Certains commerces strasbourgeois proposent à leurs clients de payer deux cafés pour n’en recevoir qu’un. L’intérêt ? Ce deuxième café est mis « en attente » et bénéficiera à n’importe quelle personne dans le besoin qui viendrait demander un café « suspendu », selon l’expression d’une tradition née à Naples dans les années 40.
Le concept essaime doucement dans la capitale alsacienne. En 2013, seuls trois commerces pratiquaient ce genre d’initiatives solidaires mais le restaurant Tapas Toro a fermé et les boulangeries Au Pain de Mon Grand-Père ont arrêté de faire des « baguettes en attente ». En face du Lycée des Pontonniers, « Coffee’s cool » a l’habitude de proposer des cafés suspendus, mais fait une pause pendant l’été, où beaucoup moins de gens viennent en demander.
De bonnes intentions avec très peu de visibilité
Le café et restaurant végétarien Bistrot et Chocolat est toujours fidèle au concept original et il a pour particularité de proposer aussi des plats du jours suspendus. L’idée est d’offrir un réconfort alimentaire pour des personnes dans le besoin, même si au final, peu en bénéficient, comme l’expliquent les employés :
« Nos clients n’offrent pas des cafés et plats suspendus au quotidien, c’est plutôt une fois de temps en temps dans la semaine. Il y a quelques habitués… Je ne sais même pas trop si et comment les gens sont au courant. »
Car rien n’indique à l’extérieur que l’initiative existe, seul un panneau à l’intérieur, derrière la caisse, porte l’inscription de cafés et plats suspendus.
Il en est de même pour certaines boulangeries qui proposent des baguettes en attente, comme aux Petits Pétrins, 27 rue Finkmatt. Une vendeuse, devant le tableau noir qui compte les baguettes attendant leur bénéficiaire, raconte :
« Nous n’en donnons même pas une par jour, les gens ne sont pas trop au courant. C’est un peu au bouche à oreille. Même ceux qui donnent le découvrent en payant leur baguette et disent parfois “Ah, tiens, je vais en payer une en plus” ».
Dénicher les sigles « Zéro SDF » sur les vitrines
À l’autre bout de l’avenue, au 56 avenue de la Forêt-Noire, La Maison aux Pains veut s’engager en faveur des plus précaires. La boulangère, Michèle, raconte qu’elle a toujours spontanément offert du pain ou des sandwiches à des personnes qui le demandaient. Mais pour que ce soit un peu plus clair, elle a apposé une affichette « Zéro SDF » sur la vitrine. Il s’agit d’une initiative d’un restaurateur strasbourgeois lancée en 2017, qui permet d’indiquer que les commerçants participants accueillent les personnes SDF, qu’ils peuvent leur offrir un café, un plat, l’accès aux toilettes ou la possibilité d’avoir un verre d’eau.
C’est un sigle qui orne aussi la vitrine du café associatif Oh My Goodness, rue de la Première-Armée, qui a l’air plus connu des personnes dans le besoin, car on y donne environ cinq cafés suspendus par jour, d’après les bénévoles qui y travaillent. Les clients qui veulent participer peuvent payer directement un café suspendu, ou alors, il leur est proposé de transformer leur café offert grâce à leur carte fidélité en café suspendu. Mais au-delà des cafés, le lieu se veut vraiment ouvert, d’après le personnel :
« Une fois par semaine, le café est le lieu d’accueil d’une bénévole qui vient converser avec les personnes SDF. Le pictogramme signifie aussi que les personnes peuvent demander des petits services, aller aux toilettes, un verre d’eau, des mouchoirs, des premiers soins… »
Un esprit qui anime aussi les gérants du restaurant Mandala, rue du Faubourg-de-Saverne, Nicole et Frédéric Muller, qui pratiquent déjà une solidarité du quotidien, mais ont du mal à le faire savoir :
« On a mis l’autocollant Zéro SDF, mais cela ne marche pas trop chez nous. En fait, cela fait longtemps qu’on offre gracieusement un café, un sandwich, l’accès aux toilettes ou la possibilité de charger son téléphone. L’idée est que les personnes SDF aient un endroit où se réchauffer l’hiver. »
Trente commerces solidaires d’ici la rentrée ?
Pour encourager de plus en plus de commerces à proposer ces « micro-services », le projet « Le Carillon« , de l’association La Cloche, se développe à Strasbourg. Cette structure reprend l’initiative de « Zéro SDF » (qui se concentrait surtout sur l’accompagnement des personnes sans-abri), en installant un projet déjà rôdé au niveau national (il y a des « Carillons » dans six villes de France).
L’objectif de Perrine et Anne, deux anciennes bénévoles de Zéro SDF, est cette fois de sensibiliser près d’une trentaine de commerces d’ici la fin de l’été. Le projet fonctionne aussi avec des autocollants, dont chaque pastille représente un service (pouvoir utiliser un micro-onde, avoir accès à un téléphone ou à internet, recharger son propre portable etc.), qui permet au commerçant d’indiquer quels services précis il offre, puisque les pictogrammes sont modulables (à l’inverse de l’auto-collant Zéro SDF). Leur objectif est de « créer un réseau de solidarité locale entre commerçants et habitants, avec ou sans-domicile. »
Pour formaliser le réseau, l’association veut « relancer les commerces déjà sensibilisés », parmi lesquels le Coffee Stub, quai des Pêcheurs, le California Burger à Schiltigheim, et les restaurants La Particule et le Mandala. Perrine, bénévole de l’association, explique que le challenge est d’étendre le réseau de solidarité, de le formaliser et de le rendre visible, surtout envers les personnes qui pourraient y avoir recours :
« Une fois qu’on aura sensibilisé une trentaine de commerces, on éditera un fascicule qui sera distribué dans tous les lieux d’accueil et de soutien aux personnes en situation de précarité. Nous ferons également des maraudes. »
Un développement vers des « services suspendus »
Une organisation plus formalisée qui devrait permettre de mieux atteindre les personnes concernées, et de « décomplexer » leur demande, grâce à un système de bons notamment :
« Les commerçants offriront les micro-services, mais aussi des bons. Soit le gérant met de lui-même quelques bons à disposition, soit les clients payent les bons. Le Carillon les distribue ou les pose ensuite dans les centres d’accueil. »
C’est ainsi que les bénéficiaires n’auraient plus qu’à se rendre dans le commerce en question pour échanger un bon contre un café, un plat ou même une coupe de cheveux, si des coiffeurs participent au dispositif, comme dans d’autres villes.
Pour l’association Le Carillon, le bénéfice est triple :
« L’idée est à la fois d’accompagner les personnes sans domicile et de casser les préjugés, d’améliorer la communication sur les commerces engagés en faisant passerelle, mais aussi de pérenniser et de suivre le dispositif, en rendant visite tous les mois aux commerces pour voir si cela se passe bien. »
La solidarité en circuit court
La boulangerie La Maison aux Pains devrait faire partie de ce nouveau dispositif, car pour les gérants, la solidarité et les solutions alternatives sont une évidence : leur vitrine présente de nombreux stickers témoignant de leur participation à Bas les pailles, une initiative visant à limiter les déchets plastiques, à Too Good to Go, l’application qui lutte contre le gaspillage en distribuant les invendus à moindre prix, mais aussi leur collaboration avec la Tente des Glaneurs.
Cette association s’installe tous les samedis midi depuis le printemps 2016 au marché du boulevard de la Marne, pour récupérer les invendus des maraîchers, les trier et les redistribuer gratuitement à quiconque se rend à leur tente. Pas besoin de carte, ni de justificatif, la distribution est libre d’accès. Ils récupèrent également du pain et des viennoiseries à la fermeture de deux autres boulangeries, Du pain et des Gâteaux, rue Geiler, et la boulangerie Banette près du marché.
Nancy Seyer est présidente de l’association et explique que depuis deux ans, la mécanique est bien huilée et bénéficie à de nombreux habitués :
« Nous sommes présents tous les samedis à 14h, même le 24 décembre, même quand il neige ou qu’il fait 40°C. Il y a toujours une vingtaine de personnes qui viennent, les trois quarts sont toujours les mêmes, certains sont là depuis le tout début. Il s’agit de chômeurs, de retraités, d’étudiants parfois. Ce sont des parents qui nourrissent leur famille toute la semaine avec ce qu’ils récupèrent. »
« Créer du lien social »
Environ 200 kg de fruits et légumes sont récupérés chaque samedi, même si cela varie d’une semaine à l’autre. Des restes qui auraient fini à la poubelle sans les « glaneurs ».
Le frigo solidaire
Mais Nancy Seyer raconte que si l’initiative partait d’un constat de gaspillage alimentaire, elle remplit un certain rôle social aujourd’hui :
« Les gens viennent en avance, forment une file d’attente… On leur a mis des bancs, ils discutent entre eux. On est aussi là pour ces gens dans le besoin. On discute avec eux, et s’ils ont un souci on les aide, on les redirige vers des structures. Une fois, on a aidé une dame à refaire son CV ! »
D’habitude, ils sont entre 6 et 12 bénévoles, mais avec l’arrivée de l’été, la mobilisation va s’essouffler. L’association espère donc attirer de nouveaux bénévoles dans les semaines à venir.
Et pour ceux qui ne se sentent pas à l’aise à l’idée de venir demander de la nourriture gratuite, il y a le frigo solidaire. C’est l’hôtel-restaurant Graffalgar qui l’a installé rue Déserte près de la Gare, avec un principe simple : n’importe qui peut venir déposer des fruits, légumes ou yaourts, en indiquant la date limite de validité, et n’importe qui peut venir se servir, à toute heure. L’équipe du Graffalgar assure le suivi, pour que le frigo reste propre et que les produits ne restent pas indéfiniment.
D’autres initiatives de ce type à Strasbourg ? Mentionnez-là en commentaires !
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