Peut-on sérieusement expliquer les phénomènes religieux, ces sujets aussi brûlants que la foi, le fanatisme, le surnaturel, dans une bande dessinée ? Joseph Béhé, auteur strasbourgeois de BD de 58 ans et enseignant à la Haute école des arts du Rhin (Hear), prend le pari et publie aux éditions Futoropolis « Et l’homme créa les dieux ». Il s’agit d’une adaptation d’un essai publié en 2001 par Pascal Boyer, anthropologue et directeur de recherches au CNRS. Ce dernier d’ailleurs n’y croyait pas. Dans la préface de l’ouvrage, il rappelle non sans humour son scepticisme initial en se rappelant avoir reçu cette « proposition biscornue d’un original. »
Mais pour Joseph Béhé, l’idée était bien avec cet imposant ouvrage de 368 pages d’expérimenter quelque chose, pour la bande dessinée :
« On dit qu’une image vaut mille mots. C’est pas toujours vrai mais en tout cas, l’image est un canal puissant. Je voulais proposer une nouvelle lecture graphique des concepts détaillés par la recherche en sciences sociales, tels qu’ils sont développés par Pascal Boyer. Certains concepts se visualisent très bien quand on lit le livre. »
Sauf qu’il aura fallu 8 ans à Joseph Béhé pour venir à bout de cette œuvre, une année par chapitre, tous extrêmement détaillés et enrichis de références ethnographiques, théologiques, sociologiques, psychologiques et même neuroscientifiques. L’auteur de 58 ans aux 19 albums l’affirme : « J’arrête de dessiner après ça, “Et l’homme créa les dieux” sera ma dernière BD. »
Rue89 Strasbourg : Pourquoi et comment vous est venue l’idée d’adapter un essai anthropologique en bande-dessinée ?
Joseph Béhé : Je suis issu d’une famille catholique alsacienne de Triembach-au-Val, j’ai baigné dans la religion étant petit, dans les années 60. À 15 ans, je chantais des messes avec ma guitare. Puis étudiant à Strasbourg, je suis devenu athée, révolté contre les religions… Je suis resté assez méprisant avec les croyants pendant longtemps, à me demander comment j’avais pu moi-même être là-dedans… Jusqu’à ce que le monde se rappelle à moi, au début des années 2000, comme étant profondément religieux !
« Ce livre m’a réconcilié avec la religion »
Tout le monde croit en fait, il n’y a guère qu’en une fraction de l’occident qu’il y a des athées. Donc cette question est centrale, fondamentale. Et quand j’ai lu le livre de Pascal Boyer, ça m’a réconcilié avec la religion : enfin une explication rationnelle, enfin des réponses ! On croit qu’on est maître de nos croyances, mais pas du tout en fait. Je me suis dit qu’il fallait absolument que ce message, extrêmement utile, soit adapté en BD, ne serait-ce que pour sortir des rayons universitaires des bibliothèques.
L’ouvrage est imposant, 360 pages très denses, très documentées… Comment avez-vous travaillé ?
D’abord, il a fallu trouver la forme narrative, le scénario. J’ai tout de suite eu l’idée d’une conversation, entre Pascal Boyer d’une part et six avatars de moi-même, qui ont des rapports différents à la religion, d’autre part.
J’ai envoyé quelques planches pour trouver un éditeur et Sébastien Gnaedig de Futuropolis, conquis, m’a rappelé tout de suite. Et heureusement que c’était lui car c’est grâce à sa détermination et à ses encouragements que je n’ai pas abandonné… Après les 4 premières années à ne travailler que sur ce projet, je n’en voyais pas le bout.
« J’ai dû réécrire certaines bulles 40 fois »
Je suis resté très proche de l’essai de Pascal Boyer. Chaque année, je lui envoyais un chapitre afin qu’il regarde si ça lui convenait. Et c’était le cas la plupart du temps. Les grosses corrections sont venues d’un travail de lissage de la narration, je voulais absolument que le lecteur soit emmené par touches successives dans cet univers extrêmement complexe des sciences cognitives. Toutes les images ont été dessinées individuellement, pour pouvoir être réarrangées. J’ai dû réécrire certaines bulles 40 fois.
Sur le dessin, j’ai essayé de varier les styles tout en restant dans le noir et blanc, pour des questions de coût. Il y a beaucoup de sophistication parce que je voulais être au niveau des croyants. Les statues, les livres, les ornements qui représentent les déités ont toujours été créés avec extrêmement de soin. J’avais cette tradition de l’excellence en tête, je voulais leur rendre hommage.
Quels sont vos espoirs avec cet ouvrage ?
J’espère déjà que les religieux ne vont pas me tomber dessus ! J’ai essayé de respecter toutes les religions présentées, mais ça reste le livre d’un athée. Donc mon espoir est que ce livre trouve sa place au rayon des livres de sociologie. J’espère qu’il ne sera pas cantonné au rayon des BD, car je pense que les amateurs du genre risqueraient d’être déçus…
« Aider les chercheurs à toucher plus de monde »
C’est plutôt un livre pour tout le monde, avec une narration en images. C’est de la vulgarisation scientifique. J’ai toujours apprécié la recherche et mon objectif, c’est bien d’aider les chercheurs à toucher plus de monde. Ça me semble essentiel.
L’autre ambition de cet ouvrage, c’est aussi de faire bouger un peu la bande-dessinée. En tant que professeur à la Hear, je passe mon temps à donner ce même objectif à mes étudiants. Ils ont tous beaucoup de talent, donc je voulais montrer que moi aussi, je peux le faire ! Quand on lit une BD, on a l’impression de tout comprendre, cette forme est exigeante avec la narration donc c’est peut-être la première d’une nouvelle façon de transmettre les connaissances scientifiques.
Après… on verra bien comment le livre sera reçu. Suite à sa parution, l’une de mes premières invitations émane du Musée du quai Branly. En tant qu’auteur de BD, c’est déjà pas banal…
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