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Jean-Claude Richez, historien : « Depuis 1933, Strasbourg n’a jamais connu une telle explosion de colère »

Historien strasbourgeois, spécialiste des mouvements sociaux en Alsace, Jean-Claude Richez a participé à chacune des manifestations contre la réforme des retraites. Selon lui, Strasbourg n’a pas connu pareille mobilisation depuis près d’un siècle.

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Jean-Claude Richez, historien : « Depuis 1933, Strasbourg n’a jamais connu une telle explosion de colère »

Historien, Jean-Claude Richez a publié plusieurs ouvrages et articles sur les mouvements sociaux en Alsace. Il s’est intéressé aux conseils de soldats et d’ouvriers créés en novembre 1918 en Allemagne, à la mobilisation strasbourgeoise autour du Front Populaire ainsi qu’aux révoltes de mai 68 en Alsace. Ancien adjoint à la jeunesse de la maire socialiste Catherine Trautmann, cet acteur de l’éducation populaire a notamment travaillé pour l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) de 2002 à 2016. Présent à toutes les manifestations contre la réforme des retraites depuis le début de l’année, il a accepté de livrer à Rue89 Strasbourg son analyse de la journée de mobilisation du 23 mars.

Rue89 Strasbourg : comment décririez-vous Strasbourg dans l’histoire française des mouvements sociaux ?

Jean-Claude Richez : On peut dire que la proximité avec la frontière allemande a toujours eu un effet extrêmement déstructurant pour le mouvement social alsacien. En 1918, un puissant mouvement ouvrier existe formé dans le cadre du parti social-démocrate allemand. Au lendemain du retour de l’Alsace à la France, les fédérations syndicales d’Alsace et de Moselle sont parmi les plus importantes de France. Mais ce mouvement ouvrier a été forgé dans un cadre allemand, sur la base d’un lien fort entre le parti socialiste, les syndicats et les associations. Ce n’est pas le modèle français où les syndicats sont théoriquement indépendants des partis depuis la Charte d’Amiens (adoptée en octobre 1906 par le 9e congrès de la CGT, NDLR).

Les manifestants ont érigé de nombreuses barricades jeudi 23 mars. Photo : Thibault Vetter / Rue89 Strasbourg / cc

« Le mouvement social en Alsace connait une apogée en 1920 »

Et puis il y a aussi la difficulté à s’intégrer du point de vue culturel et linguistique pour les Alsaciens. Les dirigeants syndicaux alsaciens ne maitrisent pas forcément la langue française. Des syndicalistes comme Charles Hueber ou Eugène Imbs sont de piètres orateurs en français, ils maîtrisent mal la langue et ne trouvent pas leur place à Paris. Cela provoque un certain isolement.

Enfin, il faut ajouter qu’en Alsace, le mouvement ouvrier est plus divisé qu’au niveau national. En plus de la division entre chrétiens et socialistes, puis très vite avec les communistes, il y a une division alsacienne entre les communistes nationaux et les communistes autonomistes.

Est-ce que cela veut dire que les mouvements sociaux sont quasi-inexistants en Alsace au début du XXe siècle ?

Pas du tout ! Le mouvement social en Alsace connait une apogée fin avril 1920, avec une grève générale pour la défense des « Heimatrechte », des droits propres à la région. Cette mobilisation permet de consolider les droits sociaux des Alsaciens, qui bénéficient depuis la fin du XIXe siècle d’un système d’assurance maladie et de retraites qui n’existe pas en France et qui ne s’y imposera qu’en 1945 avec la création de la sécurité sociale et la mise en place de notre système de retraite. En Alsace, le système de retraites par répartition et l’assurance maladie est un acquis depuis 1889. C’est toute l’habilité politique du commissaire général de la République à Strasbourg Alexandre Millerand, qui administre le rattachement de l’Alsace-Lorraine à la France. Il obtient le maintien de ces avantages pour l’Alsace et la Moselle. Les négociations avec le gouvernement français aboutissent à la formation d’un droit local ouvrier.

Jean-Claude Richez, historien du mouvement social alsacien. Photo : remise

Quels sont les grands épisodes de grève et de manifestation dans l’histoire alsacienne ?

En 1933, une grève des ouvriers du bâtiment et des conducteurs de tramway dure trois mois, de juin à août. Strasbourg sera alors le théâtre de violents affrontements de rue. Le 4 août 1933, les ouvriers seront violemment réprimés par des gardes mobiles à cheval, dont quelques uns finissent dans l’Ill. Mais parmi les 150 blessés, on trouve essentiellement des travailleurs. Cette grève est un échec puisque les ouvriers n’obtiennent presque rien.

30 000 personnes selon les organisateurs, le 14 juin 1936

En 1936, on observe encore un décalage de l’Alsace vis-à-vis du reste de la France. Pour la première fois, le mouvement social démarre plus tard et à moins d’ampleur que dans le reste du pays. De grandes manifestations de rue ont lieu le 1er mai, entre les deux tours des élections législatives. Ce scrutin ne donnera pas au Front populaire le triomphe qu’il a connu en France. Dans le Bas-Rhin, seul un candidat communiste est élu, c’est Alfred Daul. La grève ne démarre qu’après le 8 juin, après les accords Matignon, imposés par les ouvriers en grève dans le reste du pays.

Le 14 juin 1936, les manifestants alsaciens fêtent la victoire du Front populaire au niveau national. Ils demandent l’application des accords de Matignon par le patronat qui refuse de le faire dans la région. La mobilisation a lieu dans la rue, un dimanche, avec beaucoup de familles. Elle donne lieu à une image célèbre où l’on voit des manifestantes brandissant le poing et habillées en alsaciennes. Là, les chiffres de la participation sont comparables à la manifestation du 23 mars 2023. La police annonce 5 000 manifestants et les organisateurs évoquent 30 000 participants. Si l’on compare ce rassemblement avec les chiffres actuels, on n’a jamais eu de manifestations si importantes pour des droits sociaux en Alsace depuis 1920 et 1936. En tout état de cause, le nombre de manifestations était moins important qu’aujourd’hui.

Comment se déroule cette manifestation historique en 1936 ?

En 1936, c’est une manifestation bon enfant, avec des revendications pacifistes et une dimension antifasciste. Pour rappel, Hitler est au pouvoir en Allemagne. Il y a en Alsace une très grande peur. Car ici, on sait ce que c’est la guerre. Pendant quatre ans, les Alsaciens ont vécu directement à l’arrière du front. Forcément, il y a une inquiétude quand on entend Hitler revendiquer le retour d’une grande Allemagne. C’est aussi cette peur qui explique la lenteur à se mobiliser en Alsace, en 1936 en particulier. « Brot und Frieden (Du pain et la paix, NDLR) », c’est le mot d’ordre, le grand slogan des manifestations, aussi bien le 1er mai que le 14 juin 1936.

Et mai 68 en Alsace ?

La grève en Alsace n’est pas générale, à la différence du reste pays. On peut aussi ajouter que les mouvements de grève se développent surtout au début des années 70, notamment dans la vallée de la Bruche, et souvent à l’initiative de jeunes ouvriers et ouvrières. Cette nouvelle génération est beaucoup plus combative, parce que ce sont des gens qui n’ont pas connu la guerre, qui n’ont pas été mobilisés dans l’armée allemande pendant la seconde guerre mondiale.

Pas de grande manifestation à Strasbourg en 68

Mais globalement il n’y a pas de grande manifestation ouvrière à Strasbourg, à l’exception de celle du 13 mai, 10 000 manifestants certes, mais une majorité d’étudiants. Le 24 mai 1968, des étudiants dispersés par la police dans l’après-midi, sur le pont de l’Europe, dressent des barricades symboliques place Kléber et place du Corbeau et sont à nouveau repoussés, non sans violence. Il y a une mobilisation à Mulhouse avec quelques affrontements avec les CRS en 67. Mais ça n’a rien à voir avec les violences d’aujourd’hui, telles qu’on a pu voir mardi ou la semaine dernière.

Quel regard portez-vous sur les manifestations strasbourgeoises contre la réforme des retraites en 2023 ?

J’ai assisté à toutes les manifestations encadrées par les syndicats. Jeudi 23 mars, j’ai observé une chasse à tout ce qui pouvait ressembler à un manifestant après la dispersion. Ils étaient selon moi près de 6 000 jeunes manifestants en cortège de tête, devant celui de la CFDT et des différents syndicats qui suivaient.

Des vitrines taguées, jeudi 23 mars. Photo : TV / Rue89 Strasbourg / cc

Cette mobilisation de la jeunesse me paraît sans commune mesure avec les précédentes manifestations. Étudiants, lycéens et jeunes travailleurs me paraissaient dix fois plus nombreux et très mobilisés, scandant des slogans engagés et portant des pancartes très politiques, notamment autour du 49-3.

Avec ce que les jeunes ont subi pendant la pandémie, avec la machine à broyer de Parcoursup, après des manifestations réprimées à coup de gaz lacrymogène, avec un groupe nassé en dehors de toute norme de maintien de l’ordre dans une ruelle étroite comme lundi 20 mars… La mobilisation du jeudi 23 mars à Strasbourg était de très grande ampleur. En tant qu’historien du mouvement social, je peux noter que depuis 1933, Strasbourg n’a jamais connu une telle explosion de colère. Même en mai 68, on a jamais eu d’explosion de ce type là à Strasbourg. Il y a eu certes celle contre le sommet de l’OTAN du 4 avril 2009, mais elle n’était pas d’initiative syndicale et répondait à un appel international.


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