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« Je hurle » au TAPS : le cri des femmes afghanes privées de parole

Lorsque Rhaila s’immole par le feu à l’âge de 15 ans, c’est parce qu’elle ne supporte pas de rester muette. Jeune fille afghane, elle écrit de la poésie, une activité totalement proscrite pour les femmes. Autour d’elle, c’est toute la tragédie de la condition des femmes en Afghanistan que la compagnie La Soupe a décidé de mettre en lumière. « Je hurle » est un écho de ces voix étouffées, de ces vies enfermées, de ces poèmes passibles de mort.

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« Je hurle » au TAPS : le cri des femmes afghanes privées de parole

C’est dans un article du Courrier International qu’Eliza Griswold rapporte l’histoire de Zarmina, une poétesse Afghane qui se suicida en 2010. La jeune femme écrivait en cachette des poèmes et les lisait au téléphone au Mirman Baheer, un cercle de femmes poétesses de Kaboul. Zarmina habite le Helmand, une province de l’Afghanistan essentiellement rurale.

En Afghanistan, les femmes ne sont pas égales aux hommes. Parfois considérées comme des possessions, souvent privées d’éducation, elles sont enfermées dans les cellules familiales où la loi du père prévaut. Au sein de ces clans, elles étouffent. La poésie pachtoune est pour elles une résistance, l’une des seules qui leur restent. Les landai sont des petits poèmes de deux vers, acides, ironiques et anonymes. Ils appartiennent aux femmes, clandestinement.

Faustine Lancel et Yseult Welschinger portent la poupée de papier comme elles portent les mots de la disparue. (Photo de Baptiste Cogitore)

La poésie, geste fragile de la résistance

En cachette, Zarmina lit ses poèmes au Mirman Baheer, mais sa belle-sœur la surprend. Un poème d’amour c’est intolérable. Les frères de Zarmina la rouent de coups et déchirent ses cahiers. Deux semaines plus tard elle s’immole par le feu. Brûlée sur 75% de son corps, elle parle encore. Son frère refuse que les femmes du Mirman Baheer la rapatrient à Kaboul au service des grands brûlés. En Afghanistan, la mort de la femme efface la honte de la famille.

Je hurle est le spectacle dépositaire de cette parole proscrite, de ces filets de voix disséminés en petits vers qui se tortillent dans le filet d’un patriarcat archaïque et meurtrier. La poésie pachtoune n’a pas cette esthétique précieuse que l’on peut trouver dans l’occidentale. Il ne s’agit pas d’un luxe mais d’un acte de résistance. C’est une poésie de l’urgence, confidentielle, murmurée entre les portes et dans les téléphones. Les mariages forcées, les amours interdits, l’enfermement des femmes qui ne peuvent se déplacer librement sont moqués et dénoncées dans la poésie. Cette parole est devenue la langue secrète des femmes opprimées, pour se parler encore entre elles.

La marionette porte encore sur elle la carte de l’Afghanistan dessinée au début du spectacle. (Photo de Baptiste Cogitore)

La Soupe, compagnie strasbourgeoise spécialisée dans la marionnette contemporaine, a mûri ce projet pendant de longues années. C’est avec la rencontre de Najiba Sharif que le spectacle s’est concrétisé. Cette ancienne vice-ministre de la condition féminine en Afghanistan, journaliste, professeure et ancienne députée est réfugiée politique en France. Elle vit depuis 2012 à Mulhouse, ayant échappé de justesse à deux attentats en Afghanistan.

Elle apparaît sur scène, sous la forme de vidéos projetées sur le décor de papiers déchirés. Pour les représentations du TAPS, Najiba Sharif est venue, afin d’échanger avec les spectateurs après chaque soirée. Avec elle, deux femmes poétesses du Mirman Baheer, ayant pu sortir exceptionnellement du pays pour une semaine, notamment grâce aux efforts de l’Institut français d’Afghanistan. Leur seule présence en France les met en danger, c’est pour cela que nous ne partagerons pas leurs noms ici, à la demande de la compagnie.

Un spectacle de fragments

Le dispositif scénique est sobre. Les grands cubes flexibles, empilés, ressemblent à des cages. Sur ces carcans sont déroulés des rouleaux de papier. Des images sont projetées sur les écrans : le visage de Najiba Sharif parlant de son pays, des vidéos de femmes portant un voile intégral. Les écrans chiffonnés et disloqués évoquent les meurtrissures des femmes et leur invisibilisation. Les deux actrices écrivent sur le papier, mettent des mots en rouge et en noir, les superposent aux vidéos. Elles expliquent ce que vivent les femmes en Afghanistan, elle rapportent leurs paroles. C’est le geste de Zarmina et de ses consœurs, un acte proscrit : écrire sur du papier.

Certaines des feuilles sont froissées et façonnées pour créer des marionnettes, ensuite animées par les deux artistes pour donner un corps à Zarmina. Jérôme Fohrer est sur le plateau, à cour, et joue de la musique. Sa contrebasse évoque des airs afghans et incarne le pont que ce spectacle jette entre l’Occident et le centre de l’Asie. Le spectacle dresse ainsi des tableaux allégoriques d’une réalité sociale.

Une responsabilité : être à l’écoute de ces mots proscrits

Le public français a la chance de pouvoir écouter ces mots, proscrits dans leur pays d’origine. Pour le metteur en scène Éric Domenicone, notre liberté nous donne aussi une responsabilité : celle d’être à l’écoute, et, puisque nous en avons la possibilité, de relayer la réalité de cette tragédie contemporaine.

Le papier est le matériau idéal pour le spectacle : il représente les poèmes pour lesquels les femmes afghanes risquent leur vie. (Photo de Baptiste Cogitore)

Faustine Lancel et Yseult Welschinger déchirent le papier, le chiffonnent, le ligaturent de ruban adhésif pour faire émerger des formes humaines, nées dans la douleur. Ces esquisses d’humanité sont celles qui transparaissent dans les poèmes. Tout le spectacle est emprunt de la destruction des êtres, de l’impuissance à reconstituer une personne ravagée par son environnement. Tout n’est plus que mosaïque.

Les cahiers déchirés de Zarmina, ses poèmes que récite encore le Mirman Baheer, les femmes disparues sous la burka, c’est tout cela que Je hurle tente désespérément de saisir. Cette masse de fragments torturés et déchirées a beau être rassemblée dans le spectacle, couverte de ruban adhésif et d’agrafes, la fracture est trop importante. Le paquet repart en confettis éparpillés.


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