« Vous verrez, il s’agit surtout de remplir des documents. Les tests sont très faciles. » L’employée de l’entreprise d’intérim Randstad m’avait rassuré, la veille de mon rendez-vous dans leurs locaux. Mais je n’aurais pas pensé qu’intégrer l’usine d’Herta à Illkirch-Graffenstaden irait si vite. Jeudi 9 septembre, vers 14 heures, je me retrouve dans une salle de réunion au milieu d’une dizaine d’autres candidats. La présentation de l’entreprise de charcuterie industrielle est rapidement interrompue. La porte s’ouvre sur une dame en costume : « Il y a eu une erreur dans les réservations de salle, il faut la libérer dans une heure. »
Présentation accélérée, tests enfantins
Tant pis si l’accueil des futurs intérimaires prend habituellement deux heures. Notre présentatrice accélère, passant rapidement en revue les normes de sécurité et d’hygiène de base. Au fil des minutes qui passent, elle s’inquiète du peu de temps disponible pour les tests finaux : « Ne vous inquiétez pas, si vous ne terminez pas, je prendrai en compte votre délai contraint. » Il s’agit d’abord d’entourer des situations à risque sur un dessin. Enfantin. Une autre évaluation porte sur la capacité à lire des mots accompagnés de chiffres sans se tromper.
Il y a enfin un dernier questionnaire autour des normes énoncées à toute vitesse quelques minutes plus tôt. Les images qui forment la base des questions sont petites, imprimées en noir et blanc, illisibles. Quand des candidats s’interrogent à voix haute, la formatrice donne les réponses. Avant de sortir, notre référente Randstad nous rappelle la règle d’or pour travailler chez Herta : « Vous devez être disponible. Si on vous appelle le matin, vous devez pouvoir travailler l’après-midi. »
Une heure pour les vêtements de travail et la formation
Le lendemain, une salariée de l’entreprise Randstad m’appelle pour me demander : « Vous êtes prêt à porter 25 kilos de jambon ? » Je confirme, sans trop savoir si j’en suis capable. Alors mon interlocutrice m’annonce les horaires de mon premier service chez Herta : 13h – 22h.
Le premier jour, je reçois mes vêtements de travail et une nouvelle formation express aux normes d’hygiène et de sécurité. Une responsable de l’accueil des intérimaires me passe en revue les rambardes auxquelles il faut se tenir, les gants en plastique qu’il faut changer dès qu’on « touche autre chose que le produit », ce qu’il faut faire en cas d’incendie…
La salariée de l’usine m’explique ensuite mon poste : « MSP, c’est pour mise sous papier. Tu vas devoir placer les pains de jambon dans du papier absorbant. » J’ai du mal à comprendre, mais j’entends qu’il faut « commencer par les jambons les plus hauts » ou encore « faire attention à les porter sur les côtés, pour ne pas qu’ils se brisent. » La séance d’un quart d’heure se termine par un petit questionnaire oral. J’ai l’impression de me tromper à deux reprises au moins, mais la formatrice me fait signer le même test qu’un intérimaire précédent. Son nom figure en haut de la feuille, à côté de sa note 17/17.
« Tu vas aller à la rôtissoire »
Habillé d’un t-shirt, d’un pantalon, d’une veste et d’une surblouse blanches, ainsi que d’une charlotte verte, un cache-barbe, je peux me diriger vers le rez-de-chaussée du bâtiment. Avant de descendre un escalier métallique, je passe un portique sanitaire où des voyants verts me confirment que je me suis bien lavé et désinfecté les mains. Après avoir longé la partie tranchage et emballage du jambon, ma formatrice me laisse entre les mains d’une cheffe d’équipe.
Je comprends très vite que l’on n’a pas besoin de moi en MSP. On m’indique le démoulage, où des pains de jambons d’environ un mètre de long doivent être sortis manuellement de leur moule en métal. Les jeunes intérimaires les placent ensuite sur des étagères à trois niveaux. J’essaye d’imiter les ouvriers devant moi… mais la supérieure se ravise. « C’est trop dangereux de travailler à trois comme ça, tu vas aller à la rôtissoire. »
Des pains lourds, à placer haut, une odeur infecte
C’est ici qu’on réceptionne les pains de jambon démoulés. Un jeune collègue ouvre le plastique autour de cette masse de viande longiligne à l’aide d’un cutter dédié. Puis, il pousse cette sorte de frite géante rose sur un tapis. Je dois m’en saisir pour la ranger dans une étagère de cinq étages. Le plus dur, c’est de placer cette masse carnée à l’étage le plus haut. Sans technique, sans préparation, on en a le souffle coupé. Sans avertissement, on oublie aussi de mettre un tablier. J’ai passé près d’une demi-heure à porter de la viande agglomérée tout juste sortie d’un jus visqueux. Mes vêtements sont mouillés sur les bras et le haut de mon corps. Je me rendrai compte en rentrant le soir, l’odeur qui reste sur la peau et le t-shirt est infecte.
Première pause, aux alentours de 16h30, et première erreur. Je sors avec mes bottes, mon pantalon et ma veste de travail. À peine la porte ouverte, un homme assis et fumant sa clope me fait signe de rentrer. Puis un autre précise : « Tu dois te changer ! » Je raconte la scène à deux autres fumeurs, un père embauché et son fils intérimaire. C’est son premier jour à lui aussi. Le paternel rit de ma connerie, « c’est le métier qui rentre », avant de déplorer : « Quand même, ils pourraient au moins faire visiter l’usine pour le premier jour… »
Le service le plus dur, où l’on garde du boulot
Dans la fumée des clopes grillées à la pause, les langues se délient. À l’intérieur, difficile de converser avec son binôme. Il y a d’abord le vacarme des machines, atténué par quelques bouchons d’oreilles en plastique bleu. Et puis l’effort physique empêche de parler. Deux jeunes ouvriers me parlent du service MSP « comme le pire de toute l’usine, avec le démoulage. »
À leurs côtés, un homme d’une vingtaine d’années, barbus aux yeux bruns, confirme : « En MSP, j’ai pas pu rester plus de deux semaines, à cause d’un problème que j’ai au tendon. Maintenant, je suis au découpage des saucissons, c’est plus tranquille. » À ses côtés, un autre intérimaire s’exclame : « C’est clair, la mise sous papier, c’est le goulag… Mais c’est la seule manière d’être sûr d’avoir du boulot à la semaine. Sinon, je me barrerais direct. »
Mal de dos et médicaments, comme une drogue
La pause est vite terminée. Le temps d’une cigarette, deux pour les plus gros fumeurs. Une demi-heure d’interruption, c’est peu lorsqu’il faut faire tout ce chemin pour sortir, en plus de se changer devant son casier, parfois en plein couloir. Je suis en train de mettre mes énormes bottes jaunes lorsqu’un ouvrier passe à mon niveau. C’est l’un des plus anciens. Quand il ne porte pas sa veste de travail, ce salarié d’Herta depuis plus de cinq ans arbore une large ceinture noire, avec des boutons, autour de la taille. Je lui demande à quoi elle sert. Il me répond d’abord avec cette bonhomie qui ne le quitte jamais : « C’est pour me faire exploser ! »
Puis il explique, plus sérieusement :
« J’ai porté n’importe comment ici, depuis des années. Puis, j’ai commencé à avoir mal à dos. Je ne pouvais même plus me brosser les dents, tellement j’avais mal. C’est pour ça qu’aujourd’hui, t’as vu, je ne porte plus. Je fais que conduire (le tire-palette, NDLR). C’est pour ça je dis toujours aux jeunes de faire attention comment ils portent. Un moment, je prenais même des médicaments, comme une drogue, j’étais obligé pour aller travailler. Alors j’en prenais un, à chaque fois avant de conduire. Puis, j’ai commencé à ne plus voir très bien. J’ai demandé à l’infirmière et elle m’a dit d’arrêter de prendre ce médicament. Mais j’étais obligé. J’ai un crédit à rembourser pour une maison que je construis. »
« Il faut pas t’en faire, tu vas avoir du boulot »
Ici, tout le monde a une raison de garder ce travail épuisant. C’est un quadragénaire qui était ferrailleur, jusqu’à ce qu’il perde son permis de conduire, donc son travail. C’est le cas d’un jeune père d’à peine 29 ans, qui élève seul sa fille, et qui compte les heures travaillées jusqu’à ce qu’il retrouve son droit au chômage. Ou encore d’un jeune homme qui attend de recevoir enfin sa prime pour les six mois travaillés à l’usine, récompense des méritants ayant trimé la moitié d’une année.
Lorsque les emplois du temps de la semaine prochaine sortent. Les intérimaires se retrouvent à plusieurs derrière la feuille de papier à scruter leurs horaires. Ils sont peinés pour moi lorsque je ne trouve pas mon nom sur le tableau, mais me rassurent : « Il faut pas t’en faire, si tu continues comme ça, tu vas avoir du boulot », « T’inquiète pas, ils vont t’appeler… » ou encore « le mieux à faire c’est d’aller directement chez Randstad, pour leur dire que tu veux du boulot. »
« Ne t’oppose jamais à un chef »
Par crainte de ne pas avoir de travail, ou de le perdre, les intérimaires d’Herta ne se permettent aucun écart visible par la hiérarchie. Au service MSP, comme au tri de la viande tout juste livrée, les salariés ne quittent jamais l’usine avant l’heure. Un vendredi, alors que tout le stock de viande a été trié et que le service se termine à 13 heures, j’entends un collègue qui me retient : « Il est 12h45. Ça fait un peu tôt pour signer au bureau, surtout que la cheffe est là. » De même, lorsqu’on termine son service à 22 heures, personne ne se présente à la pointeuse à 21h59.
Dans l’usine, il y a comme deux attitudes avec les règles. Lorsqu’un chef se pointe, elles sont respectées : désinfecter chaque nouvelle étagère remplie de viandes, ainsi que son poste de travail et ses mains ; ne pas conduire, ni même toucher, un tire-palettes sans autorisation. Mais toutes ces obligations et interdits tombent lorsque le supérieur hiérarchique n’est pas là, c’est-à-dire très tôt le matin, ou très tard le soir.
La crainte du chef perdure au-delà des murs. À l’entrée du bâtiment, là où les fumeurs passent leur pause, le passage d’un col blanc suscite toujours un « bonjour » poli, en face. Une fois entrés, supérieurs hiérarchiques et autres employés suscitent parfois de la défiance : « Faut se méfier des types en costume », me glisse un intérimaire, « ils peuvent te dénoncer pour un rien, genre là t’es pas à deux mètres de distance de moi. » Un autre collègue me prévient aussi : « Ne t’oppose jamais à un chef, même si c’est toi qui a raison, eux, à la fin, ils peuvent te virer. »
Un intérimaire : « On est pris pour des chiens »
Convaincue que les intérimaires accepteront le boulot à tout prix, l’entreprise d’intérim traite parfois ces intérimaires avec peu d’égards. Randstad se permet ainsi de ne pas prévenir quand un ouvrier est inscrit sur l’emploi du temps d’Herta. Lors de mon deuxième jour, lors d’une courte pause dans l’approvisionnement en jambon, je découvre par hasard au milieu de l’après-midi que je suis censé travailler le lendemain et le surlendemain. Personne ne m’a prévenu. Pas un appel de la boite d’intérim, ni de Herta.
J’en parle à quelques ouvriers lors d’une pause. Ils ne sont pas étonnés. L’un d’eux me raconte une autre déconvenue, bien plus inconfortable :
« Un matin, je suis arrivé à 6 heures dans l’usine et là, on m’a dit que mon shift avait été déplacé. On m’a demandé si Randstad m’avait prévenu. Ben non, aucun appel, même pas un message ou un mail. Et ensuite Randstad nie, dit qu’on nous a appelé… Mais tout le monde s’en fout, ici on est pris pour des chiens de toutes façons. »
Dernier jour chez Herta, un lundi, je passe récupérer une surblouse à la lingerie. La dame qui y travaille est d’une gentillesse à toute épreuve. Pour chaque ouvrier, elle a un petit mot doux, « mon lapin », « ma belle ». En toquant à sa porte peu après 6 heures, je m’étonne de l’avoir toujours croisée, peu importe l’heure à laquelle j’ai travaillé (6h – 14h ou 14h-22h) : « Vous ne vous arrêtez jamais ? » Elle acquiesce, en précisant qu’elle travaille parfois « bénévolement ». Je lui souhaite alors d’avoir une journée tranquille, mais elle pressent une journée stressante : « Aujourd’hui encore, on reçoit plein de nouveaux intérimaires… »
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