À 47 ans, l’usine Schaeffler d’Haguenau, c’est toute la vie de Jean-Bernard, que tout le monde y compris lui-même appelle JB. Il y est rentré comme monteur ajusteur en système mécanique et automatique il y a plus de 20 ans. Dès le début, il s’est syndiqué. Et puis il y a douze ans, il a décidé de devenir militant actif. Entre temps JB avait gravi les échelons de l’entreprise jusqu’à devenir responsable qualité d’une des usines du site de Haguenau.
« J’attache beaucoup d’importance aux relations humaines. J’ai toujours maintenu des relations claires et saines avec mes collègues malgré mon rôle. Mais j’ai vu comment ça se passait au niveau de ces strates. Mon chef était extrêmement autoritaire et se réfugiait derrière son statut sans ce respect de l’humain qui m’importait. On me demandait de faire chier les gens. Alors j’ai rejoint le collège technicien de la CGT. Quand j’ai sauté le pas, ça a fait l’effet d’une bombe. J’ai vite compris qu’il y aurait un avant et un après mon engagement, tout comme il y aurait un avant et un après Schaeffler. «
En 2008, comme la CGT est alors le premier syndicat dans l’entreprise alsacienne et que JB parle couramment allemand, il a l’opportunité de rejoindre le comité européen du groupe Schaeffler, créé quatre ans plus tôt. À l’époque il s’agit simplement pour lui de fournir un rapport annuel sur le site d’Haguenau. Et puis au bout de quatre ans, JB est élu au comité exécutif du comité européen du groupe par la trentaine de délégués européens des personnels.
« Vue la taille de l’entreprise en Europe, des salariés en Allemagne ont pensé à créer un groupe européen de représentants du personnel, en collaboration avec le gros syndicat allemand IG Metall. Ils ont constitué ce comité européen qui a été approuvé par le directoire du groupe Schaeffler dans l’objectif d’avoir de meilleurs échanges entre les différents sites et pays du groupe. «
Schaeffler, un groupe mondial qui aime délocaliser
À l’origine Schaffler est une entreprise familiale allemande fondée par deux frères après la Seconde guerre mondiale. L’un des fils a depuis repris l’entreprise. Le groupe Schaeffler a racheté la marque allemande Continental il y a 10 ans et est côté en bourse depuis 4 ans. Aujourd’hui, le groupe emploie 200 000 salariés dans le monde. Au sein de l’Union européenne, le groupe pratique l’optimisation avec des usines dans 11 pays.
Depuis Haguenau, la situation a de quoi inquiéter. Les délocalisations des services du site ont commencé il y a une douzaine d’années, vers la Roumanie. Ces plans successifs « d’optimisation des coûts » répondent aux petits noms de Pace, Cito, et aujourd’hui Race qui menace 900 emplois en Europe, dont 700 en Allemagne.
« L’argument a d’abord été de délocaliser toutes les tâches où il y avait le plus de main d’œuvre sur nos pièces : fraisage, pièces molles… Dans l’optique de baisser les coûts de production évidemment. D’abord ça a été le fraisage, puis le traitement thermique, puis la rectification, et progressivement tous nos process ont été délocalisés, toujours pour rester concurrentiels. Tout cela s’est passé sans licenciement, le personnel a été replacé à d’autres secteurs de production sur le site. Mais les départs en retraite n’étaient jamais remplacés. «
Les emplois de comptabilité partis à leur tour en Slovaquie
Et il y a trois ans et demi, ça a été au tour des emplois de bureau d’être délocalisés. Plutôt que de maintenir les services commercial et comptable dans un site comme celui d’Haguenau, le groupe Schaeffler a préféré centraliser toute sa bureaucratie et sa facturation dans un Share center service… en Slovaquie. » La conséquence ultime de la digitalisation et des frontières tombées « , commente amèrement JB.
« C’est tout vu, là où une employée de bureau coûtait 2 000 euros à Haguenau, en Slovaquie ça leur revient à 600 ou 700 euros. Mais la direction a bien respecté son obligation de proposer une solution de reclassement aux 35 personnes concernées. Après 30 ans de carrière parfois, les comptables et les employées de bureaux ont été placés dans différents services. Certains ont pu garder les mêmes horaires de travail, d’autres se sont retrouvés à 50 ans passés à travailler à la chaîne de production avec des horaires de nuit ou hybrides. «
JB prévient :
« Au sein du groupe, du personnel autrichien a déjà reçu des propositions de reclassement dans un autre pays. Aucun doute que le jour où il y aurait un plan social à Haguenau, la direction le ferait aussi. «
Ce mouvement de délocalisations des activités d’Haguenau vers l’Europe de l’Est a vidé les effectifs du site d’Haguenau. En vingt ans, il est passé de 3 000 à 2 000 salariés, sans aucun plan social. Mais JB s’accroche à l’atout de son usine pour garder foi en l’avenir.
« Nous sommes une usine pilote. On développe les produits ici, puis leur production est délocalisée. Mais contrairement aux autres usines du site, on continue de livrer nos clients directs tout en alimentant les nouveaux Quick centers d’Europe. »
Le comité européen attentif
Dans son rôle de syndicaliste européen, JB voyage régulièrement en Europe, au grès des rendez-vous du comité européen. Lui et ses collègues restent attentifs et analysent les décisions européennes du groupe avec l’assistance d’un cabinet d’expertise financière agréé par Schaefller. En plus de sa fonction au comité exécutif qui chapeaute toutes les usines européennes du groupe, JB est plus spécialement responsable du suivi de la zone Espagne-Italie-Portugal. Contre l’optimisation économique européenne que tente d’imposer les dirigeants de Schaeffler, le syndicaliste est convaincu qu’une optimisation sociale européenne et possible. C’est tout l’objet de son combat au sein du comité européen :
« Actuellement, avec le plan d’optimisation des coûts Race, le groupe vise une marge de rentabilité en bourse de 10 à 12 points. C’est énorme pour ce domaine d’activité. Comme nos comptes sont publiés, même les clients s’aperçoivent de l’abus et demandent de baisser les prix. «
Pour stopper ce cercle vicieux, JB martelle :
« Pour avoir une Europe forte, il faut une Europe sociale. Sinon il y aura toujours des différences de coûts du travail entre les pays et donc toujours du chantage à la délocalisation. «
La culture syndicale des pays de l’Est, ce grand mystère
Le militant garde espoir devant un premier constat. En Roumanie, les salaires des employés de Schaeffler ont déjà doublé en 12 ans :
« Au début le salaire moyen était de 250 euros. Aujourd’hui il est à 500. Toutes les grosses industries se sont engouffrées dans le low-cost dans les pays de l’Est et il y a beaucoup d’offres d’emplois là-bas. Alors les gens se vendent, ce qui a fait mécaniquement augmenté les salaires. «
Mais il regrette que là-bas, la culture du syndicalisme ait du mal à prendre.
« Quand je côtoie mes collègue des pays de l’Est, je vois qu’ils n’ont pas cette culture de lutte qu’on a en France. En Roumanie par exemple, ça fait vingt ans que Ceausescu est mort et ils ont encore besoin de se faire diriger. »
Et malheureusement pour JB, il n’y a pas qu’avec l’Est que les échanges de culture syndicale sont compliqués. Le comité européen de Schaffler est chapeauté par le poids lourd des syndicats de la métallurgie en Allemagne IG Metall, une toute autre culture que celle de la CGT française :
« C’est une toute autre culture syndicale qu’en France. À IG Metall, c’est leur job à plein temps d’être syndicaliste, ils font des études pour devenir syndicalistes. Ce ne sont pas des gens assez proches des ateliers. C’est à l’opposé de la culture française syndicale de présence au sein des entreprises. C’est difficile de s’entendre avec des gens aussi déconnectés des réalités. »
Quelques succès pour les syndicats européens du groupe
Pourtant le combat de syndicalistes européens comme JB porte ses fruits au sein du groupe Schaeffler. Lentement les conditions de travail des ouvriers et employés des sites européens s’harmonisent.
En 2018, au bout de cinq ans de bataille, les salariés des usines portugaises ont obtenu une prime d’intéressement aux bénéfices comme ça a toujours été le cas en France.
« Dans un premier temps on s’est heurté à des directeurs de sites qui voulaient absolument soigner leurs chiffres et puis un jour un directeur a cédé. En France, l’intéressement aux bénéfices représente en moyenne 1 200 à 1 500 euros de prime par an pour un salarié. Au Portugal aujourd’hui, c’est en moyenne 600 euros. L’Espagne et l’Italie ont aussi la prime d’intéressement. Maintenant, il nous reste à l’introduire dans les pays de l’Est : Pologne, Roumanie, Slovaquie, Hongrie. »
En 2017, les dirigeants de Schaeffler ont voulu délocaliser une usine allemande en Slovaquie pour augmenter les marges.
« Au comité européen, on a fait pression avec l’appui du cabinet d’expertise financière. On a démontré que cette délocalisation n’apporterait que 8 points supplémentaires de marge au groupe. La direction a renoncé en 2018, 175 personnes ont gardé leur boulot en Allemagne. »
L’avenir des jeunes de Haguenau passe-t-il par l’Europe ?
À travers cette lutte pour une optimisation européenne sociale, c’est à la place de l’Europe dans le monde autant qu’à l’avenir de l’emploi des jeunes à Haguenau que JB pense :
« Pour l’instant en France, tout ça ne nous a rien apporté. Mais si on avait tous les mêmes salaires, les patrons n’iraient plus ailleurs. L’Europe doit être forte vis-à-vis de la Chine, des États-Unis, etc… Même en s’unissant à tous les pays européens, aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’Europe sociale, on ne pourra pas lutter. Il nous faut un plan d’action de l’Europe vis-à-vis de la concurrence mondiale. «
Déterminé dans son rôle de syndicaliste européen, JB n’en est pas moins inquiet pour l’avenir.
« Les combats de demain seront de plus en plus difficiles. En France, on a de moins en moins de syndiqués. Il n’y a qu’à voir l’exemple de la CGT : dans les années 1980, on était 7 millions ; aujourd’hui on est 700 000. Le président Emmanuel Macron gère notre pays comme une entreprise et il casse le Code du travail. Les patrons peuvent budgéter leur personnel. Dans une grosse boîte comme Schaeffler, avant on avait la garantie de l’emploi, les banques prêtaient les yeux fermés à ses salariés. C’est fini. Les lois sur le travail ont enlevé beaucoup de pouvoir aux syndicats, aujourd’hui les attaques sont quotidiennes sur les conventions collectives… »
Dans ce contexte, JB reste déterminé :
« Mon rôle est d’informer les gens et de leur dire que les abus des patrons ne passeront que parce qu’il n’y a pas de contre-pouvoir en face. »
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