux. Zakaria confirme, il a toujours été un très bon élève. Mais une fois arrivé à l’Université de Strasbourg, il déchante. Il faut dire qu’il a visé haut. Il ne s’agissait pas seulement d’étudier en français, mais bien d’étudier le Français et sa littérature :

“J’ai choisi la “filière française par excellence”, les études de lettres. La première fois que je me suis assis en amphi, je me suis dit “C’est foutu”. Cela s’est avéré très difficile pour moi qui n’avait jamais ouvert un livre de littérature française. Il y avait des tutorats, mais même là, je ne comprenais pas. Avoir été parmi les meilleurs étudiants et voir des “6 sur 20” et beaucoup de rouge sur les copies, c’était un peu dur.”

Zakaria se sent maintenant chez lui à Strasbourg, qu'il avait choisie pour son côté international et son "ambiance de Noël" (Photo DL/Rue 89 Strasbourg)
Zakaria se sent maintenant chez lui à Strasbourg, qu’il avait choisie pour son côté international et son « ambiance de Noël » (Photo DL/Rue 89 Strasbourg/cc)

Le test de Beaumarchais

Il découvre la méthodologie à la française, les dissertations, les commentaires composés… Mais Zakaria se prend plutôt de passion pour la linguistique, et met les bouchées doubles :

“Je n’ai jamais autant travaillé. Il le fallait, car au Kenya, l’éducation est un privilège. J’ai dû refaire ma première année. Après les vacances de Noël, un professeur m’a dit “Vous, vous avez bossé pendant les vacances”. J’ai surtout vu la différence entre les deux premières années : on avait étudié trois pièces de Beaumarchais, et je soulignais les mots que je ne comprenais pas. Quand j’ai rouvert le bouquin l’année suivante, je comprenais tout”.

En parallèle, il faut gérer les premiers moments d’installation. Zakaria ne connaissait personne en arrivant et rencontre des problèmes d’argent. Sa famille a “une bonne situation”, mais l’argent qu’elle envoie ne suffit guère. Heureusement, la chance lui sourit. Lorsqu’il ne peut bientôt plus payer son auberge de jeunesse, il rencontre une dame à l’aumônerie universitaire catholique (au centre Bernanos). Elle l’héberge trois semaines, le temps qu’il obtienne une chambre au CROUS.

L’aumônerie, une deuxième maison

Et c’est grâce au centre Bernanos qu’il parvient à s’intégrer dans la communauté étudiante. Il ne tarit plus d’éloges sur cet organisme qui lui a permis d’avoir “un second chez-lui” :

“J’y ai rencontré beaucoup d’Africains de l’Ouest, avec qui on allait à des soirées, à des événements autour de l’Afrique etc. Et en parallèle, je me suis familiarisé avec la culture française, grâce à la communauté chrétienne : on s’organisait des week-ends, on découvrait les Vosges, on faisait des retraites, et des sorties à Paris. Sans l’aumônerie, jamais je n’aurais pu aussi bien découvrir la France.”

Le moral tient grâce à son éducation et son expérience. Dans son pays, il est monnaie courante d’aller dès l’enfance à l’internat, encadré par une éducation stricte. Son passage dans un tel établissement de 14 à 18 ans lui a donné une idée de ce qu’est la vie loin de chez soi :

“Ça nous apprend l’autonomie tout en étant très cadré : là-bas, on se lève à 5h pour aller en cours à 8h. À 16h, c’est sport pour tout le monde. On se couche à 22h et à 23h, c’est extinction des feux. Quand on est passé par un système pareil, on se bat jusqu’au bout dans les moments difficiles.”

Zakaria s’accroche et entame un master en sciences du langage… puis un doctorat sur le Swahili. Pendant cinq ans, il se consacre à sa recherche en cumulant avec des jobs alimentaires, au restaurant universitaire d’Illkirch-Graffenstaden, au centre de ressources documentaires de l’École de Management, et en donnant des cours particuliers d’anglais.

Sa triple vie finira par avoir raison de ses aspirations doctorales :

“J’ai du arrêter en cours de route. Je n’avais pas de financement car il y en a peu pour les sciences du langage, et je n’étais pas assez encadré. En plus, mes jobs me prenaient trop de temps.”

De docteur manqué à assistant d’éducation et de langues

Il lui faut trouver autre chose. Au vu de ses compétences et pour rester dans son domaine, il se tourne vers l’enseignement. À la rentrée 2016, il devient assistant de langue anglaise dans les lycées Robert Schuman à Strasbourg et Xavier Nessel à Haguenau. À la rentrée suivante, il voit une annonce pour être assistant d’éducation en français au lycée Jean Monnet. Il saute le pas, alors que son expérience d’enseignement se cantonne à l’anglais :

“J’avais une certaine appréhension car je n’avais jamais travaillé en français. Mais ça a été une très bonne expérience.”

Professeur en collège après avoir presque terminé un doctorat, Zakaria pourrait être titularisé s'il obtient la nationalité française, qui lui permettrait de passer le CAPES (Photo DL/Rue 89 Strasbourg)
Professeur en collège après avoir presque terminé un doctorat, Zakaria pourrait être titularisé s’il obtient la nationalité française, qui lui permettrait de passer le CAPES (Photo DL/Rue 89 Strasbourg/cc)

Pendant une année scolaire, il travaille avec des petits groupes de lycéens, assure les heures de soutien, les prépare à l’oral. Son statut lui permet un contact différent avec les jeunes, et “d’échanger avec eux sur leur expérience”.

Entre préfecture et mariage, l’ascenseur émotionnel

Tout semble bien se passer pour Zakaria, qui projette sa vie en France, grâce à ses titres de séjour qu’il renouvelle régulièrement sans problèmes. Il prévoit d’ailleurs de se marier. Mais c’est là, à l’automne 2017, que des problèmes administratifs le font douter. Il devra peut-être retourner au Kenya :

“Ma carte de séjour allait expirer, et il m’était impossible d’obtenir un rendez-vous à temps à la préfecture. Jusque-là, on pouvait s’y rendre spontanément pour déposer son dossier. Mais cette fois, il fallait obtenir un rendez-vous sur internet, juste pour déposer son dossier. J’ai vraiment paniqué. Je ne pouvais pas repartir, j’avais des projets ici, j’étais installé… Et surtout, je ne pouvais pas me permettre de résider illégalement ici pendant une période, et qu’il y ait trace de cela quelque part…”

C’est un coup de chance qui règle le problème : un désistement, et donc un rendez-vous à temps. Zakaria peut souffler, se projeter dans l’avenir… avec son premier enfant, un petit garçon qui a maintenant 11 mois :

“À l’aumônerie catholique, on m’avait dit “Vous êtes ici maintenant, vous allez vous créer votre propre monde, votre propre famille”. Et c’était vrai. Je me suis fait plein d’amis, avec qui je suis resté en contact. Je me suis marié, et je pense demander la nationalité française. Soit après 4 ans de mariage, soit par la voie “classique”.

Il s’agit de la naturalisation par décret, qui demande de réunir plusieurs conditions et dont la décision finale reste à la discrétion de l’administration : il faut avoir un titre de séjour valide, résider en France depuis plus de 5 ans, être “assimilé à la société française”, “intégré dans la vie professionnelle », etc.

Conserver et transmettre son héritage kényan

En attendant, il tente de transmettre un peu de sa culture à son fils, notamment à travers la musique, sur laquelle « le petit aime déjà danser”. Pour les langues, c’est une autre paire de manches. Fidèle à lui-même, le professeur convoque la linguistique :

“Je parle surtout anglais à mon enfant. Il n’est pas évident de transmettre le swahili et le luo. Les linguistes le disent : pour transmettre une langue, il faut une communauté autour. Une idée serait peut-être d’aller vivre quelques années au Kenya, aussi pour que mes parents profitent de leur petit-fils”.

Et pour qu’il rencontre le reste de sa famille, les frères et sœurs de Zakaria, leurs enfants à eux… Ce sera pour cette année, car Zakaria a prévu un voyage au pays. Cela fait plus de deux ans qu’il n’est pas retourné chez lui.

Zakaria pratique le tennis depuis des années, mais s'est lancé en compétition récemment, avec le CSA Garnison Strasbourg (doc remis)
Zakaria pratique le tennis depuis des années, mais s’est lancé en compétition récemment, avec le CSA Garnison Strasbourg (doc remis)

« Ici, il est normal de répondre à son professeur »

Mais pour l’instant, il se concentre sur son premier poste de professeur d’anglais, cette fois-ci en contractuel au collège, obtenu à la rentrée 2018. Sans la nationalité française, impossible de passer le concours pour devenir fonctionnaire de l’Éducation nationale. À Lingolsheim, il enseigne à des classes de 6e et de 4e. Comme cela ne constitue pas un temps complet, il est également vacataire à l’École de Management et devrait travailler prochainement à l’IUT de Génie Civil à Illkirch. Retour à la langue anglaise donc.

Ce qui frappe le plus Zakaria, ce sont les différences entre les systèmes éducatifs :

“Découvrir le système scolaire français m’a donné du recul sur le système auquel j’étais habitué. Considérer l’éducation comme un privilège, cela change la manière de voir les choses, de faire face aux difficultés. Ici, les jeunes ne peuvent pas se rendre compte que c’est une chance, et c’est normal. Il faudrait des échanges avec des jeunes d’autres pays. J’ai constaté qu’en France, c’est normal de répondre au professeur. Au Kenya, même avec 50 élèves par classe, il n’y a pas de problème de discipline. Et tous les élèves portent l’uniforme et les chaussures cirées. Mais c’est peut-être excessivement cadré, le jeune n’a presque pas droit à la parole. Ici, il y a des espaces comme le conseil de classe, et je trouve ça très bien.”

Les premiers mois de Zakaria à Strasbourg ont été facilités par la solidarité de l’aumônerie catholique, située au centre Bernanos (Photo Google Maps)

« Je n’ai pas de regrets »

Zakaria se dit très content de sa situation actuelle. Même s’il n’est, par exemple, pas devenu docteur :

“J’aurais bien sûr aimé terminer mon doctorat. L’enseignement, ce n’est pas comme la recherche, et cela me manque parfois de travailler la linguistique. Je me dis que j’ai déjà oublié des choses. Mais je n’ai pas vraiment de regrets, quand je vois à quel point le secteur de la recherche en France est bouché. Je connais des gens de mon ex-labo qui bossent dans tout à fait autre chose aujourd’hui.”

Maintenant qu’il ne court plus après trois jobs et une thèse, ce grand littéraire a aussi le temps de faire du sport. Fan de tennis, il s’est mis à en faire en amateur dès son arrivée à Strasbourg. Depuis 2017, il tente la compétition, avec le CSA Garnison Strasbourg :

“Au Kenya, le tennis est un sport de riches. Ce que j’aime dans ce sport, c’est que les compétences qu’il requiert, comme la concentration, sont applicables à tous types d’apprentissage. J’ai une bonne prof avec qui j’ai travaillé la préparation des matches avec un volet psychologique. C’est hyper important, parce que sur 2 heures de match, on tape dans la balle pendant 15 minutes peut-être”.

Le club lui permet de rencontrer de nouvelles personnes. En réfléchissant à son arrivée, il estime que les Alsaciens l’ont bien accueilli, sans vivre de discriminations :

“Je sais que le racisme est un sujet sensible en France. Moi, je n’ai jamais vécu d’interpellations ouvertement racistes. Parfois on ne sait pas trop, est-ce que la personne était juste mal lunée ou… ? C’est vrai qu’institutionnellement, cela a pu être un peu long, pénible… Mais je pense que cela a dû être plus difficile pour d’autres gens. Moi j’ai eu l’aumônerie et les gens autour.”

Alors que la conversation se termine, Zakaria s’en va sur son “vélo de course”, qui lui permet de “tracer” jusqu’à Lingolsheim pour donner un cours. Devenir un cycliste aguerri, une marque de plus d’un Strasbourgeois accompli ?

“Dès que je suis arrivé ici, on m’a dit qu’il fallait que je prenne un vélo. J’en ai pris deux, un rapide et un pour balader mon fils dans son “carrosse””.

On lui a aussi dit qu’il fait froid, mais ça ne l’a « pas particulièrement frappé ».


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