« On s’est déjà vu ici non? » Négatif. C’est la première fois que j’entre dans un club échangiste. Il est 21h. Je viens de me déshabiller dans une pièce remplie de casiers, sans porte, ni cabine. Dans la salle à côté du bar et de la piste de danse, je n’ai vu que des hommes passer. Leur tenue, la mienne désormais : une simple serviette autour des hanches. Je me dirige vers la terrasse pour fumer une cigarette.
Eric (tous les prénoms ont été modifiés) est le premier à me parler. L’homme au crâne rasé s’est assis à côté de moi sur la terrasse de l’Inox. L’établissement se situe sur l’avenue de Strasbourg, entre un restaurant italien et une habitation à Illkirch-Graffenstaden. Mon voisin essaye d’engager la conversation. « Je suis en vacances ici, affirme-t-il, je repars lundi prochain. » En fait, Eric rentre jeudi. Il ne sait plus quel jour on est. Il semble un peu perdu. On est deux.
Impossible d’interroger les propriétaires ou les clients
Pendant deux semaines, j’ai repoussé la réflexion sur le cinquième sujet de la série « Se choper à Strasbourg ». Le thème était défini : l’échangisme. Mais comment faire ? La première tentative, d’une autre journaliste, n’a pas abouti malgré des e-mails, relances, contacts via les réseaux sociaux. Elle désespère, je prends le relais. Mais impossible d’organiser une interview avec les propriétaires de l’établissement. Essayons avec les clients. Sur Doctissimo, ils sont nombreux à donner leur avis sur L’Inox. Là encore, l’impasse. Généralement, ils me répondent qu’ils sont arrivés là « par accident « , c’était sur la route du « sexe hard » en Allemagne. Une réponse évoque la gêne à l’idée de parler de ce sujet à un journaliste : « Désolé mais c’est le genre de choses que je n’aime pas faire. »
Il faut se rendre à l’évidence. La blague initiale sur l’article « Echangisme à Strasbourg » devient réalité : « Guillaume, tu vas nous faire ce sujet en mode journalisme gonzo. » En effet… La seule solution pour choper les informations sur ce sujet sensible, c’est d’aller sur place, d’en faire l’expérience et de la raconter à la première personne.
« C’est la première fois que vous venez ici ? »
Fin de journée, mardi 31 juillet, il faut y aller. Je tourne en rond dans mon salon… J’appelle le club échangiste, qui vante la présence d’un hammam et de jacuzzis. Je bredouille : « Est-ce qu’il faut un maillot de bain? » L’homme au téléphone se veut rassurant : « Non ce n’est pas la peine. C’est la première fois que vous venez ici ? Venez, on va tout vous expliquer. »
Une vingtaine de minutes plus tard, j’arrive en sueur devant cette petite maisonnette jaune, sonne et pousse une lourde porte en métal. Au bout du petit vestibule, un homme en gilet sans manche, casque-micro vissé sur la tête, m’accueille : « Vous savez que ce soir c’est Orgy Night? C’est 60 euros pour un homme seul. » Trop tard pour faire demi-tour. Mardi dernier, on m’avait parlé d’une entrée à 35 euros. Tant pis. Je paye et prends la douloureuse facture. La totalité des « frais de reportage » ne seront sûrement pas couverts…
S’ensuit l’explication sur le règlement. En deux minutes, l’employé balaye les règles liées à l’hygiène, au consentement de l’autre, à l’utilisation du sauna et du buffet à l’étage. J’ouvre le rideau noir et traverse une piste de danse vide pour gagner le « vestiaire ». Une musique électro-house inonde l’étage. Je galère à fermer mon casier, prends une douche et gagne l’extérieur du bâtiment.
Porno, groupe en action et voix robotique
Sur des canapés en coin, deux groupes de trois personnes discutent. L’un des employés de l’établissement interpelle le trio le plus proche : « C’est pas le moment d’être ici, il faut descendre. » Sous-entendu : il faut participer à l’orgie… Le groupe refuse. J’en profite pour jeter un premier coup d’œil.
Un étage plus bas, l’air est bien moins frais. Au pied de l’escalier, à droite, un siège en cuir est suspendu à des chaines. À gauche, un écran diffuse en boucle du porno signé Dorcel. Le long du couloir principal, plusieurs pièces contiennent lubrifiants, préservatifs et de fins matelas plus ou moins grands. Je m’approche d’une voix féminine haletante : « Vas-y ! Oui ! Vas-y ! » Au bout du hall, plusieurs hommes regardent la scène par des trous dans le mur. Pour les libertins en action, difficile de ne pas remarquer cette présence voyeuriste : certains clients attendent leur tour sur le pas de la porte.
Je remonte les escaliers vers les jacuzzis. En franchissant le seuil, une voix robotique m’indique : « La douche avec savon est obligatoire. » L’alerte résonne à chaque fois qu’une personne entre ou sort. Dans l’eau effervescente, il y a une femme de plus de soixante ans et un homme plus jeune à ses côtés. L’imposante dame est à l’aise, le bras étendu derrière son voisin. Lorsque je rentre dans le bassin, elle m’alpague avec un fort accent alsacien : « Allez, fais pas le timide, viens donc à côté de nous ! »
Les libertins français vont Outre-Rhin
Habitante d’une ville voisine, Mireille ne vient pas souvent à l’Inox. « La dernière fois que j’étais là, c’était il y a quatre mois. » Madame préfère les clubs échangistes allemands. Beaucoup plus grands. Beaucoup plus de monde. Et beaucoup plus de rencontres qu’ici. Elle n’est pas la seule à préférer le libertinage version Outre-Rhin. Une autre cliente parle volontiers du Quicky ou d’un établissement à Fribourg :
« En Allemagne, les gars sont vraiment plus respectueux et attentifs au consentement. J’ai jamais eu de problèmes là-bas. Ici, ça m’est déjà arrivé qu’un mec me doigte trois fois alors que je lui disais non. Je me suis plainte auprès des employés et ils l’ont viré. »
Hasa est venue avec un ami. Une manière pour lui de ne pas payer son entrée. La combine est rodée. Les deux échangent volontiers sur leurs expériences communes. Elle explique sa venue depuis moins d’un an par des déceptions amoureuses. Hamid raconte ses exploits :
« Pendant une soirée mousse dans un club à Francfort, il y avait plus de mille personnes. Là, ça baisait partout. J’ai dû coucher avec au moins quarante femmes. »
« C’est l’heure du buffet »
Le sexe à l’air, Hamid déblatère. Sa carte de membre du « Joey’s club » qui lui donne accès à tous les boites échangistes du coin. Le viagra, qu’il admet avoir pris ce soir. L’incroyable « femme bulgare » qu’il cherche à voir chaque fois qu’il va dans tel établissement. L’autre fois, où « une bourgeoise de Strasbourg » l’a invité chez lui avec son copain. « On est rentré dans sa maison. Elle a cash jeté sa robe. »
Le haut-parleur s’active : c’est l’heure du buffet. Tout le monde monte et fait la queue dans une odeur de sueur. Il y a des pâtes pleines de mayonnaise, du taboulé, de la charcuterie, du melon, du chocolat… Sur la terrasse à l’étage, nombreux sont les hommes seuls devant leur assiette. Deux ou trois couples, entre cinquante et soixante ans, mangent en silence. Je discute avec Hasa, Hamid et Sylvie.
La conversation tourne autour de cette soirée particulière, intitulée XXL Orgy Night. Cette nuit, la fête est donc dédiée au sexe en groupe. La particularité : ces strictes plages horaires entre nourriture et baise. Il faut se pointer à l’heure : le premier buffet a lieu de 19h à 20h. Puis vient une session d’une heure trente de « partie fine » jusqu’à 22h. Ainsi de suite jusqu’à 1 heure du matin. Cette rigueur ne plait pas à tout le monde. « Moi je viens aussi le jeudi, affirme Hamid, c’est plus tranquille. »
« On est pas là pour ouvrir les jambes comme ça »
Au rez-de-chaussée, accoudée au bar, une femme se plaint. Une dizaine d’hommes l’écoutent. Elle menace de ne plus revenir tant l’injonction d’aller en bas, tout à l’heure, l’a choquée. « On est pas là pour ouvrir les jambes comme ça. », lâche-t-elle. L’auditoire acquiesce. La pression du club sur les quelques femmes pas assez enclines à rejoindre l’orgie, est malvenue… La femme continue sa diatribe : « Si on me force à aller coucher, autant aller me prostituer et gagner de l’argent. Avec cette soirée et ces règles, ils vont perdre une cliente ! »
Le nerf de la guerre : la gratuité pour les « couples participants » quand les duos venus sans vouloir participer à l’orgie doivent payer 75 euros. La différence est la même pour une femme seule : elle se joint aux ébats collectifs, elle ne paye pas ; elle s’y refuse, c’est 35 euros l’entrée. Mais comment vérifier que chacun a payé son dû à l’entrée ? Dans les couloirs sous-terrains, des employés restent à proximité des espaces « câlins ». Ils s’assurent que les règles d’hygiène et du consentement sont respectés… mais sont aussi attentifs aux tandems entrés sans payer. Car il y bien un coût derrière l’entrée « offerte » : la promesse de s’adonner aux plaisirs charnels. « Et si je me rends compte qu’en fait, je n’ai envie de personne ici ? », note la cliente énervée.
L’excitation laisse place à l’angoisse
Je n’ai pas le temps d’aborder la question avec Hasa, Hamid et Sylvie. Pour eux, le problème ne se pose pas ce soir. Le groupe se met en branle, direction le sous-sol. En descendant les escaliers, je sens l’angoisse monter et remplacer l’excitation face à une expérience inédite d’un « plan à quatre ». Ma peur se confirme dans la pièce. Tout va trop vite. Trop d’autres hommes rentrent dans la pièce les uns après les autres. Ils regardent, se masturbent ou remplacent le précédent partenaire des deux femmes présentes. J’ai peur d’être ridicule, pas assez viril… Autour de moi, le « hard sex » promis sur l’affiche de la soirée se concrétise : on s’embrasse deux secondes, on couche puis un autre homme prend le relais. Je sors de la pièce après une piètre tentative de préliminaire. Plus tard dans la soirée, on dira de moi en souriant : « Il est encore doux. » Pour la première fois de la soirée, je ressens le besoin pressant de fuir.
Je me calme et me dis « Tu visites une dernière fois les lieux, tu fumes une clope et tu bouges. » La plupart des pièces sont maintenant vides. Des hommes mûrs bedonnants, souvent grisonnant, et quelques jeunes plus musclés errent dans la cave. Ils cherchent dans chaque pièce si un couple ne s’affaire pas en silence. Il est 23h. Il y a bien une trentaine de mâles et sept femmes.
« Ici, c’est une parenthèse »
Il y a toujours cette dame, au moins cinquantenaire, en nuisette rose, seins à l’air, avec un homme en short et en débardeur. Elle arbore un sourire épanoui. Les autres couples plus âgés s’en vont peu à peu. Des duos plus jeunes viennent d’arriver sur la terrasse. Entre deux hommes, j’entends une femme expliquer : « Moi, il me faut du temps… » Je la comprends. Pour moi, c’est peut-être allé trop vite.
Je rejoins le trio qui m’a initié au bout de la terrasse. Hamid, nu, me demande mon ressenti avant de me rassurer : « Tu sais, j’ai déjà eu une panne avec des bombes sexuelles. Ça arrive. » Sylvie ajoute : « Il ne faut pas stresser. Ici, c’est une parenthèse. »
Malgré les encouragements, je me décide à quitter les lieux. Je rends ma serviette et mes claquettes à l’accueil en même temps qu’un couple du troisième âge. Ils se donnent la main en silence. Je reprends mon téléphone portable laissé à charger. Pour écrire l’article, il faut enregistrer de suite ses impressions, les détails observés, les paroles des clients. L’écran s’allume. Un message d’une connaissance contacté quelques heures plus tôt au sujet du club : « N’y va pas ce soir vieux fou ! » Trop tard.
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